Des réunions en non-mixité aux barbouillages noirs d'acteurs blancs (ou "black face"), en passant par le statut des Noir‧e‧s dans les médias, les Noir‧e‧s aujourd'hui sont-ils toujours assignés au rôle de victime ? Rokhaya Diallo, autrice, réalisatrice, chroniqueuse au Washington Post, militante et voix de la cause des Noirs, des femmes et des femmes noires en France, est l'invitée de notre émission de la semaine, présentée par Daniel Schneidermann.
La discussion commence autour des réunions en non-mixité, au cœur du débat public ces dernières semaines à la suite de l'interview de la présidente de l'Unef, Mélanie Luce, par Sonia Mabrouk sur Europe 1 le 17 mars. "Est-ce que vous avez déjà tenu des réunions en non-mixité raciale, des réunions où les blancs sont exclus ?" demande Mabrouk. Luce répond que cela existe, mais qu'il ne s'agit pas de réunions où sont prises des décisions sur l'organisation de l'Unef.
Pour Rokhaya Diallo, Mabrouk ne semble pas considérer "scandaleux" qu'une réunion exclue les hommes, "alors que des réunions de personnes non-blanches, donc de toutes origines, au nom d'une expérience partagée, ce serait scandaleux." Elle se dit "tout à fait favorable" au principe de réunion en non-mixité, même si elle n'y a personnellement jamais participé. "Mais ces réunions, elles existent ?" demande Daniel Schneidermann. "A l'UNEF, elles ont lieu deux fois par an, et aucune décision stratégique n'y est prise. Elles concernent les gens qui vivent le racisme. Vient quiconque se sent concerné" . Elle prend un exemple : sa présence, en tant qu'hétérosexuelle, pourrait être "malvenue ou indécente" à une réunion réservée aux lesbiennes, alors "qu'il existe des manifestations, des réunions publiques où on peut les soutenir". "Plein de gens n'auraient jamais mis un pied à ces réunions si elles leur avaient été ouvertes," remarque-t-elle.
l'Automobile Club, club non-mixte
Mélanie Luce se définit comme "racisée", ce que Rokhaya Diallo explique en précisant : "Elle a vécu le fait de ne pas être blanche." Diallo rappelle que Le
New York Times détaillait les origines de Luce, dont l'un des parents vient des Antilles et l'autre est blanc, juif ashkénaze.
"Néo-gauchiste", "indigéniste", "communautariste", "apartheid", voire même "Ku-klux-klan" : les adjectifs se bousculent dans la bouche des critiques de l'antiracisme politique. Jean-Michel Blanquer assimilait les réunions non-mixtes au "fascisme". Diallo répond que "l'apartheid, la ségrégation, sont déterminés par les États qui privent leurs citoyens de droits" or il n'y a "pas d'État en France qui prive les Blancs de quoi que ce soit". Devant l'extrait d'une interview de Manuel Valls qui regrette un système où seuls les concernés pourraient débattre de leurs problèmes, elle réplique qu'au contraire, "on peut organiser des manifestations, des réunions publiques" et rappelle que "la non-mixité, c'est un outil de très longue date : le Mouvement de libération des femmes était organisé en non-mixité stricte, un outil pour les personnes opprimées". Elle mentionne notamment d'autres clubs en non-mixité beaucoup moins controversés, comme l'Automobile Club, un club parisien réservé aux hommes.
Rokhaya Diallo explique être souvent la seule non-blanche, et parfois la seule femme, parmi les invités d'une émission. "Sur ces plateaux, il m'arrive d'expliquer des choses qui ne sont vécues que par moi." Lorsqu'elle en parle avec son entourage, elle dit se tourner plus naturellement vers "d'autres journalistes non-blancs, qui vont immédiatement comprendre à quel sentiment je fais référence". "La non-mixité permet ça : aller beaucoup plus rapidement vers le partage d'expérience." Elle a créé le podcast Kiffe ta race, avec Grace Ly, où elle invite en immense majorité des personnes non- blanches.
"Ai-je le droit d'écrire cette chronique ?"
Dans les émissions auxquelles elle participe - 24h Pujadas
sur LCI, Touche pas à mon poste !
sur TMC, Qui va vous convaincre
sur BFM TV - sa parole, dit-elle, "est très respectée". En revanche, elle se souvient avoir participé à L'heure des Pros
(CNews), aux débuts de l'émission "il y a cinq ans" : "De devoir débattre avec les personnes autour de la table, mais en plus avec l'animateur, c'était trop violent pour moi. J'ai décidé de ne plus y aller parce que je ne me sentais pas soutenue par la personne qui modérait le débat."
Après le visionnage d'une interview d'Audrey Pulvar sur BFMTV, qui propose d'accueillir les personnes blanches dans un débat sur le racisme en tant que "spectateurs silencieux", Daniel Schneidermann se rappelle avoir été surpris par certaines réponses négatives à une chronique où il suggérait à Pulvar d'utiliser le mot "écouter" au lieu de "se taire". "En tant qu'homme blanc, ai-je le droit d'écrire cette chronique ?" se demande-t-il. Rokhaya Diallo explique qu'il lui est arrivé que certaines personnes blanches lui disent comment se battre contre le racisme. "C'est comme les hommes qui me donnent des conseils de féminisme, ça ne m'intéresse pas." Devant une interview de Laure Adler sur les réunions en non-mixité, Diallo souligne que le bon accueil de cette interview relève aussi du "privilège blanc" : "Moi, lorsque je défends les réunions non-mixtes, ce que certaines personnes croient décrypter derrière mes propos, c'est plutôt des choses de l'ordre du rejet de la France, de l'hostilité à la République."
Rokhaya Diallo, hétérosexuelle, est consciente de son privilège vis-à-vis de personnes LGBT+ : "Je ne vais pas me faire agresser si je prends la main de mon mari dans la rue, personne n'a manifesté contre mon droit au mariage, je n'ai jamais eu à m'interroger sur ma sexualité..." énumère-t-elle. "Oui, c'est un privilège : celui de ne pas avoir à penser à sa sexualité." Quand a-t-elle pris conscience de ce privilège ? Lors des manifestations contre le PACS, à la fin des années 1990, ayant été "très choquée", à ce moment et au moment de la célébration du premier mariage homosexuel à Bègles en 2004 par Noël Mamère et des "tombereaux d'injures" qui s'en sont suivis. "Je n'y pense pas tous les jours, je sais que je suis privilégiée mais quand je vis ma vie de femme hétérosexuelle, c'est tellement normal que je dois me faire violence pour me rappeler que c'est compliqué pour d'autres personnes." Elle rappelle avoir beaucoup d'autres privilèges : "privilège économique, privilège de ne pas être une personne trans...
souvenirs très racistes du Club Dorothée
Daniel Schneidermann l'interroge : personnage public, chroniqueuse au Washington Post
, se sent-elle encore "victime" ? En tant que femme noire, dans le Missouri à Ferguson, après la mort de Mike Brown, "lorsque la police a débarqué avec des armes de guerre, j'avais beau être française, je peux vous dire que je savais que j'étais noire", se souvient-elle. "Je savais très bien que j'étais en danger, comme tous les autres Noirs qui étaient là."
On discute ensuite de l'affaire Pépita. Si la cible de moqueries racistes et sexistes répond par une plaisanterie, la séquence est-elle toujours raciste ? demande Daniel Schneidermann. "Le racisme peut être perpétué par des personnes concernées par le racisme," rappelle Diallo. Et pourtant, à son époque, le jeu Pyramide n'était pas considéré comme raciste ! Mais déjà dans les années 1990, souligne Diallo, des gens "n'étaient pas à l'aise avec ce qu'il y avait sur leur écran. Seulement ils n'étaient pas visibles. Dans ma famille, j'ai souvent entendu des commentaires agacés de personnes noires contenues au rôle de pitres," dit-elle. Elle se souvient, en tant qu'enfant puis adolescente, avoir eu "des souvenirs très racistes du Club Dorothée", notamment des comédiens en "black face" jouant des "sauvages" : "Mon frère et moi, depuis notre domicile, on était choqués, mais en tant qu'ados de banlieue, on ne pouvait pas faire savoir notre mécontentement."
Rokhaya Diallo réfute l'idée que ces séquences font partie du passé : "Le racisme prend peut-être des formes plus subtiles, mais non, ce n'est pas derrière nous. Ni le racisme, ni le sexisme : Pierre Ménès a commis des actes d'harcèlement sexuel sur le plateau, et ce n'était pas en 1995." Daniel Schneidermann rappelle également que l'an dernier, sur le plateau de Quotidien
, l'ancien président Nicolas Sarkozy avait "formulé une sorte d'équivalence entre les singes et les Dix petits nègres d'Agatha Christie sans que personne en plateau ne s'en émeuve". Pépita, interrogée par TPMP
, récusait récemment toute critique de racisme ou de misogynie et disait : "Ces gens-là m'ont super-protégée." Rokhaya Diallo, alors impassible en plateau, explique : "Je savais qu'elle n'allait pas torpiller dix ans de sa carrière. Mais j'ai été surprise par le niveau de virulence, par sa colère." Elle ajoute ne pas "s'identifier" personnellement à Pépita : "Ce n'est pas quelqu'un que j'ai dans mes souvenirs." "Personnellement," ajoute-t-elle, "je n'accepterais jamais qu'on me traite de singe."
La chroniqueuse Charlotte d'Ornellas, dans L'Heure des Pros
, prétend qu'on a voulu "aller chercher du racisme" et "vouloir assigner la position de victime à quelqu'un [Pépita] parce qu'elle est femme, parce qu'elle est noire". Rachel Khan, ex-sportive de haut niveau et autrice (voir notre portrait), porte également ce discours. Daniel Schneidermann montre à Rokhaya Diallo un extrait d'une émission de 24h Pujadas
à laquelle elles participaient toutes les deux. Pour Khan, le mot "racisé" est "un mot qui nous sépare" : "Cette assignation-là, je la récuse," dit-elle. Pour Diallo, "racisé fait état d'un processus, et donc c'est un statut sociologique qui dit que des personnes, du fait d'un contexte donné, sont confrontées à des expériences de vie qui les racisent." Selon elle, "tout le monde est racisé : les Blancs sont aussi racisés, à leur avantage." Pour Daniel Schneidermann, c'est le signe qu'il faut abandonner le mot, ce à quoi Rokhaya Diallo répond qu'elle l'emploie "très peu" et lui préfère "personnes non-blanches".
Daniel Schneidermann aborde une question qui fâche : "Peut-on dire que Christine Kelly, dans l'émission d'Eric Zemmour sur CNews, joue un rôle de servante ?" Il fait référence à l'une de ses chroniques, où il analysait cette émission fondamentalement raciste et le rôle de "servante" de Christine Kelly, une femme noire qui "tente de dédouaner" la parole raciste de son présentateur-phare. Pour Rokhaya Diallo, "servante" est un mot sexiste : "Pour moi, ça renvoie clairement à la servilité des femmes noires pendant l'esclavage."
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