reflet dans un globe d'or
De Rembrandt à Tarzan
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chronique

reflet dans un globe d'or

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« Je ne suis pas un numéro ! Je suis un homme libre ! », hurlait le n°6 au début de chaque épisode du Prisonnier. Decathlon, qui se veut le n°1 du sport, n'est pas de cet avis et enferme ses clients dans des boules numérotées façon Loto…


… des boules flottant sur une plage telle celle qui poursuivait Patrick McGoohan :


Voici la première apparition de cette boule, absorbeuse de contrevenants :


La boule, le cercle, sont des formes omniprésentes dans le Prisonnier :


Et dans 2001 l'Odyssée de l'espace aussi, où les exemples abondent :


Probablement trouvera-t-on d'autres films dans lesquels le cercle et la sphère affichent une présence obsessionnelle. Sans parler des livres (Les sept boules de cristal de Tintin, les sept boules de cristal de Dragon Ball, etc.)…


… et des peinturlures de tout poil. Ah bein si, justement, parlons-en, des peinturlures. Une énorme boule de cristal décore les faces extérieures des volets du triptyque du Jardin des Délices, de Jérôme Bosch. Ce globe ne représente pas la Terre, mais l'Univers au troisième jour de la Création :


C'est fragile, le cristal. Aussi fragile que le Monde et la vie humaine. Raison pour laquelle on peut voir, dans cette Vanité peinte en 1603 par Jacques (ou Jacob) de Gheyn, un globe de cristal associé à un crâne humain :


Par transposition ou association d'idées, il arrive qu'on représente un globe terrestre dans les vanités, telle celle-ci peinte par Franciscus Gysbrechts au XVIIème siècle :


(Pour une explication détaillée des vanités, voir la chronique intitulée Portrait d'un ambassadeur.)

Si l'on trouve parfois des Christ tenant un globe terrestre…

Madonne et Christ bénissant par Benozzo Gozzoli, 1449


… le plus souvent, c'est bien un globe symbolisant l'Univers qu'ils tiennent de la main gauche pendant qu'ils bénissent de la droite :

La Vierge au chancelier Rolin par Jan Van Eyck, 1435


Il lui arrive même, parfois, au Christ, de s'asseoir sur un arc-en-ciel et de poser ses petits petons sur ledit globe qui, alors, n'est plus en cristal mais en or (on vous a dit que c'était fragile, le cristal, hein ! L'arc-en-ciel, quant à lui, ne craint rien) :

Panneau central du triptyque du Jugement dernier
par Hans Memling, 1467-1471


Si vous regardez attentivement ce globe, vous y apercevrez, dans sa partie inférieure, le reflet des ailes des anges qui se tiennent sur les côtés et au-dessous :


Et à propos de reflet dans un globe d'or, justement, il en est un dont à peu près personne n'a jamais remarqué l'étrangeté et c'est celui du triptyque Braque que Rogier van der Weyden peignit vers 1452 :


Il y aurait beaucoup à dire sur ce tableau. Contentons-nous de le décrire sommairement. C'est une oeuvre de petite taille (40 cm de haut sur environ 80 de large pour le panneau central), destinée à être posée sur un autel ou un buffet.

Elle nous montre saint Jean-Baptiste à gauche, la Vierge, le Christ et saint Jean l'Évangéliste au centre, et Marie-Madeleine à droite. Tous les cinq se tiennent devant un paysage courant le long des trois espaces, qui ne font qu'un.

Arrêtons-nous maintenant sur un détail : le globe d'or tenu par le Christ. Que devrions-nous y voir ? La suite du paysage, celui qui est devant les personnages.


Et qu'y voyons-nous ? Le reflet d'un intérieur bourgeois, celui d'une fenêtre. Avec, probablement, celui de la main droite du Christ sur le bord gauche (si vous voulez vérifier, rendez-vous au Louvre, aile Richelieu, second étage, salle 4). Et là, Messieurs-Dames, l'air de rien le reflet de cette fenêtre pose question.

Admettons qu'il s'agisse d'un gag concocté par Van der Weyden, qui ne refusait jamais de s'envoyer une ou deux bières trappistes derrière la cravate. Catherine de Brabant, sa propriétaire, montre à une de ses copines le triptyque posé sur le buffet et dit : « Regardez, ma mie, le globe d'or reflète la fenêtre de la salle à manger qui se trouve juste en face ! N'est-ce point tordant ? »

Si la fenêtre de la salle à manger se reflète dans le globe, cela signifie que cet objet est vrai. Un vrai globe en or, et non plus une peinture. Et donc, un vrai saint Jean-Baptiste, une vraie Marie, un vrai Christ, un vrai saint Jean l'évangéliste, une vraie Marie-Madeleine et un vrai paysage. Mais alors, pourquoi la suite de ce paysage ne se reflète-t-elle pas dans le globe ? Ou bien la façade d'une maison, un arbre, un château ? Est-ce à dire que seul le globe est vrai ? Il y a là comme une contradiction, qui peut être mise à bas en déplaçant le triptyque.

Essayons. Catherine de Brabant transporte la peinture, va la poser sur la table de sa cuisine. Elle jette ensuite un oeil sur le globe, et constate que celui-ci ne reflète pas la cuisinière vitro-céramique qui lui fait face mais toujours la fenêtre de sa salle à manger. Elle en conclut alors que le globe, comme tout le reste, n'est que de la peinture appliquée sur du bois. Déplacer l'objet, c'est rappeler que tout ceci n'est qu'illusion. L'image du Christ n'est pas le Christ, ce n'est qu'une peinture. Magritte pigera ce truc quelques siècles plus tard avec son Ceci n'est pas une pipe écrit sur un tableau intitulé la Trahison des images.

 

Et quelque temps après, de vaillants sémiologues (Roland Barthes, Umberto Eco, etc.) appliqueront à l'analyse des images les concepts de signifiant-signifié-référent* créés par Ferdinand de Saussure, inventeur de la linguistique.

_______________

* Explication rapide.
Supposons un tableau représentant une pipe. Le signifiant, c'est l'image représentée, la pipe peinte ; le signifié, c'est l'idée représentée, le concept de pipe ; le référent, c'est l'objet dans sa réalité, la pipe en vrai bois d'arbre.

Rogier Van der Weyden avait déjà pigé tout ça au XVIème siècle… Étonnant, non ?
Revenons à notre triptyque. Si on le déplace, exit les personnages incarnés.


Déplacer l'objet, c'est passer de l'animé à l'inanimé, du vivant à la mort. La chose est d'ailleurs bizarrement confirmée par la genèse du triptyque : il a été commandé à Rogier Van der Weyden par Catherine de Brabant en souvenir de son mari, Jehan Braque, mort en 1452. C'est la raison pour laquelle on peut voir une tête de mort et une croix au revers des panneaux et nous nous trouvons alors devant une vanité.

 

Refermer le triptyque, c'est passer du vivant à la mort. Le déplacer de l'endroit pour lequel il a été conçu, idem.

Positionné face à la fenêtre, le globe d'or prend un statut de pseudo-preuve. Celle que le Christ, les saints, le paysage, le monde dans son entièreté sont bien réels, bien vivants, voire éternels. Déplacé ou refermé, le triptyque représente la mort, le souvenir de Jehan Braque, mari défunt. Voilà pourquoi Catherine de Brabant pleurait parfois dans sa cuisine et ses larmes faisaient pschiiit-pschiiit au-dessus de sa cuisinière vitro-céramique.



Si d'aventure vous allez chez Decathlon avant le 30 mai, vous apercevez sans aucun doute cette publicité en 4x3 à l'extérieur, et à la une d'un catalogue à l'intérieur.

 

Vous achèterez ensuite un ticheurte ou une paire de basquettes tout en pensant aux boules du Loto, au Prisonnier qui n'est pas un numéro et au triptyque Braque de Rogier van der Weyden.

Comme quoi, se persuader qu'un jour on va faire du sport n'est peut-être pas tout à fait inutile !

 

...

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