Au "Monde", la pub des "partenaires" écrite par des journalistes
Des dizaines d'articles promotionnels chaque année
L'an dernier, le service culture du Monde avait a-do-ré l'installation de la Fondation Pinault à la Bourse de commerce à Paris. "Le milliardaire et collectionnaire (sic) français voit enfin son rêve de disposer d'un écrin parisien pour sa collection se concrétiser, avec la volonté de s'ouvrir à tous les arts et de mêler toutes les disciplines", louaient ainsi deux piliers du service le 20 mai 2021. Dans cet article flatteur, ils faisaient remarquer que la Bourse de commerce était "idéalement située". Même si "conclure que cette inauguration serait l'aboutissement triomphal de l'action de François Pinault serait aller trop vite", poursuivaient-ils, laissant l'ex-ministre de la Culture et proche conseiller du milliardaire, Jean-Jacques Aillagon, annoncer les futures expositions de la Fondation, à la Bourse et ailleurs. Cinq autres articles du même tonneau ont été publiés sur le site web du Monde, tous signés par des journalistes de la rédaction.
"À la Bourse de commerce, la collection Pinault est branchée sur le tempo du monde et le rythme des planètes", écrit une journaliste du Monde
. "Vous quitterez la Bourse apaisé, et peut-être même heureux", conclut un autre à la fin de sa critique (élogieuse) de l'exposition inaugurale. Le lecteur attentif pouvait remarquer une mention placée au pied de ces articles, grisée, d'une police plus petite que le texte : "Cet article fait partie d'un dossier réalisé dans le cadre d'un partenariat avec la Bourse de commerce-Pinault Collection." De la nature exacte de ce "partenariat", les lecteurs et lectrices du Monde
ne sauront rien. En réalité, la Fondation Pinault avait simplement payé un montant au journal (que l'on peut supposer conséquent, mais non divulgué) pour qu'il réalise un supplément de quatre pages, et que les textes qui le composent soient aussi publiés sur le site web du Monde. Selon une recension d'Arrêt sur images, depuis 2019, des centaines de contenus de ce type ont été publiés sur le site du Monde, fragilisant plus que jamais la "muraille de Chine" censée séparer la publicité et le travail de la rédaction.
Au service culture, les milliardaires bien reçus
François Pinault, qui contrôle le géant du luxe Kering, n'est pas le seul milliardaire ou grand groupe industriel féru d'art à se payer quelques pages écrites par le service culture du Monde. En 2019, la fondation de la famille Bettencourt, fondatrice de L'Oréal, souhaite mettre en valeur son "prix Liliane Bettencourt pour l'intelligence de la main", récompensant l'artisanat d'art. Cinq articles sont publiés, tous plus louangeurs les uns que les autres. "Cette distinction obtenue en 2013 a transformé sa pratique artistique", peut-on lire à propos d'une tourneuse sur métal. Un autre rappelle que "la Fondation Bettencourt Schueller célèbre au Palais de Tokyo, à Paris, du 16 octobre au 10 novembre, ses vingt ans d'engagement en faveur des métiers d'art".
La Fondation Louis-Vuitton, elle aussi, a voulu son supplément. Résultat : en 2018, un article sur chacun des artistes exposés, complétés d'une interview de la directrice artistique de la Fondation et du conseiller de Bernard Arnault (qui contrôle Louis Vuitton via LVMH) pour le mécénat. À l'époque, la Société des rédacteurs du Monde avait indiqué auprès d'ASI que le quotidien avait été rémunéré environ 40 000 euros. Sans oublier la Fondation Pernod Ricard, avec cinq articles pour mettre en valeur son déménagement dans l'entrée du siège du groupe de spiritueux en 2021. "Rapatrier sa fondation en son sein, c'est aussi une façon de renforcer une histoire de famille", note alors le Monde à propos de "cet espace flexible, pensé par et pour les artistes". Un autre article rappelle que "pionnier du mécénat privé, la Fondation Pernod Ricard a soutenu plus d'un millier d'artistes en vingt ans, s'imposant comme un acteur majeur de l'art contemporain". Publicité ? Non, "partenariat", est-il indiqué au pied de tous ces articles.
Le service culture assume
Le Monde bénéficie d'une charte publicitaire qui encadre aussi bien la publicité traditionnelle que les "contenus de marque" – le tout représentait 22 % des revenus du journal en 2020. Sauf que les articles évoqués ci-dessus, qui font pourtant l'objet d'une rémunération directe d'une société, d'une association ou d'une institution publique au Monde, soit à travers l'organisation d'un événement, soit à travers la publication d'un supplément, seraient, d'après le Monde, "des contenus journalistiques d'une nature totalement différente des «contenus de marque»". Certes, le thème de ces séries est "élaboré conjointement entre la rédaction et le partenaire", mais le journal explique que "les articles sont choisis, conçus et rédigés par les journalistes du Monde et ne sont pas soumis à la relecture des partenaires, qui n'ont aucun droit de regard sur les articles, les personnes interviewées ou le sommaire". Et n'ont donc pas à être soumis aux mêmes garde-fous que les contenus publicitaires ou de publicité native (le fameux "contenu de marque").
On peut donc trouver sur le site du Monde des éditoriaux, des articles, des tribunes et des interviews ayant cet étrange statut. "Plein d'institutions nous sollicitent pour des «quatre pages», ils financent, et nous décidons : je n'ai aucune pression et j'en refuse plein", assure auprès d'ASI le chef du service culture du Monde, Guillaume Fraissard. Il donne un exemple de refus : "Le Louvre à Abu Dhabi, il y avait des choses à raconter, mais qui ne pouvaient pas se faire dans le cadre d'un partenariat…" Et un exemple accepté : "L'exposition Morozov (partenariat avec la fondation Louis Vuitton, ndlr), on répond positivement, on fait notre «quatre pages», personne ne nous dit ce qu'on doit mettre dans le supplément, personne ne relit et personne n'intervient." Bref, aucun problème déontologique à l'horizon, vu que "de toute façon, on aurait consacré de l'espace à cette manifestation culturelle".
Il reconnaît, certes, que le festival de l'Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam) n'aurait probablement pas bénéficié de 17 articles en trois ans s'il ne payait pas, même si "c'est un festival qu'on aime bien et que les deux chroniqueurs musicaux soutiennent", précise le chef de service. "Quand on part du principe que de toute façon, un partenariat fait partie de l'économie d'un journal, la seule manière vertueuse de le faire est de laisser la main à la rédaction, estime Guillaume Fraissard. Du moment qu'on a la main, qu'on peut se réunir et se demander si on le fait, c'est un objet journalistique, qui a un statut particulier, mais ça reste un objet journalistique." En 2016, la Revue du crieur, dans une enquête fouillée sur les affres du journalisme culturel, citait pourtant un journaliste (anonyme) de la rédaction du Monde "choqué par la multiplication du procédé", et moins complaisant : "On est au-delà de la connivence."
Sociétés privées, institutions publiques aussi ont leurs pubs
Le service culture du Monde n'est pas le seul concerné par ces étonnants mélanges de publicité et de journalisme. Ainsi, les services Afrique et "cities" – subventionnés pour l'un par la fondation Bill et Melinda Gates (410 000 euros par an de 2014 à 2021), pour l'autre par de grandes sociétés comme Toyota ou Transdev – participent eux aussi à cette production promotionnelle réalisée par des journalistes du Monde. Fin 2021, l'Institut Veolia se paie quatre débats organisés par le Monde "sur l'urbanisation africaine et ses enjeux". Mais l'événement n'inclut pas que des débats : neuf contenus dédiés à l'avenir des villes africaines sont publiés à cette occasion, notamment à propos du recyclage, de l'accès à l'eau et de l'assainissement… soit les secteurs d'activité du géant français, très présent en Afrique. Le quotidien publie dans cet ensemble une vidéo tournée en Afrique du Sud à propos d'une usine de recyclage des eaux usées. Usine construite et gérée par Veolia. Sans doute un hasard !
Les grandes institutions publiques ont elles aussi compris comment mettre à profit ces "partenariats" très particuliers, à l'image de l'Agence française de développement (AFD) qui s'est offerte un "supplément" papier en juin 2021, doublé d'une version web de ces cinq articles écrits par des correspondants à l'étranger ou des envoyés spéciaux du Monde, autour d'actions d'éducation à la sexualité ou des programmes de réduction des violences sexuelles. Sur les cinq initiatives couvertes, deux sont directement financées par l'AFD, indiquent les articles, tandis que la mention du partenariat avec la même AFD ne figure qu'en toute fin des textes. Des mentions discrètes dont les recherches expérimentales menées aux États-Unis et en Allemagne ces dernières années montrent sans doute possible, expériences à l'appui, qu'elles ne permettent pas l'information du lecteur quant à la nature même de ces "partenariats".
Le Monde ne dédaigne pas non plus des publications dans lesquelles les élus locaux bénéficient de citations enjouées. En mars 2022, une série d'articles issue d'un forum de Popsu, un programme national de recherche sur la ville, proposait ainsi l'interview du président de Grenoble-Alpes-Métropole, l'ancien socialiste Christophe Ferrari. Ainsi qu'un article inspirant sur la manière dont Clermont-Ferrand "se réinvente", notamment grâce à sa transformation en métropole, "moment charnière qui a porté Olivier Bianchi, maire (PS) de la ville depuis 2014 et président de Clermont-Auvergne Métropole depuis sa création, à se tourner vers le riche terreau universitaire de sa ville, pour se forger une nouvelle identité", écrit une journaliste du quotidien. Ou encore un autre article tout aussi positif sur la manière dont à Toulouse, le maire LR Jean-Luc Moudenc "s'entoure […] d'universitaires pour traiter les grands dossiers".
Des promos acceptées par la rédaction du "Monde"
Comme le chef du service culture, la rédaction du Monde ne semble pas voir de souci éthique dans ces "partenariats" aboutissant à la publication, chaque année depuis 2019, de plusieurs dizaines de ces publireportages considérés comme des articles. La plus ancienne occurrence retrouvée par ASI
remonte à 2016, le journal précisant alors que les articles avaient été réalisés "en toute indépendance", mention qui n'a plus été utilisée. "Le partenariat est proposé au chef de service et au service concerné, le service décide : si on ne trouve pas ça bien, on ne fait pas. Le principe a été acté par le journal il y a quelques années, on a fait une règle là-dessus et ça nous convient", indique à ASI la journaliste et présidente de la Société des rédacteurs du Monde (SRM) Raphaëlle Bacqué. Elle signale qu'en ce qui concerne François Pinault, les partenariats avec le service culture ne l'ont pas empêchée d'enquêter à son propos.
"Ça ne nous conviendrait pas si les auteurs n'étaient connus ni d'Eve ni d'Adam, venus pour faire du contenu publicitaire payé. Là, ce sont des journalistes, capables de juger d'une œuvre d'art, ils trouvent ça bien ou pas et le font en connaissance de cause", juge donc la présidente de la SRM, en harmonie avec la direction du journal. "Les partenariats dans lesquels nous nous lançons ont la validation de la rédaction, ce sont des choses sur lesquelles nous avons un avis positif, il n'y a donc rien d'étonnant à ce que ces papiers disent du bien des spectacles", répond en effet lui aussi à ASI le directeur du Monde, Jérôme Fenoglio pour qui ces financements n'ont "strictement rien à voir" avec des contenus de marque. "C'est un fonctionnement très ancien, très en place : pour nous, c'est l'avis critique qui préexiste, et quelques fois, il y a un partenariat qui est conclu." Suggérant que l'initiative de ces articles enthousiastes... précèderait les partenariats.
En 2014, le comité d'éthique se posait des questions
Le fonctionnement économique et éditorial des "suppléments" du Monde posait cependant quelques problèmes à certains membres du Comité d'éthique et de déontologie du groupe Le Monde en 2014, lorsque furent examinés les partenariats et les mentions aux lecteurs (aucune information sur son travail n'est disponible après 2019, en violation de son règlement intérieur). Selon un projet de compte-rendu d'une réunion d'octobre 2014, que nous avons pu consulter, ce "fonctionnement très ancien" n'était alors pas accepté par tous comme allant de soi. L'un des journalistes du Monde présent au Comité suggérait alors qu'il soit indiqué que ce contenu avait "été financé par", avec "le soutien financier" ou "le concours financier", pour mieux informer les lecteurs. "Il ne faut pas dévaloriser l'article", répondait alors Gilles Van Kote, aujourd'hui responsable de la relation avec les lecteurs du Monde.
Dans ce projet de compte-rendu, Alain Beuve-Méry (petit-neveu du fondateur, journaliste au Monde
et alors président de la SRM) rappelait "l'importance économique pour le journal de ces suppléments", estimant que "ne pas les faire serait au détriment des lecteurs". Le représentant de la Société des lecteurs du Monde d'alors, Jean Martin, pointait cependant que "le fait que les journalistes du Monde participent à ces suppléments pose problème en créant un objet hybride". Et proposait donc : "Il serait préférable que le rédactionnel ne soit pas assuré par les journalistes du Monde et ainsi il s'agirait d'une publicité indiquée comme telle et il n'y aurait plus de confusion possible." Jean Martin poursuivait en soulignant qu'il ne fallait pas que "ces papiers portent atteinte au journal, qu'ils entachent la crédibilité du Monde". Joint par ASI, Gilles Van Kote ne semble plus se souvenir de cette réunion, mais rapporte qu'il ne reçoit quasiment jamais de plaintes de lecteurs liés à ces contenus en "partenariat", ou même à ceux catégorisés par le Monde en "contenus de marque".
"Le Monde" propose aussi du "contenu de marque" officiel
À ces "partenariats" hybrides s'ajoutent en effet ce que le Monde reconnaît plus officiellement comme du "contenu de marque". Cette publicité native assumée par le quotidien peut prendre la forme de mini-sites internes au contenu très différent de la production journalistique… ou celle, plus traditionnelle et utilisée par de nombreux médias français, de textes approchant des articles mais complétés de la mention "proposé par" avec un logo qui n'est pas toujours celui du financeur réel de la publicité (par exemple ici, avec #OnaTousBesoinDuSud, nom d'une campagne de communication de la Région Sud). Une autre mention est plus explicite, précisant que "la rédaction n'a pas participé", mais elle n'est accessible qu'en cliquant sur un minuscule logo grisé, loin des pratiques les moins trompeuses en matière de publicité native – mais toujours mieux que les objets journalistico-publicitaires écrits par les journalistes du Monde.
"Ces pages ne laissent pas planer le doute, ça se fait en parfaite transparence et connaissance pour les lecteurs", veut croire le directeur du journal Jérôme Fenoglio. Aux États-Unis, une étude scientifique, menée par une ancienne salariée de la régie publicitaire du New York Times devenue chercheuse, a constaté que les marques s'offrant des publicités natives et autres partenariats faisaient ensuite moins l'objet d'articles dans la moitié des médias qui les avaient acceptées. Ensuite, les (mauvaises) pratiques du quotidien du soir essaiment au sein des rédactions françaises. "Le Monde en fait beaucoup et ça n'a pas l'air de poser problème", confiait ainsi récemment à ASI le président de la société des journalistes d'un grand média dont la régie publicitaire publie depuis peu ces publicités trompeuses.
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