Refus d'obtempérer : un tué par la police, et quelques conditionnels
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Refus d'obtempérer : un tué par la police, et quelques conditionnels

Plus distants, les médias relaient toujours la communication policière

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"Ce matin, à Nanterre, un ado de 17 ans a été tué par un policier. La vidéo qui circule est terrible et sans équivoque : il s'agit d'un meurtre, écrit sur Twitter la journaliste Sihame Assbague ce 27 juin à midi. Et contrairement à ce que les médias répètent en boucle depuis des heures, le policier n'était ni en danger ni devant le véhicule." Sur cette vidéo, l'on observe deux policiers situés à côté d'une voiture, qui tiennent le conducteur en joue de part et d'autre de sa portière. L'on entend, selon Sihame Assbague : "Tu vas te prendre une balle dans la tête." La voiture bouge, un coup de feu est tiré. Changement de plan, la voiture est accidentée. "Je ne sais pas ce qu'il a fait, mais c'est fini", entend-on dire l'autrice de la vidéo, diffusée à 10 h 26 sur son compte Twitter (et authentifiée par Libération). Pourquoi l'a-t-elle directement publiée sur un réseau social ? "La jeune femme qui a filmé et diffusé cette vidéo m'a indiqué qu'au début elle ne comptait pas du tout la publier, indique Sihame Assbague. C'est en voyant le décalage entre la version donnée par les médias et ce qu'elle avait vu de ses propres yeux qu'elle a décidé de la poster sur son compte Twitter."

Comment présenter une version policière ?

Reprenons le fil des informations données par les médias depuis ce matin, et ce jusqu'à 14 h 30 – tâche moins facile qu'il n'y paraît quand la majeure partie des rédactions modifient les textes déjà publiés plutôt que de créer de nouveaux articles. Tout commence par un site web bien connu des asinautes, Actu17, le média préféré des policiers : à 9 h 53, son rédacteur en chef Stéphane Cazaux (décrit comme un ancien policier par plusieurs fait-diversiers) publie une brève titrée "Nanterre : un conducteur mortellement blessé par le tir d'un policier lors d'un refus d'obtempérer". Cazaux indique, au conditionnel, qu'un homme "aurait foncé sur les forces de l'ordre alors qu'il faisait l'objet d'un contrôle"

L'information ne reste pas exclusive longtemps. À 10 h 09, le Parisien publie lui aussi une brève. "Un agent aurait fait feu alors que ce conducteur d'une Mercedes lui aurait foncé dessus, selon une source policière", indique le quotidien, lui aussi au conditionnel, et en mentionnant l'origine des informations. Trois minutes après, RMC se contente du conditionnel : "Un policier a ouvert le feu sur un conducteur qui aurait foncé dans sa direction après avoir refusé d'obtempérer." La dépêche de l'AFP (ici chez Mediapart) mentionne ses "sources policières", mais relaye les éléments sans conditionnels (le Monde en rajoute en réécrivant la dépêche). France 3 Île-de-France aussi réécrit le texte de la dépêche : "Ce matin à 8 heures à Nanterre, suite à un refus d'obtempérer un policier a fait usage de son arme sur un véhicule qui lui fonçait dessus, indique une source policière". "À la vue de motards de police, le conducteur s'est d'abord arrêté, avant d'accélérer en leur direction", préfère la Dépêche – qui remplace les "sources policières" par "selon les premiers éléments de l'enquête"

Cascade de changements et opacité médiatique

La vidéo, accablante pour le récit policier propagé jusque-là, est alors postée sur Twitter. Les articles sont réécrits sans signaler la nature des mises à jour. Chez Actu 17, un homme qui "aurait foncé sur les forces de l'ordre alors qu'il faisait l'objet d'un contrôle" devient "il a soudainement redémarré alors qu'un policier était à son contact" à 13 h, puis "il a brutalement redémarré, alors que l'un des deux policiers était collé au pare-brise de la voiture" à 14 h 42. "Un agent aurait fait feu alors que le conducteur d'une Mercedes lui aurait foncé dessus, selon la version policière. Mais des images de la scène, diffusées sur les réseaux sociaux, montrent que l'adolescent n'aurait pas mis en danger la vie des policiers", résume plutôt le Parisien à 12 h 11, avec un double conditionnel. Aucun des deux médias ne décrit la vidéo à cet instant. 

Mais à 16 h 52, le Parisien met de nouveau à jour, et écrit : "Les circonstances du drame sont encore floues alors qu'une vidéo contredit la première version des policiers". En décrivant cette fois-ci la scène : "Le policier qui a ouvert le feu n'était pas positionné devant le véhicule récalcitrant, comme initialement rapporté par la police, mais au niveau de la portière avant gauche. Sur ces images, on peut voir le fonctionnaire braquer le conducteur avec son arme de service, avant de faire feu à bout portant quand le véhicule redémarre en trombe." Dès le début d'après-midi, la version modifiée de l'article de France 3 exposait : "Une vidéo [...] montre deux agents de police des motards  en train de contrôler le conducteur d'une voiture jaune. L'un des deux se tient debout au niveau du conducteur et pointe son arme à bout portant en direction de l'automobiliste. Lorsque ce dernier redémarre, le policier, qui est toujours sur le côté du véhicule tout près du conducteur tire."

Pendant ce temps-là sur BFMTV

Sur le site web de BFMTV à 10 h 26, la cheffe du service police-justice, Cécile Ollivier, évite le conditionnel, comme elle l'avait déjà fait à Stains en 2021. Par contre, contrairement à sa couverture écrite de Stains, elle mentionne plusieurs fois ses sources (policières) dans le texte : "Selon les informations de BFMTV de sources policières, les faits se sont produits ce mardi matin à 8 h 16 avenue Joliot-Curie à Nanterre. Un véhicule Mercedes a refusé d'obtempérer. D'après les éléments fournis par une source policière, un fonctionnaire de police s'est placé à l'avant pour le stopper, le conducteur lui a alors foncé dessus. Le policier a fait usage de son arme et a tiré une fois."

L'article est ensuite mis à jour (sans que ce ne soit précisé), pour ajouter que la version policière est "partiellement contredite par une vidéo". Une vidéo ainsi décrite, sans autre commentaire : "On y voit un véhicule à l'arrêt, contrôlé par deux policiers, placés sur le côté du véhicule. L'un d'eux sort son arme. La voiture redémarre et le policier, qui se trouve toujours sur le côté du véhicule, semble tirer un coup de feu en direction du conducteur.."

À l'antenne de BFMTV 20 minutes plus tard (seule chaîne info à évoquer les faits avant 14 h), Ollivier reste sur la même ligne que dans son article tel qu'initialement publié, sans mention de la vidéo alors déjà postée sur Twitter. "Selon des sources policières qui devront être confirmées par l'enquête, ce véhicule, des policiers ont essayé de le contrôler […] parce qu'il venait de commettre plusieurs infractions au code de la route, et, selon la version des policiers, le conducteur a foncé sur un policier qui tentait de l'arrêter, ce policier a sorti son arme, a tiré une fois et ce véhicule est allé s'encastrer dans un poteau." Sur plus de la moitié de l'écran s'affiche, dans l'ordre et accompagné d'un (petit) encart "source policière", toujours sans conditionnel :
"- Ce matin 8 h 16, refus d'obtempérer d'une Mercedes de couleur doré.
- Un policier se met à l'avant pour le stopper.
- Le conducteur lui fonce dessus, le policier tire une fois."

La seconde séquence passe à 13 h 49. Une journaliste en duplex de Nanterre y montre la grand-mère de l'adolescent tué déplorer sa mort. Puis, pour la première fois à l'antenne, évoque les images. "Outre la famille, outre la grand-mère […] on a vu aussi d'autres habitants qui nous disaient que pour eux ce jeune homme avait été mis à mort et tout ça en fait à cause d'une vidéo qui a circulé sur les réseaux sociaux." Elle entreprend alors de la décrire : "On voit, en fait, une situation pas très claire, des policiers qui sont plutôt sur le côté du véhicule, et lorsqu'il redémarre, il n'y a pas de policier devant le véhicule." Mais elle n'exprime pas explicitement à quel point les images de cette vidéo infirment complètement les informations issues des "sources policières" de la chaîne. 

À 17 h 22, face à l'avocat de la victime, Olivier Truchot demande – sans craindre l'indécence – de "penser à la sincérité de ces policiers qui peut-être, se sentaient menacés par ce véhicule qui les avait coincés, en quelque sorte, contre le mur". Et tient à rappeler que le conducteur "avait pris un risque en refusant d'obtempérer", qu'il "était très défavorablement connu des services de police et de justice". "Ça ne justifie en rien, bien sûr, sa mort", poursuit-il. Ouf ! Quelques minutes plus tard autour du plateau, Alain Duhamel, Roselyne Bachelot et le consultant ex-policier Bruno Pomart font assaut d'excuses envers les policiers.

En (léger) progrès, peuvent mieux faire

Que tirer de cette énième séquence médiatique où la version policière est relayée par les médias, puis contredite par une vidéo incontestable ? D'abord, une légère amélioration sur BFMTV, souvent la première chaîne de télévision à couvrir ce type d'affaires. Pas de syndicalistes policiers traités avec révérence en plateau dès les premières heures, et des mentions multiples de la source policière. Même si le conditionnel reste absent des informations données malgré une fiabilité, disons, sujette à caution. Et que les débats qui suivent ces premières heures témoignent toujours de la prédominance de la défense de la police quelles que soient ses actions. Côté presse écrite, on constate un usage de plus en plus systématique du conditionnel, du moins cette fois-ci. Et la multiplication des incises précisant l'origine policière des éléments présentés (plutôt que les moins clairs "selon nos informations" ou "une source proche de l'enquête"). C'est un progrès.

Mais un progrès timide. Comment ne pas imaginer ce qu'il se serait passé sans cette vidéo publiée à peine deux heures après les faits ? Pas besoin d'imaginer, à vrai dire, ça s'est produit à plusieurs reprises en 2022. Avec, à chaque fois, le même déroulé médiatique, le même relais de la parole policière – jusqu'à ce qu'une vidéo, quand il y en a une, vienne l'infirmer sans doute possible. Alors oui, il y a plus de formulations au conditionnel, et une meilleure transparence. Mais il y a, aussi, toujours cette idée qu'il est préférable de relayer une information fausse plutôt que de rater le train de l'actualité. En théorie, les journalistes finissent par écarter les sources qui fournissent des informations fausses à intervalles réguliers, ou par se méfier d'elles sur certains sujets. En théorie. Mais pas avec les institutions policières. 

Dans un bel ensemble, tous les médias concernés par cette recension ont d'ailleurs pris soin d'assurer que cet "individu" était "très connu des services de police", élément de contexte classiquement mis en avant par la police auprès des journalistes lors de violences policières. Après publication de la vidéo, certains médias continuent de mettre face à face les deux versions, comme si la vidéo se contentait de présenter "une version un peu différente" de celle de sa "source policière", écrit ainsi le Figaro sans oser nommer le faux qu'il a pourtant sous les yeux. 

Un face-à-face que l'on retrouvait dès les dépêches AFP d'ailleurs, à propos des raisons des tirs policiers en cas de refus d'obtempérer : "Autorités et syndicats de police attribuent le record de décès en 2022 à des comportements au volant plus dangereux, mais des chercheurs incriminent une loi de 2017 modifiant l'usage de leur arme par les forces de l'ordre." Des chercheurs spécialistes du sujet comme le directeur de recherche au CNRS Sebastian Roché, qui déplorait en 2022 auprès d'ASI l'opacité statistique des données du ministère de l'Intérieur (il est cité dans une autre dépêche AFP sur les refus d'obtempérer, diffusée au lendemain du drame). Ou Fabien Jobard, autre directeur de recherche au CNRS, rappelle Politis. Pour qui les médias devraient "s'écarter des versions préfectorales pour interroger les raisons de cette très forte augmentation de ce type de drame", et écouter les chercheur·es, "loin des cris de l'extrême droite sur une hausse de la délinquance et du nombre de refus d'obtempérer". Sauf qu'on ne voit pas vraiment un site comme Actu17 appliquer ces préceptes… et la course à l'actu fera le reste. 


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