Tout a commencé le 15 janvier et une tribune publiée dans Le Monde, signée par un collectif comprenant notamment Emmanuel Burdeau, ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma et Eric Hazan, éditeur, reçu à plusieurs reprises sur notre plateau. Dans cette tribune, intitulée "Non à l'union sacrée !" qui dénonçait l'unanimisme et la récupération de cet attentat (quatre jours après la manifestation contre le terrorisme qui avait réuni plusieurs millions de personnes à Paris) une phrase avait retenu l'attention : "Si nous sommes bouleversés par la mort de ses dessinateurs et journalistes, nous ne pouvons reprendre à notre compte l’obsession qui s’était enracinée dans le journal contre les musulmans, toujours assimilés à des terroristes, des «cons» ou des assistés. On n’y voyait plus l’anticonformisme, sinon celui, conforme à la norme, qui stigmatise les plus stigmatisés". Une critique qui faisait écho au texte d'un collaborateur de l'hebdo, Olivier Cyran, publié fin 2013 dans Article 11, et dans lequel il dénonçait déjà une forme de racisme.

C'est cette tribune qui a poussé, un mois plus tard, Jean-François Mignot et Céline Goffette à publier une seconde tribune, toujours dans le même quotidien. Chiffres et graphique à l'appui, les deux sociologues l'affirment haut et fort : "Non, Charlie Hebdo n'est pas obsédé par l'islam".

Selon les auteurs, sur 523 Unes de Charlie, 38 auraient été consacrées aux questions religieuses. Parmi elles, sept sur l'islam, 10 sur "plusieurs religions" et 21 sur le christianisme. Suffisant pour en conclure que Charlie ne fait pas preuve d'obsession envers les musulmans ? Oui pour Mignot et Goffette : "Au total, de 2005 à 2015, seulement 1,3 % des « unes » se sont moquées principalement des musulmans. De fait, Charlie Hebdo n’était pas « obsédé » par l’islam".

"Chiffrer les unes de Charlie ne dit pas tout"

On s'arrête là ? Non car le site du Monde a publié hier une... troisième tribune, titrée dans un premier temps : "Oui, Charlie Hebdo est obsédé par l'islam" (comme l'url de la tribune l'indique encore). Signée cette fois par Damien Boone, docteur en sociologie politique et Lucile Ruault, doctorante en sociologie politique et finalement intitulée "Chiffrer les unes de Charlie ne dit pas tout", elle conteste notamment les chiffres du texte précédent : "En nous attelant à notre tour à une première analyse statistique sommaire des Unes de Charlie Hebdo, il s’avère que nous n’aboutissons pas aux mêmes résultats : sur une période moindre (2009-2014), nous trouvons 3,5 fois plus de références à l’islam en Une que nos collègues (24 Unes)".

Et ce n'est pas tout : "Le fait d’exposer le débat en laissant entendre que les reproches faits à Charlie Hebdo se posaient quantitativement relève d’un procédé intellectuel douteux (...) Les polémiques suscitées par Charlie Hebdo ne portent pas sur le nombre de références à l’islam, mais sur les manières dont cette religion est représentée". Et les deux universitaires de dresser le parallèle suivant : "1,3 % des discours d’un vieux leader d’extrême droite évoquent la Shoah. Doit-on en conclure qu’il n’a pas d’« obsession » antisémite ou négationniste ? (...) La question n’est pas « l’obsession » quantitative, mais les modalités, logiques et registres d’expression". Boone et Ruault estiment également qu'il est impossible de traiter ce sujet sans s'interroger, en amont, sur les rapports de domination au sein de la société et sur la stigmatisation de l'islam. "Songeons par exemple aux manières distinctes dont Charlie Hebdo s’en prend aux religions", développent-ils : "A propos du catholicisme, ses dessins représentent majoritairement la hiérarchie ecclésiastique, quand l’islam est avant tout abordé par le biais des femmes voilées, ou de pratiquants «ordinaires»".

Dès lors, comment mettre un terme à ce débat ? Boone et Ruault n'en ont... aucune idée : "Si nous avons la faiblesse de ne pas savoir si Charlie Hebdo est islamophobe ou islamophile, nous savons avec force que l’étude des Unes ne permettra de conclure ni à l’une ni à l’autre de ces options, tout en suggérant toutefois une interprétation préférentielle. Dès lors, les sociologues qui font appel aux chiffres se doivent de garder prudence et humilité sur leurs résultats, en en signalant au moins les angles morts". Rendez-vous pour une quatrième tribune ?

MAJ 09/03/2015 : Dans un message à @si, Damien Boone, co-auteur de l'article paru dans Le Monde, précise que le premier titre du papier "Oui, Charlie Hebdo est obsédé par l'islam" "ne reflète pas du tout le contenu de notre propos et, dans le contexte actuel, nous a causé bien du tort : nous ne l'avons pas choisi, tout simplement." Le titre initialement proposé par les auteurs était "L'obsession du chiffre. A propos de l'interprétation des unes de Charlie Hebdo". Dans un message publié sur Facebook le 6 mars, les deux auteurs se disaient "effarés et scandalisés par le titre que le Monde a initialement donné à notre tribune. [...] Cela ne correspond en rien à notre propos, à ce qui a été négocié par mail et par téléphone".