Déconfinement : vers le tracking à la française
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Déconfinement : vers le tracking à la française

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Les cartes de suivi du confinement publiées le 4 avril dans le JDD proviennent d'une start-up française, Geo4cast, spécialisée dans la géolocalisation. Un avant-goût de la stratégie gouvernementale ?

"EXCLUSIF. Respect du confinement : les Français se relâchent" ! Oui, vous - et vous aussi, là, en vélo dans la forêt départementale, en train de jouir d'un soleil interdit, le Journal du Dimanche vous a vus. Le Journal du Dimanche sait quels Français suivent les ordres et quels Français trichent, région par région, au point d'en publier des cartes le 4 avril dernier. Saisissantes, ces cartes, quand elles nous montrent en couleurs vives que oui, la troisième semaine de confinement a été celle du relâchement pour une partie des Français, irrésistiblement attirés par l'odeur du printemps. Le 26 mars, le trafic routier est inférieur à la moyenne, l'Hexagone est en vert, tout roule; le 2 avril, le trafic reprend de plus belle et la France du JDD se pare des couleurs flamboyantes de l'automne. Suffisant pour déclencher une vague d'articles, tout le week-end, sur le mode du "relâchement"- terme dont les requêtes Google ont d'ailleurs explosé depuis hier-, et tant pis pour les subtilités méthodologiques, comme le retour à l'emploi de certains secteurs qui pourraient fausser les données. Mais au fait, d'où viennent les données?

Selon le JDD, ces cartes illustrent "la courbe des déplacements en voiture de l’application Covimoov, qui, entre autres paramètres, calcule un taux de respect du confinement, sur la base de données issues de différentes applications pour smartphones, et par l’application elle-même." Une application de "tracking", comme on dit en ce moment au gouvernement -on préférera le moins glamour et plus concret "pistage"-, introuvable sur les plateformes habituelles (Play Store pour Android, App Store pour iOS). Normal : comme le rappelait le journaliste Olivier Tesquet, Covimoov n'est pas une "application" mais un outil, développé par la start-up française Geo4cast. Sa spécialité : l'analyse de grands volumes de données liées à la mobilité et aux transports, pour visualiser, prédire et optimiser les déplacements.  On retrouve sur son site la carte du trafic routier reprise par le JDD, dans une version bien plus précise : en Ile-de-France et autour des grandes agglomérations françaises, la carte interactive de Covimoov descend à l'échelle de la commune.

Le pistage à 5 mètres près

Outre Covimoov, qui a servi de base aux cartes du JDD, Geo4cast gère également Geo4track, un "kit de développement" (SDK) qui permet à n'importe quelle application de "récolter les données de géolocalisation de [leurs] utilisateurs  pour générer du revenu additionnel". En langage humain, on appelle ça un mouchard. Une méthode d'acquisition dont la légalité est contestée par les défenseurs de la vie privée, qui arguent que l'utilisateur ne consent pas spécifiquement à l'exploitation de sa position GPS lorsqu'il accepte les conditions générales d'utilisation (CGU).... d'une application -disons un jeu vidéo ou une appli de shopping en ligne - qui n'a rien à voir avec le déplacement.

En plus de cette source d'informations personnelles, Geo4cast peut également plonger dans les interfaces de programmation (API) de ses multiples partenaires dans le monde du transport (Air France, SNCF, RATP...) pour affiner ses modèles. Avec l'aide de l'assistant à la conduite Coyote (concurrent de Waze), Geo4cast peut par exemple traquer et visualiser les déplacements de 14 000 appareils pendant plusieurs jours dans la ville de Reims

Car Geo4cast fait aussi bien plus précis que ça. A l'occasion de la tournée chinoise de la French Tech en 2017, l'entreprise a par exemple pu analyser les comportements individuels à l'intérieur du métro de Pékin. Lors d'une présentation au groupe Rousselet (qui gère notamment les taxis G7) en 2018, Geo4cast démontrait sa capacité à suivre des voyageurs à la trace dans les aéroports de Paris, Milan et Munich, ainsi que de générer des "heatmaps" individuelles (qui permettent de savoir dans quelles zones les utilisateurs restent le plus longtemps). Sur son site, Geo4cast se targue d'une précision à 10-15 mètres, et 5 mètres lorsque l'individu pisté est à proximité d'une antenne-relais. Autres cas pratiques dénichés par le journaliste Olivier Tesquet : dans une vidéo de présentation de son service de "géolocalisation indoor", datée de décembre 2019, Antoine Couret, directeur de la start-up et fondateur de l'association Hub France IA, propose de pister les personnels d'entretien "afin de garantir qu'ils passent aux bons endroits". Dans une autre, il explique que "dans le contexte terrorisme" (sic), sa technologie "est embarquée dans l'application SNCF" pour "remonter en temps réel la position des gens en cas d'alerte". Surveiller, optimiser... de l'état d'urgence terroriste à l'état d'urgence sanitaire, il n'y a qu'un pas.

le pistage individuel, d'inimaginable a probable

A ce titre, l'article du JDD tombe à point nommé pour Geo4cast. Depuis fin mars et l'annonce du transfert de données téléphoniques d'Orange à la Commission européenne, le gouvernement a largement réévalué sa position au sujet du traçage individuel des malades, via une valse à trois temps médiatiques. Le 26 mars, le pistage "n'est pas la culture française", rassure Christophe Castaner. Lors de son audition le 1er avril, Edouard Philippe évoque vaguement l'idée d'un traçage sur base volontaire mais rappelle également que "ces dispositifs [de traçage] n'existent pas parce qu'ils ne seraient pas légalement permis". Le 5 avril, demi-tour complet de Castaner au JT de France 2 : "Je suis convaincu que si elles permettent de lutter contre le virus et si évidemment, elles respectent nos libertés individuelles, [le tracking] est un outil qui sera retenu et soutenu par l'ensemble des Français."

D'inimaginable au début de la crise sanitaire, la surveillance individuelle devient semaine après semaine plus concrète. D'autant que l'Italie, elle, est déjà en train de sauter le pas : 319 projets ont atterri sur le bureau du ministère de l'Innovation italien suite à un appel d'offres, et tout porte aujourd'hui à croire qu'une application "aura un rôle à jour dans la "phase deux" de réouverture graduelle", c'est à dire de déconfinement, affirme la RAI le 6 avril. On imagine que les start-ups hexagonales sont à l'affût d'un scénario de déconfinement similaire. Geo4cast place déjà ses éléments de langage : dans la dépêche AFP, largement reprise le 5 mars, on peut lire que contrairement à une autre application en développement, CoronApp, "Covimoov (...) beaucoup moins intrusive sur le plan de la vie privée, est également "prête", selon Antoine Couret, patron de Geo4cast". Prête à être déployée? Contactés, Couret et François Lainée, les deux gérants de la start-up, n'ont pour le moment pas répondu à nos sollicitations. Mais on retrouve Geo4cast et le service Covimoov dans la note parlementaire sur les différentes techniques de traçage rédigée le 6 avril par l'ancien secrétaire d'Etat au Numérique  Mounir Mahjoubi.

Le volontariat ou rien

Rappelons qu'en l'état actuel de la législation sur la vie privée numérique, le déploiement d'une application de pistage individuel n'a rien d'évident. Le 8 avril, dans une interview au Monde, Olivier Véran et Cédric O. ont annoncé le développement de "StopCovid", une application de traçage de contact basée sur la technologie Bluetooth. Prête dans quelques semaines, elle sera optionnelle et permettra à ceux qui l'ont installée de savoir s'ils ont croisé des personnes atteintes du Covid-19. A condition qu'une "masse critique" de la population (entre 25 et 60%, selon une étude relayée le 22 mars dans Science) installe le dispositif. Et c'est loin d'être gagné. Prenons Singapour, où à peine 1 habitant sur 6 a téléchargé l'application gouvernementale de pistage par Bluetooth lancée le 21 mars, nommée TraceTogether - pourtant porté aux nues par l'exécutif français pour sa conception plutôt respectueuse de la vie privée. Symbole de l'échec de la stratégie volontariste, le pays vient d'entrer, ce 7 avril, dans un confinement d'un mois.

Si les Français étaient réticents à télécharger une application de pistage, le gouvernement pourrait-il leur imposer ? Dans la foulée des déclarations du ministre de l'Intérieur, la présidente de la Cnil, Marie-Laure Denis, a tenu à rappeler au Monde deux conditions incontournables : "Pour le suivi individualisé des personnes qui ne reposerait pas sur le consentement, il faudrait, d’une part, une disposition législative et, d’autre part, que le dispositif soit conforme aux principes de la protection des données."

Et là encore, ça ne suffirait peut-être pas. Même si les autorités promulguaient une loi permettant d'imposer le "tracking" à la population, même si l'application était open source, basée sur la technologie Bluetooth et décentralisée (les données personnelles restant stockées sur les téléphones des utilisateurs), un tel système risquerait de contrevenir au Règlement général sur la protection des données (RGPD) européen puisque le consentement ne serait par définition pas "libre", rappelle la Quadrature du Net le 6 avril. Les décrets européens et les lois nationales supportent moins la contorsion que l'opinion publique.

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