"Blast", où l'on souffre de l'info
enquête

"Blast", où l'on souffre de l'info

La devise "le souffle de l’info" et les valeurs sociales de la webtélé semblent loin de ce qui se passe en interne

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D’après nombre de celles et ceux qui y sont passé·es, les pratiques de la webtélé marquée à gauche sont aux antipodes des valeurs prônées dans ses contenus. La moitié des membres fondateurs·rices du projet sont parti·es, ont été placé·es en arrêt maladie, ou licencié·es, sur fond de management brutal. La médecine du travail a lancé une alerte pour risques psychosociaux. Une quinzaine d’ancien·nes et actuel·les de l’équipe témoignent, quasi unanimes. Face au déni de la direction, qui dément ou minimise les faits.

La promesse était-elle trop belle ? Un média indépendant accessible gratuitement en ligne, mêlant vidéos et enquêtes, entretiens et décryptages quotidiens. Le tout avec un prisme social, dans une équipe menée par Denis Robert, journaliste de renom, connu pour avoir révélé l'affaire Clearstream. Et tout ça, sans proximité affichée avec un parti politique – là où le parfum insoumis collait à la peau du Média. Ce devait être ça, Blast. "Le souffle de l'info", comme dit sa devise. 

Deux ans et demi plus tard, c'est aussi une rédaction minée par la souffrance au travail. Un tiers des salarié·es du conseil d'administration sont parti·es, ont été licenciés ou placé·es en arrêt maladie, pour cause professionnelle ou "syndrome anxieux avec attaques de panique". Ce qui, outre Denis Robert, ne laisse qu'un journaliste dans l'instance de neuf personnes à la base. Six des onze membres fondateurs·rices, d'après la liste fournie par l'ex-représentant syndical de Blast, ne sont plus dans la rédaction, dont cinq en froid : licenciés, arrêté·es ou dégoûté·es par les pratiques internes de la webtélé. Au compteur, également, au moins trois dépressions. Une alerte de la médecine du travail pour risques psychosociaux. Et un dossier d'une centaine de pages prêt à être envoyé à l'inspection du travail.

Pour Arrêt sur images, une quinzaine d'ancien·nes et actuel·les membres de l'équipe témoignent. Sur une équipe de 24 salarié·es et une quinzaine de pigistes régulier·es. Le tableau qui ressort de leurs témoignages est celui d'un management particulièrement brutal et des pratiques à la légalité contestée. Certain·es ont requis l'anonymat total. Ils et elles seront ici désigné·es comme "collaborateurs·ices", afin de protéger leurs identités. La direction, elle, conteste ce tableau auprès d'ASI.

Après la publication du deuxième volet de cette enquête, la direction de Blast a publié un communiqué, d'abord sur Telegram, auprès de ses abonné·es et sociétaires. L'un des cofondateurs de la webtélé l'a reproduit en commentaire dans notre forum"Nous contestons intégralement et fermement cette «enquête» et son contenu", indique le document, qui dénonce un travail "à charge". "Nous répondrons à chacune de ces accusations aussi folles qu'infondées au plus vite. À Blast, nous avons l'habitude de lutter et prendre nos responsabilités. Chacun devra assumer les siennes." Le 29 juin, nous avons publié son droit de réponse

Démocratie factice

Allons-y crescendo. Sur le papier, Blast encourage l'exercice des contre-pouvoirs et le dialogue démocratique. À l'origine, le projet se voulait lui-même être un "espace de liberté" pour journalistes, assurait Denis Robert dans la campagne de lancement, juste après son départ du Média. Parmi les promesses : une gouvernance partagée grâce au modèle de la Société coopérative d'intérêt collectif (SCIC). Un fonctionnement fait pour cultiver un "alignement entre les valeurs des salarié·es et les valeurs de l'entreprise", expliquait encore une économiste dans une émission de Salomé Saqué il y a un mois. Version Blast, donc, cela devait théoriquement donner un fonctionnement collectif, social et inclusif. Ça l'est, sur le papier. Les statuts mentionnent, comme grandes valeurs cardinales, "la démocratie", "la capacitation de l'individu et l'augmentation de son pouvoir d'agir", "la prééminence de la personne humaine", "un sociétariat multiple ayant pour finalité l'intérêt collectif", "la solidarité", "la reconnaissance de la dignité au travail". Ces valeurs semblent cependant se cantonner au papier sur lequel elles sont couchées.

"Il n'y a quasiment jamais de vote. Le conseil d'administration n'exerce aucun contrôle sur les activités de la boîte, rapporte l'une de nos sources. C'est une caisse d'enregistrement des décisions de Denis." D'après plusieurs comptes-rendus de conseil et de réunions, l'arrivée de nouveaux sociétaires a bien fait l'objet de votes. Mais ce n'est pas le cas des grands projets comme Les Marioles, ou la présentation d'un nouvel organigramme interne. Ceux-là sont simplement annoncés par Denis Robert. "Les décisions sont prises en conseil restreint, un comité de direction informel dont la composition varie selon le bon vouloir de Denis Robert", ajoute un salarié dans le dossier adressé à l'inspection du travail. Ce même récit revient dans plusieurs témoignages concordants. "Le conseil d'administration vote les grandes orientations stratégiques, pas l'éditorial", répond à ASI la rédactrice en chef Soumaya Benaissa. Quelles sont ces orientations stratégiques ? "Les choix financiers." Sans inclure les licenciements et recrutements.

Cet "espace de liberté" que prétend incarner Blast dispose-t-il au moins d'une Société des journalistes, instance garante du "respect de la déontologie", de l'"indépendance" et du "pluralisme" de la rédaction ?  En avril 2022, l'ancien rédacteur en chef politique, Serge Faubert (depuis licencié) a proposé d'en créer une. Denis Robert lui a répondu que c'était prévu, à l'initiative de la chefferie (contre-pouvoir s'il en est), selon un compte-rendu de réunion qu'Arrêt sur images a pu consulter. Un communiqué intitulé "Déclaration des journalistes de Blast", confirmait que la discussion était ouverte. Un an et deux mois plus tard, il n'en existe toujours pas. "C'est aux journalistes de la faire, rétorque - avec justesse - la rédactrice en chef. Ils sont en train d'en parler, mais pour moi elle n'est pas forcément pertinente en ce moment car on est peu nombreux, qu'on est un média indépendant et qu'il n'y a aucune pression". Le Rapport de gestion 2022, transmis aux sociétaires de Blast mi-juin 2023, rappelle que Blast est "un projet coopératif d'utilité sociale". Il compte un chapitre "bilan social", et un autre sur les "risques et incertitudes". Aucune de ces sections n'informe cependant les sociétaires de l'alerte pour risques psychosociaux envoyée par la médecine du travail.

Ultime maillon de contre-pouvoir possible : Blast compte une section syndicale. D'après le même compte-rendu, Denis Robert en a cependant reproché la création à l'un de ses anciens membres. "Un syndicat dans une boîte qui démarre, quand même ! Si on était cinquante, je ne dis pas…", cite le document. Trois des quatre membres de la section ont quitté la rédaction, tous en raison de désaccords avec la direction. L'un d'eux, Adrien Colrat, ex-graphiste (il vient de partir), était le représentant syndical. Dans le dossier préparé pour l'inspection du travail, il témoigne. "Dans le cadre de mes fonctions, écrit-il, j'ai été systématiquement confronté à la mauvaise foi et à l'agressivité de Denis Robert et de la direction, une attitude qui a rendu très difficile et pesant l'exercice de mon mandat."

Des salarié·es qui n'ont qu'à "bosser la nuit"

Montons d'un cran. En revenant sur les bases même du code du travail. En matière d'horaires, d'abord. Exemple. Lorsque le producteur et réalisateur (Thomas Bornot) prévient le directeur des programmes de Blast (Mathias Enthoven) que le graphiste (Adrien Colrat) ne pourra pas livrer un générique vidéo à temps. Enthoven suggère, à l'écrit, d'embaucher un apprenti… ou que Colrat "bosse la nuit, comme moi". Il poursuit. "Le reste je m'en fous à vrai dire. Je prends pas de récup non plus ou quasi pas. Il n'a qu'à pas en prendre non plus tant qu'il n'a pas fini." Thomas Bornot lui rappelle "l'épuisement des équipes", le sous-effectif, le fait qu'un collaborateur fait par exemple "la musique sur son temps libre gratuitement", et suggère une réunion pour s'entendre. Réponse d'Enthoven : "Tu es à côté de la plaque et tu mélanges tout […] je sais quand on se fou (sic) de ma gueule et quand on a le temps ou pas de faire un truc". Dans un autre message, il propose de "ramener" un nouveau directeur artistique "bénévolement". C'était un "copain à nous", se justifie aujourd'hui Mathias Enthoven auprès d'ASI. "J'ai juste proposé de manière ponctuelle de ramener ce grand réalisateur télé pour qu'il puisse réfléchir avec nous à la manière dont on allait tourner."

Envoyer des messages ou même des SMS sur le portable personnel des équipes après 23 heures ne pose pas non plus de cas de conscience à la direction, d'après plusieurs exemples consultés par Arrêt sur images. Un collaborateur anonyme a signalé dans un mail à la direction avoir reçu des messages à deux et trois heures du matin. Il nous a confié que la première année, en plus, il finissait "régulièrement à une heure ou deux heures du matin". Auprès d'ASI, Denis Robert soutient : "Le directeur des programmes - Mathias Enthoven - travaille beaucoup la nuit, mais c'est le seul." Et poursuit : "L'actualité ne s'arrête pas à 18 h." À ASI, Enthoven explique travailler la nuit parce qu'il reçoit les textes sur lesquels travailler "à 17 h" et qu'il doit agir "avant que le monteur commence à travailler dessus le lendemain matin". L'excuse pour les autres ? Les salarié·es sont embauché·es en "forfait jour", et non aux 35 heures. 

"Le forfait jour permet de demander à ce que tu sois disponible en théorie n'importe quand, à partir du moment où tu travailles l'équivalent d'un certain nombre de jours dans l'année", explique un autre ancien. Pour la rédactrice en chef de Blast, c'est une forme de liberté : "Chacun gère son temps comme il veut", pointe Soumaya Benaissa. Ce mode de fonctionnement a fait l'objet d'un accord d'entreprise soumis à référendum, précise à ASI l'un des avocats (et sociétaires) de Blast, Raphaël-Antony Chaya. "À la fin de l’année on a des entretiens pour estimer avec notre direction si ça se passe bien", renchérit Mathias Enthoven. "On ne «flique» personne", conclut Denis Robert : "On essaie de faire en sorte que personne ne travaille sept jours de suite", poursuit-il en assurant que "tout le monde préfère les contrats jours". Lorsqu'il était au Média, Denis Robert était lui-même embauché en forfait jour. Lors de son licenciement, Élise Van Beneden, cofondatrice de Blast, alors avocate de Denis Robert, avait alors elle-même… dénoncé ce "contournement évident des 35 h" par ailleurs "non conforme à la Charte des Droits sociaux".

Licenciement en arrêt maladie

Notre ancien salarié poursuit. "Pour Denis, journaliste, ce devait être un job 24 heures sur 24. Il disait que si on voulait prendre des vacances, il fallait aller bosser dans des boîtes du Cac 40." Même les chroniqueurs·euses extérieur·es remarquent les pratiques brutales de la rédaction, et la sensation d'être corvéable à merci. Comme la politiste Virginie Martin, qui s'est étonnée publiquement de n'avoir plus aucune nouvelle du jour au lendemain, du média pour lequel elle travaillait. D'après les vidéos de Blast, il est pourtant "urgent de travailler moins", de "s'émanciper de la valeur travail" et de faire attention au "piège des métiers passion" tels que : "journaliste"

La direction de Blast n'a pas peur, non plus, de licencier un salarié en plein arrêt maladie. Un arrêt pour un "syndrome anxieux avec attaque de panique", certificat médical à l'appui. Selon le principal concerné, Thomas Bornot, remercié en novembre 2022, ces attaques sont imputables à son travail. À l'occasion d'un premier arrêt maladie quatre mois plus tôt, il avait prévenu Denis Robert dans un mail de sa "grande fatigue liée au travail". Il avait été reçu plusieurs fois par la médecine du travail. Bornot affirme n'avoir pas été reçu par Blast en entretien préalable au licenciement, ni même convoqué. Il s'agit pourtant d'une obligation légale pour l'employeur – la direction affirme lui avoir transmis une lettre recommandée avec accusé de réception. "Je ne peux pas vous communiquer ce document car il fait partie du dossier personnel du salarié", indique l'avocat-sociétaire à ASI. Me Chaya nous confirme cependant que l'entretien préalable n'a pas eu lieu.

Bornot reçoit bien, par contre, un courrier de licenciement. Motifs invoqués : sa "désorganisation" et son "manque d'investissement personnel". Il lui est aussi reproché - sans faire le lien avec son état de santé - de n'avoir pas été joignable lors des trois jours précédant son arrêt, "indiquées comme des journées de travail complètes" sur son agenda. On lui reproche aussi, d'avoir, à cause de son arrêt, contraint la rédaction à "avancer la date de recrutement" d'un "CDD de quinze jours" (sic). Mais aussi, d'avoir été vu (selon des propos rapportés "par l'équipe", indique la lettre) en train de jouer de la musique dans un café pour la fête de la musique, sans préciser si cette scène a eu lieu ou non pendant les heures de travail. Pour Denis Robert, ces justifications avaient l'avantage de ne pas trop accabler Thomas Bornot. 

Tout pour payer moins de cotisations sociales

Plusieurs salarié·es ont fait les frais d'autres irrégularités. Blast leur a appliqué, sans leur consentement – pourtant désormais nécessaire, et, quoi qu'il en soit, généralement discuté – la "déduction forfaitaire spécifique" pour les médias : Blast déclare un revenu raboté de 30 %, et paie moins de cotisations sociales. Les salarié·es touchent donc un salaire net plus élevé à la fin du mois, tout en cotisant moins pour leur retraite ou en cas d'arrêt maladie. La pratique est décriée par les syndicats. De plus, alors que ce rabais n'est "pas applicable" aux cotisations chômage – dixit l'Urssaf et le Syndicat national des journalistes (SNJ) –, Blast leur a pourtant appliqué le même régime, selon les fiches de paie de plusieurs salarié·es. Certain·es ont porté réclamation pour ces deux abus et ont eu gain de cause. "C'était une erreur", plaide auprès d'ASI la directrice administrative. Elle ajoute que tout était visible sur les fiches de paie. Blast a régularisé leur situation, mais leur demande de rembourser le trop-perçu – environ 1 500 euros par personne, d'après les témoignages.

Quant à Denis Robert, il touche une retraite, nous informe-t-il. Mais il est aussi payé en droits d'auteurs à hauteur de 6 600 euros par mois. En mars 2021 dans une vidéo-FAQ, il promettait de se salarier "en avril". "Un président de société ne peut occuper un poste de salarié en l'absence de lien de subordination", explique l'avocat-sociétaire, Me Chaya. C'est pourtant possible, par exemple en intégrant une prime avec cotisations sociales liée au mandat de président (c'est le cas chez ASI). Selon le SNJ, la rémunération en droits d'auteurs serait "illégale". "Ce mode de rémunération est plus avantageux pour l'employeur, car il aura moins de charges à payer", explique le syndicat.  Ce que confirme Me Chaya : "Un salarié, de toute façon, avec les charges, ça coûte beaucoup plus." Pour Denis Robert non plus, "il n'y a aucun problème déontologique. Les droits d'auteurs, c'est bien parce qu'il y a moins de charges mais je cotise quand même sur la caisse des auteurs.Quand il s'agit de tacler l'État qui "lorgne sur l'argent des salariés" et leurs cotisations retraite, ou de révéler la liste des parlementaires qui fraudent en matières d'indemnités, Blast est pourtant dans les starting blocks

Climat de peur

Crescendo, nous avons dit. Passons au volet humain, où le paradoxe le plus criant se loge. Dans la violence décrite dans une douzaine de témoignages : "insultes", "dénigrements publics incessants", "climat de terreur", "chef toxique", "agression", "c'est un ring de boxe", "on accusait sans cesse les gens d'être des incapables", "chef colérique", "culte de la personnalité", "la Terreur"... Dans Dépossession, recueil coédité par Blast, Denis Robert partage le témoignage de salarié·es abîmé·es par le monde du travail. Amère mise en perspective : en décrivant l'ambiance chez Blast, lors de nos interviews, deux collaborateurs·rices pleurent. L'un tremble. Une personne est principalement en cause : le directeur des programmes, Mathias Enthoven. D'après les témoignages, il serait surtout question d'emportements, voire de cris et d'injures. "J'ai plusieurs fois cru qu'il allait en venir aux mains avec des membres de l'équipe, il était incapable de se contrôler", se rappelle l'ex-chef politique, Serge Faubert. "Je le voyais engueuler l'une des cheffes et la rabaisser devant toute la rédaction, rapporte un ancien collaborateur. Lui dire qu'elle faisait du travail de merde." Elle est, depuis, en arrêt maladie de longue durée pour cause notamment professionnelle.

L'intéressé "récuse totalement" ces accusations de violence répétée. Mathias Enthoven reconnaît avoir pu s'énerver, mais à deux reprises "extrêmement circonstanciées". Et détaille : "Plusieurs personnes m'avaient appelé pour me dire qu'un salarié ne faisait pas son boulot. J'ai dit que j'en avais marre de travailler avec lui. Je n'aurais pas dû dire ça publiquement. Je l'ai fait parce que j'étais à bout." Il précise avoir "mis à disposition de l'entreprise l'intégralité des échanges professionnels" avec ce salarié et indique qu'il a rapidement été démis de sa fonction de supérieur hiérarchique dudit salarié. "À cette époque-là, je travaille six jours et demi sur sept, douze heures par jour, on manquait d'argent, et les personnes qui me mettent en cause sabotaient mon travail, soutient-il. C'est un écosystème pas évident."

La section syndicale tire la sonnette d'alarme quelques mois seulement après le lancement de Blast. La direction, dans un premier temps, réagit. Selon l'alerte syndicale, un salarié aurait fait l'objet de "violence verbale". Le document enjoint la direction à "prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salariés". Mathias Enthoven reçoit un blâme en novembre 2021. Mais le mal-être n'est pas uniquement lié au comportement d'Enthoven. Plusieurs monteurs et monteuses évoquent les conditions de travail. "On ne pouvait pas faire de bruit ni même aller aux toilettes, car les salles de montage sont derrière les plateaux." Denis Robert indique aujourd'hui que Blast cherche à déménager pour résoudre le problème. Lucie Dulois, ex-monteuse, se souvient : "Thomas Bornot était à bout de force. Tout le monde faisait des trucs hors de son domaine de compétence. Je me disais «heureusement que je suis freelance, car les autres sont dans un état catastrophique»."

Quelques nuances nuancées

Outre celle de la direction, trois voix nuancent le tableau. D'abord, celle de Paloma Moritz. Elle affirme n'avoir été témoin d'"aucune malveillance calculée de la part de la direction", qui est "surmenée" elle aussi. "Tout s'est monté très vite, tout le monde travaille beaucoup, il y a encore des progrès à faire sur l'organisation, ça crée inévitablement des tensions et du mal-être au travail pour certaines personnes." Si elle reconnaît "beaucoup" travailler, elle maintient : "J'ai l'impression d'avoir eu une écoute à ce sujet, notamment vis-à-vis de l'organisation. Parfois nous sommes aussi nos propres bourreaux malheureusement."

Ensuite, celle d'un salarié mandaté par la direction pour nous parler et "sauver les meubles" dans cette enquête, résume-t-il lui-même. Mauvaise pioche. Ledit salarié se dit "content de travailler chez Blast" et affirme n'avoir jamais subi de violence. Mais il souligne (longuement) le "déni de la souffrance des autres", le "harcèlement", selon lui, envers un membre de la section syndicale ("Denis Robert lui hurlait dessus à cinq centimètres du visage"), parle du "mal-être de certains alternants et stagiaires", ou des "remarques pas nécessairement élégantes sur des collègues" émises par la direction, "notamment sur les filles". Il accuse la désorganisation managériale. "Comme personne ne sait sur quoi tu travailles, tout le monde te demande du boulot tout le temps. Et tu te retrouves à bosser pendant le week-end et les vacances." Il précise tout de même que depuis qu'il a formulé ce dysfonctionnement d'agenda, les choses se sont améliorées pour lui.

Vient le dernier témoignage. Celui d'Olivier Jourdan-Roulot, chef des enquêtes. Il a insisté – avec pas moins de cinq textos – pour témoigner, après que la direction a eu vent de notre enquête et ouvert une cellule de crise. Il vient dans les locaux "une fois toutes les deux semaines", car il vit à Marseille. Mais il assure avec véhémence que tout va bien chez Blast"Il n'y a pas d'autorité dans cette boîte ! Les pigistes sont bien payés, mieux que la moyenne, et dans les temps. Il y a un respect total ! Je connais les trois personnes qui vous ont parlé", assène-t-il : "Elles sont instables psychologiquement. Bien sûr qu'elles craquent, ne tiennent plus." Son ton se fait menaçant. Il nous "prévient" qu'il faudra prendre nos "responsabilités" de "grande fille" si l'on laisse entendre qu'il y a des problèmes chez Blast. Il précise tout de même, fort de son expérience, que parfois, dans les médias, "on a besoin d'être un peu caporaliste". Le lendemain par SMS, il tient, dit-il, à ce que l'on sache que parmi les personnes qui ont quitté le navire, certaines ne travaillaient pas assez, contrairement à lui.

Audit organisé… par la direction

En mars 2022, la direction organise un audit interne. Un audit au cours duquel 22 salarié·es et dix pigistes ont pu faire part de leurs griefs… à la direction elle-même. Denis Robert plaide le manque d'argent. Les entretiens, menés par Denis Robert et d'autres membres du conseil d'administration, sont organisés en deux parties. D'abord, le témoignage lié à l'audit. Et directement après, l'entretien annuel de l'intéressé·e. "C'était très difficile de parler", résume une ex-journaliste, écartée depuis. "C'était le tribunal", lâche un autre ancien salarié. De nombreuses sources rapportent que la direction leur a demandé, lors de cet audit, "si Blast devait virer Mathias". Un piège, selon eux. "En réalité, interprète l'ancien salarié, ça voulait dire «si tu dis oui, c'est que tu veux être licencié, toi.»" Face à ASI, Denis Robert précise d'ailleurs que Mathias Enthoven est l'un de ses "copains". 

Selon une synthèse rédigée par la direction elle-même, plusieurs personnes ont tout de même su formuler leur mal-être. On y trouve des extraits de leurs propos, anonymes. Des retours positifs. Mais aussi beaucoup de SOS. "Je suis en souffrance" ; "Je ne me sens pas en sécurité avec certaines personnes de Blast" ; "J'ai du mal à avoir confiance en quelqu'un qui peut péter les plombs à tout moment". Le document signale "la menace (sic) d'une plainte déposée à la médecine du travail". Le fait que "des cris, du harcèlement et l'usage de drogue apparaît dans les locaux de travail". La direction de Blast propose, en retour à l'audit, de changer l'organisation des équipes. Elle insiste également sur le fait qu'existe, depuis la création de Blast, un Comité social et économique. 

Grâce au nouvel organigramme, Thomas Bornot perd sa compétence de producteur. Il n'est plus que réalisateur. Et, comme l'attestent plusieurs mails de protestations, il le vit mal. La directrice des abonnements apprend, la veille de son retour de vacances, qu'elle sera désormais subordonnée à un collègue proche de la direction. Pour la soulager, indique la direction. Trois mois plus tard, son nouveau supérieur renonce, et explique à la directrice : "Tu laisses entendre publiquement que ton état de stress est entièrement lié à Blast et à une surcharge de travail. Cela ne me semble pas correspondre à la réalité. Il me semble au contraire avoir essayé de délimiter tes missions pour que tu puisses retrouver un équilibre et mener à bien à terme l'ensemble de celles-ci. J'ai donc demandé à Denis de me décharger de cette responsabilité." 

À la suite de l'audit, Mathias Enthoven, lui, ajoute à sa casquette de directeur des programmes celle de chargé du développement. "Ça fait deux ans et demi que je suis courtois avec tout le monde", assure-t-il aujourd'hui. "J'ai accepté qu'on me change de poste, je n'ai officiellement personne sous mes ordres." Il souligne que les faits sont vieux et dit souffrir des tensions passées. "Peut-être que j'ai droit à la rédemption." La rédactrice en chef assure elle aussi que les choses se sont améliorées depuis la période de l'audit, notamment grâce à la création de l'organigramme : "C'est l'inadaptation qui crée de la souffrance", analyse-t-elle. "Les frustrations viennent de quelques personnes mais sont très rares", estime pour sa part Denis Robert. Il ajoute : "Je suis le boss le plus cool de la Terre." Un boss théoriquement au fait de ce que recouvre le "management toxique"

Journalistes terrorisé·es

Mais la violence continue. Après l'audit, à la suite d'un nouvel esclandre de Mathias Enthoven, Thomas Bornot prévient de nouveau Denis Robert. "Sa façon d'agresser les salariés en permanence", déplore-t-il à l'écrit, le "tue". La rédactrice en chef prévient elle aussi Denis Robert. "Denis, je récupère les ressentis de mon équipe et je sens que ça craque pour plein de raisons. Pas de production mais ailleurs", peut-on lire dans un message signé de son nom. Denis Robert répond qu'il est "rincé". Qu'ils en parleront plus tard. Le sujet se tasse. La direction a d'autres chats à fouetter. Une crise interne, en l'occurrence, qui se solde par le licenciement, en mai 2022, du chef politique, Serge Faubert. 

Arrêt sur images a pu retrouver des traces d'échanges avec la direction à ce moment-là. Lors d'une réunion, un salarié parle des "insultes" fréquentes. La directrice administrative fait mine de n'avoir jamais été prévenue : "​​J'en ai marre que l'on parle de ressenti de harcèlement alors que personne n'est jamais venu me voir. Est-ce que ces personnes sont venues vers nous pour nous donner des billes et qu'on fasse le nécessaire ?" Denis Robert soutient : "J'ai demandé que les personnes qui mettaient en cause Mathias me fassent une attestation parce qu'il pouvait être licencié." Mais, assène-t-il, "vous vous êtes dégonflés comme des baudruches que vous êtes"

Alerte de la médecine du travail

L'été passe. La médecine du travail convoque les salarié·es pour une visite de convention. Et se rend compte des dégâts. Plusieurs affirment avoir fondu en larmes immédiatement. L'un d'eux raconte ses vomissements après chaque journée de travail. Deux autres, leurs cauchemars liés à Blast. Les salarié·es enchaînent jusqu'à quatre rendez-vous avec les équipes de la médecine du travail et sont, pour certain·es, accompagné·es par des psychologues. Une alerte pour risques psychosociaux est envoyée à la direction en décembre 2022. Des "ateliers" sont organisés, par la médecine du travail, début 2023. Denis Robert n'y participe pas – il n'en avait pas le droit, répond-il aujourd'hui. À cette période, il chapeaute la publication de vidéos sur le "management violent" (dans l'administration fiscale). 

La médecine du travail a également proposé une médiation. Denis Robert regrette qu'il n'y ait "qu'une personne qui a demandé à y participer". Olivier Jourdan-Roulot, le chef des enquêtes venu à la rescousse de Robert, indique qu'il ne participera pas au prochain atelier de la médecine du travail sur les risques psychosociaux. "J'ai autre chose à foutre de ma vie", conclut-il son échange avec ASI. "On n'a eu aucune plainte à l'inspection du travail pour prétendu burnout, aucune saisine des institutions représentatives du personnel, aucun contentieux prud'hommal ou pénal pour harcèlement depuis le début, commente pour sa part l'avocat-sociétaire de BlastOn n'a rien à cacher. Quand les gens en veulent à quelqu'un, ils saisissent la justice."

Parfois, l'ironie fait rire. Dans ce dernier exemple, non. En novembre 2021, Denis Robert demandait dans un mail officiel à l'équipe de Blast de lui transmettre une lettre ("manuscrite") à son avocate dans le cadre de son procès contre le Média. Plusieurs salarié·es là-bas, résumait-il dans le message, "dressent un portrait (de moi) assez édifiant : harceleur, violent, sexiste, poussant certains salariés au suicide ou à la dépression, etc…" Il formulait alors un vœu. "Je vous demande simplement d'être sincère et de dire votre vérité." Sera-t-il prêt à entendre celle que certain·es formulent aujourd'hui ?

Dans le second volet de cette enquête, nous revenons sur l'historique de (nombreuses) crises internes opposant la direction à une grande partie de l'équipe. Dont certaines n'ont pas été sans conséquences éditoriales.


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