Ligue du LOL, "ASI" et occasions ratées
"Arrêt sur images" a-t-il participé à l'emballement médiatique ?
Des "Forçats de l'info" à la "ligue du LOL" ? En 2009, dans un article du Monde devenu légendaire, le journaliste Xavier Ternisien brossait le portrait d'une nouvelle génération de journalistes web passionnés par les nouveaux usages numériques, mais sous-payés et étouffés par leur hiérarchie. Dix ans plus tard, ces mêmes forçats étaient soudain perçus comme des bourreaux. La rubrique CheckNews
de Libération
, se faisant l'écho d'un mouvement de dénonciation a posteriori
qui montait sur les réseaux sociaux, publiait, le 8 février 2019, une enquête mémorable : "La Ligue du LOL a-t-elle vraiment existé, et harcelé des féministes sur les réseaux sociaux ?"
Elle était signée de Robin Andraca, ex-journaliste d'Arrêt sur images
, qui n'imaginait pas l'ampleur qu'elle allait prendre.
Les réseaux sociaux puis la presse mondiale vont s'enflammer. Une infime fraction de ces anciens "forçats du web" est décrite en ambitieux prêts au pire pour obtenir les meilleurs postes au sein de leurs médias respectifs, et se coordonnant par l'intermédiaire d'un groupe Facebook secret, mais connu, afin de harceler tout ce qu'un Twitter encore jeune recelait de journalistes féministes et antiracistes. Une partie des personnes nommées, notamment dans une liste diffusée sur Twitter par l'un de ceux affirmant son statut de victime, Matthias Jambon-Puillet, diffuse rapidement des mots d'excuse sur Twitter, semblant reconnaître ce qui leur est reproché. Suivront des dénégations aussi farouches que longues, égrenées sur la plateforme Medium pendant deux ans, qui ne changeront rien à la couverture médiatique, quasi-uniformément à charge.
Deux ans et demi après l'article de CheckNews
, on peut affirmer sans se tromper que le torrent médiatique était disproportionné. Les enquêtes ont porté un préjudice parfois grave et pas forcément justifié à une partie de celles et ceux qui furent rattachés au groupe Facebook. Certes, dans la "cour de récré" qu'était Twitter à l'époque – expression utilisée par les "loleurs", dont le journaliste Vincent Glad –, certains faisaient clairement partie des caïds. "En réalité, dans une cour de récré, Vincent Glad, tout le monde a le choix. Y a ceux qui vont soulever la jupe des filles et enfermer le petit gros dans les chiottes, puis y a ceux qui n'y ont jamais pensé", résumait Sonia Devillers, le recevant sur France Inter.
Certains des membres du groupe Facebook, aux côtés de bien d'autres dont quelques unes de leurs victimes, ont fait éclore une culture du cyberharcèlement. Mais ces querelles et harcèlements parfois croisés ne méritaient pas un tel volume d'articles, ni de susciter l'intérêt approfondi du New York Times, de la BBC ou du Spiegel. Les tweets harcelants et insultants ont existé en nombre ; mais il n'y avait pas d'organisation derrière. "
C
'était clanique et méprisant, mais ce n'était pas la machine que les
médias ont décrite", estime aujourd'hui la rédactrice en chef d'ASI, Emmanuelle Walter.
"ASI" titre sur #MeToo
Dans le cadre de ce billet du Médiateur, j'ai joint les journalistes alors membres de la rédaction d'ASI (ils ont souhaité rester anonymes), ainsi que les ex-membres de la ligue du LOL évoqués dans nos articles d'alors. Lors de ce week-end fatidique des 9 et 10 février 2019, Emmanuelle Walter assure la rédaction en chef d'ASI. Depuis le soir du vendredi 8 février, les témoignages se succèdent, les mots d'excuses aussi. Le réseau social préféré des journalistes est en ébullition. Emmanuelle confie le sujet à la journaliste d'astreinte. Publié le dimanche midi, son article récapitule celui de CheckNews,
et le complète avec ses premières conséquences. Il est remanié à plusieurs reprises pour intégrer les derniers développements. Dans aucune version ne figure la liste des noms, largement diffusée à l'époque. Mais son titre, "«Ligue du LOL» et cyberharcèlement : un #MeToo des journalistes ?", s'il comporte bien un point d'interrogation (grâce à l'insistance de la journaliste d'astreinte, signale Emmanuelle), "cadre" cependant l'affaire d'une manière erronée.
Dans cet article comme dans tous ceux qui vont suivre, chez nous comme dans les autres médias, on retrouve d'un côté les membres de la ligue du LOL étant journalistes ou producteurs de contenus et ayant confirmé leur appartenance au groupe Facebook avec des mots d'excuse, tels que Vincent Glad (fondateur du groupe) et Alexandre Hervaud, tous deux journalistes à Libération
,
Henry Michel, qui anime aujourd'hui un podcast, des rédacteurs en chef des Inrocks, David Doucet, et du Tag parfait
,
Stephen des Aulnois. Côté victimes sont le plus souvent mentionnées l'autrice Daria Marx, qui raconte une campagne de cyberharcèlement centrée sur son poids, la journaliste Nora Bouazzouni qui raconte "l'acharnement
" à coup d'insultes, photomontage, images pornos, expliquions-nous alors, l'ex-journaliste et blogueuse Capucine Piot, l'ex-journaliste Iris Gaudin, photomontée et moquée par Glad et Hervaud, ou l'autrice Florence Porcel, visée notamment par un canular téléphonique de David Doucet visant à lui faire croire à une potentielle embauche au Petit Journal de Canal+. Entre autres. Le récit assimile immédiatement le groupe Facebook à un groupe de journalistes masculins (il comprenait pourtant aussi des femmes, et bien des non-journalistes), ayant tous pratiqué un cyberharcèlement coordonné (ce n'est pas le cas, aucun témoignage n'ayant concerné les journalistes Olivier Tesquet ou Christophe Carron, par exemple), et à qui sont attribués la totalité des cyberharcèlements subis par celles et ceux qui s'en affirment victimes.
"Votre premier article fait un lien direct avec #MeToo, alors qu'il n'est pas question d'agression sexuelle dans les témoignages", critique Lucille H. (invitée de notre dernière émission sur la ligue du LOL). "Le fait de «catégoriser» l'article dans un dossier (du site, ndlr) baptisé «Agressions sexuelles des puissants : DSK, #MeToo, etc.» renforce largement cet amalgame honteux et injustifié", analyse Alexandre Hervaud. Il défend aussi le caractère inoffensif du canular de David Doucet sur Florence Porcel, et la trop grande confiance portée au témoignage de Capucine Piot, qui accusait "une quarantaine de personnes pour des faits concernant en réalité des milliers d'internautes". Nous avons décidé de retirer du dossier "agressions sexuelles" les trois articles portant sur la ligue du LOL qui y figuraient. "À la veille des mises à pied [celles de journalistes cités ci-dessus par leurs employeurs, en réaction à la polémique] , il est indiscutable qu'ASI a pesé dans la teneur du récit médiatique, et donc sur les décisions de certains patrons de presse apeurés", conclut Hervaud. Difficile de lui donner tort sur ce point. Hervaud se dit "convaincu" que la qualité d'ex-journaliste d'ASI de Robin Andraca a "orienté le traitement de l'affaire" par ASI.
Plus d'accompagnement que de questionnements
La semaine suivante, ASI publie pas moins de quatre articles. Deux portent sur "la journée des mises à pied" – texte factuel et sans erreur particulière – ; et sur l'amalgame erroné d'une vidéo du Monde liant le communicant Emery Doligé à la ligue du LOL – cet article faisant déjà état d'un emballement médiatique. Les deux autres posent plus de questions aujourd'hui, tel celui portant sur la "drôle d'histoire" de "la lettre", une alerte envoyée pour dénoncer des cyberharcèlements… avant la création du groupe Facebook (on va y revenir). Enfin, un article évoque l'existence d'un "Wikipedia du LOL" sur la plateforme Pearltrees, décrit comme un document permettant d'organiser les cyberharcèlements des membres du groupe Facebook, par exemple à l'égard d'un ancien d'ASI, Guy Birenbaum. Mais il ne repose sur aucune preuve concrète de coordination du groupe Facebook via Pearltrees, si ce ne sont des tweets de Vincent Glad et de David Doucet (qui travaillait alors chez Pearltrees, ce que l'article ne mentionne pas), et reprend sans conditionnel le récit médiatique des jours précédents.
"S'il y a eu un emballement, on est tombés dedans […] on prenait les infos telles qu'elles venaient", constate une journaliste de la rédaction présente à l'époque. Elle regrette d'avoir pris pour argent comptant l'ensemble des témoignages à charge de militantes et journalistes féministes diffusés sur les réseaux sociaux, alors même qu'elles refusaient obstinément de répondre à ses questions, tout en s'exprimant dans d'autres médias. "On avait le sentiment qu'en tant que féministes, elles ne pouvaient pas avoir participé à ce dont elles accusaient les autres." Elle découvrira plus tard avec effroi, lors de la publication d'un texte anonyme sur Medium
, en juillet 2019, et agrémenté de captures d'écran, que certaines de ces "féministes exemplaires" avaient elles aussi pu se livrer à du cyberharcèlement.
L'un de ses souvenirs, toujours vif : les alertes faites à la rédaction par Antoine, notre chargé de production, alors peu convaincu. "Les médias réacs et les progressistes y voyaient tous de quoi bien manger, à l'unisson, ici pour condamner le «cyberharcèlement», là pour condamner l'hypocrisie de ces journalistes de gauche le jour et harceleurs la nuit", analyse-t-il aujourd'hui à propos de ce mois de février 2019. "On sentait que le clic serait plus important qu'un article de trente minutes allant à rebrousse-poil de tout le monde, en analysant l'hallucination, ou a minima, l'emballement collectif, se rappelle-t-il aussi, et notamment concernant ASI. Les quelques médias ayant pris le parti d'analyser cette intuition – que la machine a déconné – l'ont mal fait, peut-être faute de temps ou de talent."
Deux émissions consécutives d'ASI
portent sur la ligue du LOL, partiellement pour celle du 15 février, complètement pour celle du 22 février. La première ne questionne pas le récit médiatique, accepté par tous autour du plateau. La seconde est nettement plus nuancée, bien qu'associant sans raison à la ligue du LOL des cyberharcèlements subis par l'ex-journaliste Florence Porcel lorsqu'elle était coanimatrice de l'émission de France 5 Le Grand Webzé. Cette émission réunit sur le plateau le journaliste Jean-Marc Manach et Florence Porcel. Leurs positions sont opposées. "On ne peut effectivement pas mettre tous les gens dans le même groupe, s'il y en a qui n'ont rien à se reprocher", conclut cependant Florence Porcel.
En avril 2019, nous évoquons l'embauche de David Doucet par Cyril Hanouna (un emploi de "conseiller artistique" plutôt que celui de "rédacteur en chef" annoncé dans divers médias, recrutement vite annulé suite à la polémique naissante). "
ASI a été très réactif pour «dénoncer» cet éventuel retour à l'emploi, mais n'a toujours pas fait état du dénouement judiciaire entre Doucet et les
Inrocks"
, fait légitimement remarquer Lucille H. à son propos. Le mois suivant, nous traitons le "contre-feu (raté)" d'Alexandre Hervaud, qui avait publié un texte sur Medium
. Si l'article est nettement plus prudent que la plupart des précédents, le principal concerné estime qu'il s'agit d'une "incroyable occasion manquée" pour ASI
. Déjà parce qu'un an après, le New York Times "a trouvé (les éléments avancés) bien assez convaincants pour passer au karcher son article à charge de l'époque, et m'adresser leurs excuses", pointe-t-il. Mais surtout, pour Hervaud, parce que pour la première fois, Vincent Glad s'exprimait auprès d'un média en acceptant d'être nommé, et assurait (sans apporter de preuve définitive) que le groupe Facebook avait été créé en octobre 2010.
Une date reléguée en fin d'article, notamment en raison du fait que l'auteur de l'article avait eu Glad juste avant publication, et n'avait pas eu ou pris le temps nécessaire pour le remanier en conséquence. Car cette nouvelle date recule d'un an la date théorique de création du groupe, éliminant d'emblée un certain nombre de faits et de témoignages rattachés par erreur à son existence, tels que, nous concernant, l'histoire de "la lettre". Bref, pour Hervaud, nous avons ici bien raté "l'occasion de passer au peigne fin toute la production médiatique fautive"
.
Cependant, son insistance, encore aujourd'hui, à défendre l'idée qu'un de ses tweets invitant à "payer une bonne bière" à une journaliste, comprenant le photomontage d'une pinte de bière dans un vagin à côté duquel figure une canette, ne méritait pas l'évocation jugée trompeuse par Numerama
(et nous), au prétexte que ce n'était qu'une parodie de pub canadienne qui ne lui valut aucun ennui à Libération où il travaillait, demeure incompréhensible – même s'il reconnaît que "poster ce visuel explicite bas de plafond et idiot était regrettable".
D'autres erreurs, et un gros retard
Suivent plusieurs mois sans articles, mais avec l'interpellation – sur Twitter, forcément – de notre rédactrice en chef par Vincent Glad (qui lui avait par ailleurs menti à l'époque du torrent médiatique, en lui affirmant par téléphone n'avoir pas participé à un compte "troll" collectif, @foutlamerde, auquel il a ensuite admis avoir contribué). "Cette histoire me travaille - l'éléphant dans nos newsrooms. Mais […] cela exige un genre de task force sur plusieurs semaines. Je n'ai pas ça. Mais n'ai pas renoncé", leur répond-elle alors. En novembre 2019, nous rapportons que la ligue du LOL a entraîné "un licenciement de trop", en l'occurrence celui de Guillaume Ledit par le magazine Usbek et Rica
: "Pourtant, aucun témoignage ne l'accusait, aucun tweet compromettant n'avait refait surface." Fallait-il titrer sur un licenciement "de trop", compte tenu du fait qu'à ce jour, aucun des licenciements liés à la ligue du LOL n'a été validé définitivement en justice ? Alexandre Hervaud et Lucille H. nous en font en tout cas le reproche.
La dernière émission consacrée à la ligue du LOL a été enregistrée et diffusée le 28 février 2020, avec en plateau Iris Gaudin, la journaliste autrice d'enquêtes pour Numerama Perrine Signoret, et l'ex-membre du groupe Facebook "ligue du LOL" Lucille H., qui combat depuis plus de deux ans la tonalité du récit médiatique sur Twitter (elle remplaçait Vincent Glad qui a fini par refuser de venir après avoir initialement accepté, lui qui venait de publier sa version sur Medium
). L'émission se déroule dans une atmosphère relativement sereine à défaut d'être cordiale. Les échanges révèlent à quel point l'affaire ne méritait pas de devenir un objet médiatique d'ampleur mondiale, tout en montrant parfois la médiocrité d'une génération de journalistes et apprentis journalistes du "LOL". À la fin de l'émission, notre chroniqueuse d'alors, la linguiste Laélia Véron, chargée d'analyser à chaud les émissions en revenant sur un mot, une expression, maintient une position très critique vis-à-vis de la ligue du LOL en s'adressant directement à Lucille. Or, elle avait participé, cette fois comme invitée experte, à notre première émission portant sur le sujet, dans laquelle elle exprimait des avis déjà tranchés. Elle n'avait donc peut-être pas le recul nécessaire à son statut, ce jour-là, d'analyste… mais personne dans la rédaction, moi compris, n'avait souvenir de sa précédente participation lors de la préparation de l'émission.
Notre dernier article est consacré, en mars 2020, au travail de Jean-Marc Manach à propos de David Doucet, une contre-enquête publiée par NextInpact. J'ai signé cet article. Il comporte une importante erreur factuelle, qui fait en partie l'objet d'un droit de réponse de Manach ; il voit dans cette erreur la preuve de mon "biais de confirmation" à propos de cette affaire. Il avait raison, et j'avais tort : j'assurais alors que Manach affirmait avoir commandé le canular téléphonique de fausse embauche fait par Doucet à Porcel dans le cadre d'une émission "spéciale trolls" du Vinvinteur
,
émission sur les cultures web diffusée sur France 5. En réalité, il avançait seulement que "le contexte montre bien que ce canular s'inscrivait aussi et surtout dans le fait que le Vinvinteur venait de le présenter comme un «gentil troll»" (Porcel a ensuite publié un long témoignage sur Medium
). Cet article a donc été corrigé en différents endroits. Il a été aussi mis à jour pour y intégrer un élément important : la décision du conseil de prud'hommes (définitive, puisqu'elle n'a pas fait l'objet d'un appel) jugeant le licenciement de David Doucet infondé. Cet article, j'aurais dû le mettre à jour il y a bien longtemps, trop longtemps.
Me, myself and I
Au-delà de mon travail à ASI, lorsqu'éclate la ligue du LOL, je suis journaliste local, et présent sur Twitter. Alors, j'ai exhumé mes tweets. En un mot : je tweete beaucoup trop à propos de cette affaire, sans finalement en savoir tant que ça, sans forcément écouter ceux qui m'invitent à la méfiance, tout en ayant pourtant des paroles dures et définitives. Cela restera un regret, et une leçon : je fais désormais beaucoup plus attention à ce que j'exprime sur les réseaux sociaux.
Corriger ? Alerter ? Les deux
Dans le cadre de ce Médiateur, les chroniques du Matinaute (non examinées dans ce billet), ainsi que les résumés d'émissions et la plupart des articles restent inchangés – seul celui examinant la contre-enquête de Manach à propos de Doucet a été corrigé et mis à jour, portant en effet sur une actualité encore relativement récente. Mais dans l'intégralité des contenus catégorisés dans le dossier "ligue du LOL", il a été ajouté un encadré, situé tout en haut, signalant l'existence d'éventuelles erreurs ou approximations, et conseillant vivement de lire le présent billet. Ces journalistes méritaient nombre de critiques, probablement d'ailleurs aux côtés d'autres journalistes web de leur génération, mais pas une telle attention. Il est ainsi peu probable que nous revenions nous-mêmes sur le récit médiatique d'alors, l'examen de nos propres erreurs ayant déjà constitué un travail d'ampleur.
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