"Primes JO" : comment BFMTV et CNews ont disqualifié les grévistes
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"Primes JO" : comment BFMTV et CNews ont disqualifié les grévistes

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Que des salariés de la SNCF (après les éboueurs et les agents de la RATP) puissent réclamer une prime JO pour compenser une surcharge de travail, ça les rend fous. Alors comme à chaque mouvement social ou presque, BFMTV et CNews ont sorti l'artillerie lourde. Duplex usagers, micro-trottoirs orientés, débats d'éditorialistes à sens unique, interviews au lance-flammes contre les syndicalistes : tout a été fait pour disqualifier les grévistes engagés dans la "course aux primes". Une nouvelle expression médiatique a même été inventée pour l'occasion : "la facture sociale". Un terme auquel on prédit un bel avenir.

Une gare, un jour de grève. C'est une épreuve orale assez classique pour les étudiants de l'École des Journalistes-De-Duplex. Ce mardi 21 mai, à 7 h du matin, Laura était donc assez confiante quand elle a pris l'antenne sur BFMTV car elle avait bien révisé les mots clés du duplex grève.

En toute logique, c'est ce qu'elle aurait dû répondre. Mais heureusement, elle avait bien appris ses fiches : "Le trafic est très perturbé [...] les déplacements sont très compliqués [...], il faudra s'armer de patience" (strike).

De fait, on la retrouvera à 8 h 03, 9 h 01 et 10 h 34. Avec les mêmes conseils ("il faudra s'armer de patience") mais aussi des témoins-clés qui ont accepté de parler à visage découvert : "Je me suis levé plus tôt et j'ai pris mon train" (Jean-Luc), "J'ai perdu un petit quart d'heure parce que je devais avoir un train un quart d'heure avant" (Patrick), "D'habitude, je me lève à 8 h pour prendre le train à 9 h mais là, cette fois, je me suis levé à 6 h" (Stéphane).

Ce jour-là, CNews avait aussi son envoyé spécial "gare" pour montrer aux téléspectateurs qu'il y avait moins de transports un jour de grève (scoop). Avec un bandeau aussi soft que la ligne éditoriale de la chaîne.

Et pour éviter les témoignages à l'eau tiède de BFMTV (oui, parce que c'est triste que Patrick ait perdu un petit quart d'heure, mais ça reste un petit quart d'heure), CNews a trouvé la parade : demander directement l'avis à ses fans, via un QR Code permettant d'envoyer un témoignage vidéo. Avec une question toute simple : "Est-ce que vous êtes choqués par ces grèves à répétition ? Est-ce qu'il y a deux France, une qui travaille, qui cherche à travailler parfois quand les autres les laissent se déplacer et une autre qui profite de sa position pour bloquer ?" (la bonne réponse est dans la question).

Vu l'orientation de la question et le public ciblé, le résultat est garanti : ils sont tous très remontés contre les grévistes ! Surtout "Dédé" : "Prendre en otage en permanence le peuple, mais y'en a ras-le-bol, c'est insupportable. En plus, ce sont des gens qui ne devraient même pas se plaindre. Comme on approche des JO, je pense qu'au niveau de la grève, on est sur le podium olympique, on est vraiment sur la marche la plus haute, bravo la France !"

Disqualifier une grève, c'est une discipline dans laquelle les chaînes d'info excellent. On s'en était rendu compte lors des grèves contre la réforme des retraites l'année dernière. Et on en avait eu un nouvel aperçu il y a deux semaines lorsque les éboueurs de Marseille avaient entamé un mouvement de grève, quelques heures avant l'arrivée de la fameuse flamme"Une grève qui fait quand même un peu tache", avait lâché le présentateur de la matinale.

À chaque fois, le même procédé pour délégitimer un mouvement de grève : insister sur les conséquences négatives du mouvement social (et pas sur les causes, encore moins sur le bien fondé du mouvement). Par exemple, ce 21 mai, BFMTV a non seulement constaté qu'il y avait moins de trains, mais en plus, il y avait des bouchons sur le périphérique. Pour bien comprendre ce phénomène complexe d'une voiture qui ne peut pas avancer très vite à cause d'une voiture qui est devant, BFMTV a sorti un graphique (non explicité, mais les couleurs suffisent).

Des bouchons, vous dites ? Au plus près de l'action, BFMTV a envoyé une "voiture-témoin" (c'est-à-dire un véhicule avec une caméra) sur le périphérique parisien afin de bien documenter ce phénomène si rare en région parisienne.

Pratique pour illustrer les débats en plateau…

"Chantage" et "flemme olympique"

En plateau, les éditorialistes des chaînes d'info sont très remontés contre les grévistes. Comme Louis de Raguenel sur CNews pour qui cette grève mériterait "la médaille d'or du cynisme absolu parce qu'il y a beaucoup de gens qui profitent des Jeux Olympiques [...] et font grève simplement parce qu'on leur demande de faire leur travail. [...] Vous imaginez si 100% des Français qui travaillent au mois de juillet demandent une prime… mais on n'en sort plus."

Un peu plus tôt, Pascal Praud ironisait sur "la flemme olympique" des agents de la SNCF et de tous ceux qui réclament une prime pour une surcharge de travail. 

Pour Morandini, qui reprend la bonne idée du matin de Marion Maréchal, il faudrait tout simplement supprimer le droit de grève aux fonctionnaires : "C'est vrai que les Français en ont marre, ils en ont marre de ces grèves qui arrivent toujours avant les grands week-ends, qui arrivent toujours quand il y a des jours fériés pour se prolonger un petit peu les congés, voilà, il y en a marre, est-ce que la solution ce serait d'encadrer, voire elle parle même, à un moment donné, de supprimer carrément ces jours de grève pour la fonction publique ?"

Pour Mathieu Bock-Côté, faire grève, c'est carrément anti-patriotique : "Les syndicats aujourd'hui imposent des grèves à répétition, prennent en otage les services publics, les détournent à leur avantage, les privatisent pour des conflits idéologiques. De ce point de vue, il y a probablement quelque chose de contradictoire dans la perspective des JO entre la culture de la grève obsessive et le patriotisme."

Des propos systématiquement appuyés par des bandeaux "chantage", "abus", "journée noire". Le mieux étant le double bandeau, comme celui de 10 h 49 sur CNews.

Le terme de "chantage" est d'ailleurs communément admis sur les chaînes d'info. Il n'y a même pas de débat. À un syndicaliste qui conteste cette expression, Yves Calvi est catégorique : "Si le terme vous dérange, on peut le comprendre, mais enfin c'est une réalité objective [...] parce que ce sont les gens qui sont obligés d'aller travailler qui ont besoin de vous".

Sur BFMTV et CNews, on retrouve de manière caricaturale ce que l'on avait déjà constaté au début du mois dans le reste de la presse : utiliser systématiquement un vocabulaire dépréciatif pour évoquer les grèves et les préavis de grève.

Et le coût de cette grève, on peut en parler ? Le chroniqueur éco de CNews n'avance pas de chiffre, mais il est convaincu qu'on est en train de perdre tous les bénéfices virtuels que pourraient nous apporter les JO : "On attend beaucoup de retombées économiques pour les JO, on n'est pas sûr qu'elles seront au rendez-vous, on voit bien que les hôtels ne sont pas aussi remplis que ce qu'on espérait. Donc c'est même pas sûr qu'on récupère, qu'on regagne avec les retombées des JO ce qu'on perd en ce moment avec l'effet des grèves." 

Interrogé sur le coût des primes pour les finances publiques, Olivier Babeau, le libéral télévisuel, n'a pas plus d'informations que ça (mais il a bossé ses punchlines) : "Il y a quand même un jeu de chantage, et pour filer la métaphore olympique, c'est quand même pas très sport. [...] Ça va être payé avec nos impôts." (Tout comme l'organisation des JO dont la Cour des comptes a reconnu qu'elle était incapable de calculer le coût exact).

De toute façon, payer des primes à des salariés du public, avec les impôts du contribuable, c'est pas une bonne idée pour Yves Calvi : "Heureusement que toute la France n'est pas en grève" car vu "l'état économique de notre pays et des Jeux Olympiques, c'est pas une très bonne chose". D'ailleurs, le journaliste parle du "piège des primes" car "quand on donne à l'un, c'est difficile de dire non à l'autre". Sous-entendu : il ne faudrait rien donner.

À propos du coût de cette grève, une nouvelle expression médiatique est même apparue : la "facture sociale". Une expression que l'on a retrouvée sur BFMTV. Pour Nicolas Doze, "la facture sociale de ces Jeux va être salée". Salée comment ? "C'est difficile à déterminer aux centimes près, mais la paix sociale achetée à prix fort c'est le jackpot des syndicats". Dit autrement : "Évidemment que la facture est salée, elle sera difficile à chiffrer précisément mais comme la salière est dans la main de syndicats, vous auriez tort de vous en priver."

Cette expression de facture sociale, on l'a retrouvée à C à vous, via Aurélie Casse (ex-BFMTV).

On l'a aussi retrouvée dans 28 minutes sur Arte qui pose le débat en ces termes : "La facture sociale des JO va-t-elle exploser ?"

Une expression prometteuse dont la paternité revient au Parisien, qui en a fait son titre le matin même. 

Et voilà comment une revendication salariale, liée à une augmentation d'activité, devient une simple facture (forcément trop élevée). 

"Est-ce que c'est bien le moment de faire grève ?

Ultime procédé pour disqualifier les grévistes : s'en prendre aux syndicalistes pour leur faire comprendre que la grève n'est pas raisonnable. Soit avec un bandeau bien senti, comme cette semaine où le secrétaire fédéral de Sud-Rail était accueilli avec celui-ci :

Soit avec une interview au lance-flammes, comme celle de Maxime Switek il y a deux semaines, juste avant l'arrivée de la flamme, quand les éboueurs de Marseille ont commencé la grève. Appréciez un peu le travail : "On est à deux jours de l'arrivée de la flamme, est-ce que c'est bien le moment de faire grève ?" ; Vous les soutenez, "même si, dans 48 h, ça fait une très mauvaise pub à Marseille, tant pis ?" ; "Qu'est-ce que vous répondez quand on vous dit qu'il y avait une opportunité avec l'arrivée de la flamme d'avoir une pub formidable pour Marseille, tout ça peut être gâché d'une certaine manière, est-ce que c'était bien le moment ?" ; "Vous, vous allez porter la flamme aussi mi-juillet, vous avez envie que ce soit perturbé, gâché aussi par un certain nombre de mouvements sociaux, ce jour-là, vous n'aurez peut-être pas envie de ça ?"

Cette campagne de dénigrement systématique de toutes revendications salariales dans le cadre des Jeux Olympiques ne devrait pas déplaire aux organisateurs (trop bien payés, eux). Car l'état d'esprit de ces JO est bien de minimiser le coût salarial de l'événement autant que possible. Le meilleur exemple est la mobilisation des 45 000 bénévoles dont la charge de travail prévue (56 heures en huit jours pour certains) et les fonctions occupées ressemblent à s'y méprendre à du "salariat déguisé", comme l'a expliqué Mediapart. Manquerait plus que les bénévoles fassent grève. Calvi et ses amis ne s'en remettraient pas.

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