Fraudes sociales : la grande foire au n'importe quoi
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Fraudes sociales : la grande foire au n'importe quoi

84 millions de cartes Vitales actives, 14 milliards d'euros de fraude aux "faux numéros" de sécurité sociale... ces derniers mois, les chiffres catastrophistes sur les fraudes sociales ont circulé dans les médias. Avec tout autant de fact-checkings nécessaires.

La France fraude la Sécu. C'est en tout cas ce que les médias rappellent régulièrement, avec le sujet complexe - et sans fin - de la "fraude sociale" (fraude aux cotisations sociales, aux prestations sociales, etc.). Exemple récent : ce 3 septembre, face à David Pujadas sur LCI, la sénatrice UDI Nathalie Goulet est venue briser le "tabou" de la fraude - mais sans chiffres. Celle qui est en charge, avec la députée LREM Carole Grandjean, d'une mission sur la fraude sociale, a donné une conférence de presse "d'étape", avant la publication fin septembre d'un rapport.

Pour raconter quoi ? "[Vous avez] établi qu'il y avait deux fois plus de cartes Vitale que de résidents français", s'alarme Pujadas. Pensez-vous : alors que l'INSEE ne recense que 67 millions d'habitants en France, le répertoire national d'identification des personnes physiques (RNIPP) en recense 110 millions, dont 84 millions de personnes "réputées en vie" (auxquelles ont donc été attribués des numéros de Sécurité sociale). 

Scandale et effroi : il y aurait donc deux fois plus de cartes Vitale que de résidents français - et donc, autant de cartes utilisées pour des fraudes ? Sauf que... non. C'est Goulet elle-même qui freine : "Il faut maintenant qu'on vérifie combien de ces cartes sont actives", explique quelques minutes plus tard la sénatrice face à Pujadas. Car des données, les deux parlementaires n'en ont pas encore de définitives - le rapport n'est attendu que fin septembre. 


Le Figaro et les "millions de zombies" de la sécu

Las : quelques médias ont décidé de jouer à l'alarmisme. "En France, 84 millions de cartes Vitales pour 67 millions d'habitants", titre Sud RadioL'Union choisit quasiment le même titre  : "Fraude sociale : 67 millions de Français, 84 millions de cartes Vitales". "De nombreuses personnes qui n'habitent plus en France conservent leur carte Vitale afin de se faire rembourser les soins effectués dans leur nouveau pays de résidence par la Sécurité sociale", insiste L'UnionDans un premier titre (depuis modifié), le site de France 2 s'alarmait aussi : "Pour l'administration, nous sommes 84 millions" (le titre est depuis devenu : "le rapport qui soulève des questions"). Le Figaro, lui, donne la parole au magistrat Charles Prats, spécialisé dans la finance (dont on va reparler), qui s'alarme sans exagération aucune : "Il existe des millions de zombies dans les fichiers de la Sécurité sociale !

Premier problème de ces affirmations alarmistes : l'Assurance-Maladie ne recense que 59,4 millions de cartes Vitale valides, rappelle Le Monde dans un fact-checking du 5 septembre. La députée LREM Carole Grandjean, qui co-rédige avec Goulet le rapport sur la mission, "ne se risque pas à évoquer des millions de cartes vitales de trop en circulation", pointe le quotidien. Qui ajoute : "La députée reconnaît ne pas être en mesure de fournir une estimation précise de la fraude sociale en France à ce stade", que ce soit le montant ou le nombre de personnes impliquées. 

Mais ce chiffre de 84 millions alors ? Dans un communiqué commun, cité par Le Monde, les organismes de Sécurité sociale et l'INSEE ont expliqué que ce fameux fichier RNIPP permettait de "certifier l'état civil de personnes nées en France ou qui y résident à un moment de leur vie". Ce qui explique le chiffre bien plus élevé que celui du nombre d'habitants : pour être effacé du fichier, il faut un certificat de décès. Or, il n'est pas rare que des personnes décédées à l'étranger n'aient pas fait parvenir de certificat à l'INSEE. Voilà donc pourquoi tant de noms se retrouvent encore recensés - comme l'expliquait également l'éditorialiste économique maison Emmanuel Lechypre sur le plateau de BFMTV face... à la sénatrice Nathalie Goulet, qui semblait s'emmêler les pinceaux. 


EN DÉCEMBRE DERNIER, LES 14 MILLIARDS DE FRAUDE AUX FAUX NUMÉROS

Ce n'est pas la première fois qu'est avancée l'idée d'une perte massive, voire faramineuse pour l'administration, due à l'obtention de numéros de sécurité sociale frauduleux. De fait, la mission de Goulet et Grandjean a été lancée après une autre polémique, autour du soi-disant montant exorbitant de la fraude sociale par des faux numéros de Sécurité sociale dans le fichier des personnes nées à l'étranger (Français ou non). 

Rembobinons. Nous sommes en décembre 2018, et le magistrat Charles Prats, anciennement en charge de la coordination de la lutte contre la fraude aux finances publiques (entre 2008 et 2012), se veut le "lanceur d'alerte" de la fraude sociale. Spécifiquement : de la fraude aux "faux documents". La thèse du magistrat, développée dans un long billet de blog hébergé par Mediapart : à partir d'une évaluation faite en 2011, l'administration aurait conclu à 10,4% de numéros attribués à l'aide de faux documents pour des personnes nées à l'étranger. Ce qui ferait, assure le magistrat, pas moins d'1,8 million de numéros frauduleux. En extrapolant "sur la base de la dépense moyenne de sécurité sociale", Prats conclut à un "enjeu potentiel" de 14 milliards d'euros.  

L'affirmation de Prats ne passe pas inaperçue. En plus de relancer un débat parlementaire - Goulet réclame depuis longtemps une enquête sur l'ampleur de la fraude sociale et reprenant à son compte les chiffres de Prats - l'annonce catastrophiste du magistrat s'est trouvée une place dans un certain nombre de médias. Une interview sur BFMTV, une autre sur Europe 1, une sur Sud Radio, où le magistrat développe sa thèse sans contradiction, un plateau consacré au chiffre dans la matinale de LCI... 

L'affirmation de Prats lui vaut aussi quelques articles. A l'exemple du site Capital, qui le 21 décembre, consacre un article sans recul au "coût exorbitant de la fraude aux numéros de Sécu". "Fraude sociale : un scandale d'Etat à 14 milliards d'euros ?" s'alarme de son côté le journal L'Opinion, qui évoque un "dossier explosif" : "Le sujet est connu depuis 2011 et pourtant rien ou presque n'a été fait". L'article donne bien la parole aux contradicteurs de la thèse de Prats, mais conclut que "la vérité est probablement entre les deux [camps]" et appelle à ce que la "lumière" soit faite sur le sujet. Le Figaro se demande lui : "L'Etat laisse-t-il passer des milliards d'euros de fraude aux prestations sociales ?" Mais relaie dans le même temps les réponses de l'administration qui tendent à dédramatiser l'affirmation de Prats.

Des extrapolations qui n'ont pas grand sens

Car assez rapidement, arrivent les fact-checkings de plusieurs médias : Franceinfo "débunke" une vidéo vue plus de 900 000 fois sur une page Facebook de Gilets jaunes qui reprenait l'affirmation, le JDD explique que "non, la fraude aux numéros de Sécurité sociale ne coûte pas 14 milliards d'euros par an" et Checknews y consacre un long article

Il en ressort que les bases même de l'affirmation de Prats sont erronées : en effet, les 1,8 millions de numéros soi-disant frauduleux (extrapolés depuis une évaluation de 2 000 dossiers effectuée en 2011) ne sont pas tous considérés comme frauduleux par la caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav), qui gère ces quelques 20 millions de numéros de sécurité sociale (dont certains sont inactifs). Ces dossiers "frauduleux" sont en fait ceux où des "soupçons des manipulations" ont été constatés, explique le directeur de la Cnav Renaud Villard à Checknews. Or, parmi ces "soupçons", il existe parfois des "simples anomalies" : une photocopie de mauvaise qualité, par exemple, ou un "document de naissance strié". Beaucoup, après vérification, sont donc considérés comme non frauduleux et régularisés. Ce que ne prend pas en compte l'extrapolation de Prats. 

Sans compter qu'obtenir un numéro frauduleux ne veut pas dire que l'on obtient automatiquement des prestations sociales, rappelle à Checknews le directeur de la Cnav. A l'inverse, des assurés possédant un numéro non frauduleux, peuvent aussi très bien frauder. Autrement dit, ce chiffre d'1,8 million ne correspond pas à grand chose, tout comme son extrapolation d'un coût à 14 milliards d'euros.

Estimation finale : 140 millions d'euros maximum

Mais le débat ayant été lancé, une première "mission d'enquête" a été lancée, menée par le président de la commission des affaires sociales, le sénateur Jean-Marie Vanlerenberghe. En juin dernier, la mission rendait un rapport estimant que les prestations sociales obtenues avec un numéro frauduleux par des personnes nées à l'étranger se chiffreraient entre 200 et 802 millions d'euros - renvoyant Prats dans ses cordes. On est en effet loin du chiffre de 14 milliards qui "était relayé depuis plusieurs mois", note à l'époque le site d'Europe 1, visant les réseaux sociaux et les Gilets jaunes... et oubliant qu'il a été l'un des premiers à le relayer.

Mais Prats ne disparaît pas pour autant du paysage médiatique. Lorsque le sénateur Vanlerenberghe rend ses conclusions intermédiaires en juin, le Figaro s'empresse ainsi d'interviewer... Charles Prats, qualifié de "magistrat lanceur d'alerte".

Et le 3 septembre, alors que Nathalie Goulet expose les conclusions provisoires de sa mission parlementaire, voilà André Bercoff (co-fondateur de la web-télé la France Libre, adepte de la retape des livres d'Eric Zemmour, et animateur régulier de Sud Radio) qui demande : "Je sais que vous n'avez pas donné de chiffres dans votre rapport, mais quand on parle de 14 milliards de fraudes à la carte, c'est totalement envisageable, normal ?". Réponse lunaire de la sénatrice : "C'était une évaluation sur un nombre de cartes qui était d'1,8 million, qui était un ancien rapport de 2011. Mais là on a dépassé le million huit." Des réserves apportées sur la fiabilité de ce chiffre, pas un mot. Ne reste que cette phrase de la sénatrice, à la limite du compréhensible, et qui semble mélanger la fraude aux faux numéros et la fraude sociale plus large.

Comme pour continuer à remettre en cause les rapports les plus alarmistes, la commission des affaires sociales du Sénat a publié un nouveau communiqué le 16 septembre pour réduire encore l'estimation de la fraude aux "faux numéros" de personnes nées à l'étranger : elle coûterait désormais entre 117 et 140 millions d'euros maximum. Bien, bien loin de ces 14 milliards lancés presque dix mois auparavant, et qui continuent pourtant d'apparaître épisodiquement. 

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