"La flamme à Marseille", dure épreuve pour le journalisme
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"La flamme à Marseille", dure épreuve pour le journalisme

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Si le ridicule était une nouvelle discipline olympique, on connaîtrait déjà les médaillés. Mercredi 8 mai, TF1 et France 2 étaient en édition spéciale pour l'arrivée de "la flamme à Marseille". Duplex en mer, mascottes en plateau, ministres débordant d'émotion, journalistes-animateurs dopés aux superlatifs, on a tout vu pendant ces 10 h d'antenne. Une "fête" délirante, notamment sponsorisée par Coca, qu'il ne fallait surtout pas gâcher.

Il y avait 42 000 spectateurs pour le premier concert de Taylor Swift à Paris, mais bien plus pour accueillir la rock-star du JT de France 2, Julian Bugier.

Il était 13 h, ce mercredi 8 mai, quand Bugier a annoncé les titres de son journal au milieu de la foule : "Nous sommes en direct de Marseille, c'est déjà la folie autour de moi sur le Vieux-Port, on attend 150 000 personnes pour assister à l'événement"

L'événement, c'est l'arrivée de "la flamme à Marseille", à 79 jours de l'ouverture des Jeux olympiques. Pour l'occasion, TF1 et France 2 ont basculé en édition spéciale toute la journée du 8 mai. Avec de nombreux reporters en duplex : sept sur France 2 et neuf sur TF1.

Ces 16 envoyés spéciaux étaient là pour suivre l'arrivée du Belem, le trois-mâts qui transportait la flamme olympique depuis la Grèce. Une partie d'entre eux ont donc embarqué dans des bateaux stationnés dans la rade de Marseille. Sauf que le Belem est arrivé dès 10 h au large de Marseille, pour une entrée prévue dans le Vieux-Port à 19 h 30. Entre temps, c'est bien 10 h de parade nautique qui avait été imaginée par les organisateurs.

Autant dire que les chaînes ont un peu ramé entre 10 h et 19 h pour tenir les téléspectateurs en haleine face à un bateau qui tournait en rond.

"Jeanne, vous êtes aux premières loges pour vivre ces dernières heures ?"

"Paul, vous êtes là, vous devez avoir les oreilles et les yeux grand ouverts, il se passe tant et tant de choses autour de vous".

Sur France 2, même contraste : il ne se passe pas grand chose, mais tout le monde est surexcité :"Ça a l'air dingue ce que vous vivez, ça a l'air complètement dingue", lance Bugier à une envoyée spéciale.

De son zodiac, l'envoyée spéciale vit un "moment extraordinaire"  "Il y a de l'ambiance, il y a des sourires sur les visages"Des sourires oui, mais pas sur tous les visages. Car aussi invraisemblable soit-il, les duplex de cette cérémonie de la flamme n'étaient pas tous en direct de Marseille. 

Jeanne, par exemple, était au pied de la Tour Eiffel.

Alexandra, elle, a été envoyée dans la Loire.

Valéry, lui, a bien la mer, mais il est au Mont Saint-Michel.

Quant à Thomas, il a fait assez peu d'efforts : il a juste eu le temps de traverser la rue pour son duplex.

Oui, pour combler les heures d'antenne de cette cérémonie de la flamme, TF1 et France 2 ont dépêché des envoyés spéciaux dans des endroits où il ne se passe absolument rien. Dans des lieux de carte postale où la flamme passera au cours de ces deux prochains mois. Dit autrement par l'envoyé spécial du trottoir d'en face : "La flamme va passer dans le quartier, à quelques rues d'ici, pas très très loin. Et puis, il y aura aussi des épreuves qui vont se dérouler juste devant notre siège". Dingue !

Carnet de voyage d'une bougie chauffe-plat

Le plus chanceux des envoyés spéciaux, c'est Matthieu. Il a fait tout le trajet sur le Belem (douze jours de voyage et trois fois plus de duplex).

Grâce à lui, les téléspectateurs du 20h de France 2 ont pu suivre le trajet de "la flamme", entre la Grèce et la France. Un carnet de voyage assez touchant, qui nous a permis de bien mesurer l'importance de l'événement. 

A l'image, pas de torche gigantesque à la mesure de cet événement planétaire mais plutôt une flamme à peine plus haute qu'une bougie chauffe-plat.

Une toute petite flamme, sous très haute surveillance : "Vous voyez qu'il y a à ses côtés, un gardien de la flamme", explique Matthieu.

Oui, figurez-vous que "c'est un militaire qui ne la quitte pas des yeux pour être en surveillance en permanence. Ils sont trois chargés de cette mission à bord" pour que "cette flamme ne s'éteigne pas". Et pour ça, ils "ne la quittent jamais : lorsqu'ils vont manger, ils emmènent avec eux la flamme olympique, et donc vous vous retrouvez avec la table de la salle à manger avec le sel, le poivre, le plat de haricots verts et la flamme olympique."

Des journalistes tous contrôlés (trop) positifs

Cette journée du 8 mai est donc historique. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que les journalistes de TF1 et France 2 ont été à la hauteur de l'événement. Pour Gilles Bouleau, d'ordinaire si sobre à 20 h, il s'agit d'un "événement, n'ayons pas peur des mots, historique", "extraordinaire", "le début d'une incroyable aventure", "un bonheur partagé par tous". Sa consœur, Isabelle Ithurburu, n'est pas en reste : "grand jour", "journée exceptionnelle", "des heures historiques".

Sur France 2, la rock-star Julian Bugier est survoltée : "C'est vraiment une journée dingue qui s'annonce. Moi je suis très excité par cet événement, j'espère que vous l'êtes aussi. (...) Ce 8 mai marque vraiment le début de la grande fête populaire". Mais encore ? "C'est une parenthèse et une fête absolument incroyable", "le moment est extraordinaire", "vertigineux", "absolument magnifique". Sans oublier le truc "complètement dingue" du duplex-zodiac. A 20h, même chose dans les sujets lancés par Anne-Sophie Lapix, tout est "magique", "somptueux", "grandiose", "extraordinaire".

Un enthousiasme légèrement démesuré. Comme l'affiche de France 2 qui annonce cette journée spéciale avec quatre journalistes du service public qui n'auraient sans doute pas passé avec succès le contrôle antidopage.

Exit le journalisme. Place à l'émotion, pour le plus grand bonheur des politiques qui se sont succédés sur les plateaux. Par exemple, face à Sabrina Agresti-Roubache, Thomas Sotto n'a pas cherché à interviewer la secrétaire d'État chargée de la Ville et de la Citoyenneté, mais il a plutôt tenté de sonder son cœur : "Pour commencer, laissez tomber les habits de ministre et dites nous avec votre cœur ce que ça vous fait de voir la ferveur monter comme ça à Marseille, avant l'arrivée de la flamme ?", "Est-ce que vous pensez vraiment, vous qui êtes la ministre de la citoyenneté, que ces jeux vont pouvoir ressouder un peu le pays ; un pays qui paraît plus divisé que jamais ?"

Quelques heures plus tard, c'est au tour de la ministre des Sports et des JO, Amélie Oudéa-Castera, de répondre aux questions sans concession de Julian Bugier : "Un mot sur cette fête qui s'annonce. J'imagine votre émotion, comme tous les Français, de voir arriver enfin la flamme, et la grande fête débuter." Et bim. Question suivante : "Une question peut-être un peu plus personnelle. Vous avez été une grande grande joueuse de tennis, une très grande joueuse de tennis même, est-ce que vous pensez aussi à ça dans un coin de votre tête ? Vous vous dites, tiens, moi aussi un jour, j'aurais pu faire les Jeux olympiques ?"

Le soir, c'est Macron qui a fait face au feu nourri des questions des journalistes de TF1 et France 2 : "Est-ce que vous pensez que toutes ces images qu'on a vues aujourd'hui vont finalement lancer un élan populaire ?", "Le pays est divisé sur beaucoup de questions aujourd'hui que ce soit sur Gaza, sur des questions de racisme, d'antisémitisme, sur les questions sociales aussi, est-ce que vous pensez que ces Jeux vont représenter une parenthèse ou même que ça peut faire du lien plus durablement ?"

Un navire Caisse d'épargne, une malle Vuitton, une soirée Coca

Cet enthousiasme démesuré a bien servi les partenaires des Jeux de Paris, à l'image de la séquence de la torche sur TF1. Une torche transportée dans une malle de luxe, ouverte par deux majordomes en gants blancs. Le tout commenté par un Gilles Bouleau qui a définitivement rangé sa carte de presse dans sa poche : "C'est un objet si convoité, cette torche qui arrive dans sa malle. Elle est avec nous, sur ce plateau, au-dessus du Vieux-Port. Regardez, elle va s'ouvrir en direct devant vous".

Enfin, une torche. Ce n'est pas juste une torche, c'est un objet indescriptible de beauté pour le présentateur du 20h de TF1 : "Regardez comme elle est belle", "elle est absolument magnifique", "elle est incroyable", "elle est couleur champagne", "c'est une création française, c'est ça aussi l'esprit olympique, c'est la créativité, les métiers d'art, l'industrie".

Sur France 2, la cérémonie est quasi-identique. On retrouve la malle, les majordomes, la torche et un petit truc en plus : ils sont accompagnés des mascottes des Jeux.

Si aucune des deux chaînes ne nomme le créateur de "la malle", les téléspectateurs les plus avertis auront reconnu la publicité subliminale pour Louis Vuitton, LVMH ayant financé ces "écrins de luxe" pour les JO.

La pub' subliminale, c'est le principe même de cette journée du 8 mai. On ne nomme jamais les sponsors, mais ils sont bien visibles. Le Belem, par exemple ? Son voyage a été financé par la Caisse d'épargne, qui apparaît en permanence en haut des mâts.

Le concert du soir sur le Vieux-Port ? Il a été financé par une marque de soda, jamais citée à l'antenne mais c'est inutile tellement la couleur de la marque est omniprésente sur la scène…

Officiellement, cette soirée est d'ailleurs baptisée "concert Coca-Cola" comme l'a expliqué Le Monde dans un article très fouillé sur la place centrale de ce sponsor dans l'organisation des Jeux et le relais de la flamme : Coca aurait payé directement 20 millions d'euros aux organisateurs de Paris 2024, en plus des 100 millions d'euros versés annuellement au Comité international olympique. À l'origine, pour le concert de Marseille, la marque de soda souhaitait même que les spectateurs se pré-inscrivent sur l'application mobile Coca-Cola pour assister au concert gratuit. La mairie l'a refusée.

Sur France 2, qui retransmet le concert, aucune mention ne sera faite de la marque. Mais de manière subliminale, c'est bien du "temps de cerveau humain disponible" que les organisateurs et la chaîne ont offert à Coca, pour reprendre l'expression de Patrick Le Lay, l'ancien directeur de TF1. D'ailleurs, son fils était là pour reprendre le flambeau : Laurent-Éric Le Lay n'est autre que l'actuel directeur des sports de France télévisions.

Ce concert Coca a d'ailleurs démarré avec plus de 30 minutes de retard, obligeant les animateurs de la chaîne à meubler en justifiant ce retard par "l'effervescence". Oui, "ça a été compliqué parce qu'il y a tellement de monde sur le Vieux port", mais heureusement, "cette ambiance, elle est tout simplement incroyable, c'est magique, c'est majestueux, ce qu'on vit ce soir sur France 2."

Un problème "incroyable", "magique", expliqué un peu autrement par un site d'info local : "Mouvements de foule, malaises, retard... (...) Les équipes de Coca-Cola n'ont pas su gérer ni anticiper la dernière partie de la soirée". Aucun blessé, selon la préfecture, mais une vraie frayeur, comme le montrent de nombreuses vidéos postées sur les réseaux sociaux.

Ne pas gâcher la fête, c'est l'obsession des organisateurs, et des journalistes dopés aux superlatifs. Surtout sur France Télévisions, qui est le diffuseur officiel des Jeux. À l'image de Bugier, qui fait partie des optimistes : "On a tout entendu à propos de ces jeux olympiques, moi personnellement, je fais partie des optimistes depuis le début". À la différence des grincheux, comme son confrère de Complément d'enquête, Tristan Waleckx, qui a révélé des hausses de rémunérations hors normes parmi les dirigeants du comité d'organisation de Paris 2024. Ou des grincheux de la Cour des comptes, qui expliquent ne pas être en mesure de calculer le coût exact des Jeux pour les finances publiques.  Ou des journalistes de Mediapart qui ont consacré 59 articles critiques sur l'organisation (de l'exfiltration des jeunes de quartier pendant les JO, à l'accélération de la vidéosurveillance, l'exploitation des bénévoles ou la mise en danger des ouvriers chargés de monter les tribunes).

Ah, ces grincheux si prompts à gâcher la fête. Depuis le 8 mai, la flamme est en France, et ce truc de "dingue" ne fait que commencer.

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