Bipeurs piégés au Liban : "cynisme" et "déshumanisation" occidentale
Analyse

Bipeurs piégés au Liban : "cynisme" et "déshumanisation" occidentale

Les médias ont loué une "attaque spectaculaire" d'Israël, sans trop se soucier des victimes civiles et du droit international

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Les médias français ont largement couvert les attaques aux bipeurs et aux talkie-walkies des 17 et 18 septembre au Liban. Mais davantage pour souligner la "prouesse technique" que pour en questionner le possible crime de guerre.

Le 17 septembre 2024, des centaines de bipeurs piégés ont explosé au Liban, tuant douze personnes, dont deux enfants, l'ambassadeur d'Iran au Liban et deux professionnels de santé, et en blessant plus de 3 000, selon le ministère libanais de la Santé. L'attaque, non-revendiquée mais immédiatement imputée à Israël, visait les membres du groupe paramiliataire islamiste chiite Hezbollah, dont l'un des hauts commandants a été blessé dans l'attaque. Le lendemain, 18 septembre, ce sont des talkie-walkies qui ont explosé à leur tour, tuant neuf personnes et blessant plusieurs centaines. Comme les bipeurs, les talkie-walkies sont des dispositifs utilisés par les membres du Hezbollah, mais aussi par des professionnels de santé dans les hôpitaux libanais. En France, dès le 17 septembre et l'attaque aux bipeurs, les médias ont couvert la nouvelle sous un angle particulier : celui de la "prouesse" et du "spectacle".

Une "attaque spectaculaire" et une "prouesse technologique"

Au lendemain des explosions, le Monde écrit qu'une "attaque d'une sophistication inédite, imputée à Israël" qui "a plongé le Liban, mardi 17 septembre, dans le chaos et la panique", tandis que le Figaro s'extasie sur "une attaque sans précédent" et "une opération spectaculaire et complexe à organiser" "Avec cette attaque, Israël a réalisé une nouvelle démonstration de sa supériorité technologique et opérationnelle, près d'un an après l'attaque terroriste du 7 octobre 2023 perpétrée par le Hamas. [...] En profitant de son avance technologique, Israël espère prendre l'ascendant." Dans son édito pour Libération, le directeur de la rédaction Dov Alfon loue lui aussi une "opération militaire inouïe""Tout y est, la prouesse technologique, le secret des préparatifs, l'audace opérationnelle, l'indifférence aux conséquences politiques, la rapidité de réalisation et la réalisation inconcevable de tous les objectifs visés." 

Pour le Parisien, cette "incroyable explosion" est "une opération inédite, d'une envergure exceptionnelle"La rubrique Pixels du Monde consacre un article spécifique pour expliquer la technicité de "cette opération hautement risquée et extraordinairement sophistiquée". C'est également le champ lexical de la victoire militaire et de l'exploit technologique qui va se répandre dans le reste des médias français. Un "ancien espion français" a également expliqué en interview vidéo au Monde qu'il s'agit d'un "coup de maître de la part des Israéliens", mais lui a précisé, sur X, qu'il "caractérise le niveau technique de l'opération, sans jugement moral ni justification stratégique" - une nuance qui n'est pas soulignée par les articles de presse louant la supériorité technologique israélienne. Ni par le Figaro, qui multiplie les articles sur "une attaque inédite par son ampleur mais techniquement éprouvée par Israël", "massive" et "spectaculaire"L'Express choisit de donner la parole à un militaire, le vice-amiral Coustillière, qui revient sur une "attaque majeure et sans précédent" et "la préparation longue et minutieuse qu'a imposée une telle opération". Il ne tarit pas de compliments, parlant de "vraie prouesse", d'une "maîtrise assez impressionnante" : "C'est une opération extrêmement complexe, qui demande un temps de préparation et un coût important." Le Nouvel Obs préfère souligner le danger de la situation en décrivant "un événement d'une ampleur sans précédent". Dans la presse étrangère, même son de cloche : l'accent est mis sur la victoire logistique. Le New York Times, notamment, titre sur un "cheval de Troie moderne" que serait l'utilisation de bipeurs piégés, et parle de "succès tactique".

À la télé aussi, ce qu'on retient, c'est le "spectacle" de ces explosions. Quotidien (TMC) parle d'une "attaque spectaculaire" ; sur LCI, on nous décrit une "incroyable opération", un "coup de maître" et David Pujadas estime qu'elle suscite "une forme d'admiration" chez les spécialistes ; sur BFMTV, c'est "une opération d'une grande technicité humaine et technique", voire "un scénario digne d'un film d'action hollywoodien". France 2, un peu plus sobrement, décrit "une attaque inédite"... mais parle aussi de "scénario sidérant". Sur Europe 1, l'avocat-éditorialiste d'extrême droite Gilles-William Goldnadel considère même que l'attaque aux bipeurs est "une prouesse technologique unique", et une "opération extrêmement ciblée, difficilement critiquable d'un point de vue moral, avec très peu de dégâts collatéraux".

Parfois, sur les plateaux télé, certains ont un éclair de lucidité : au fond, avec ces dispositifs piégés qui explosent en blessant ou tuant toute personne à proximité - sans assurance qu'ils sont bien "membres du Hezbollah" -, est-ce qu'Israël ne commet pas des actes contraires au droit international ? Pas le journaliste du Point Christian Makarian qui, sur BFMTV le 18 septembre, complimente cette technique de "guerre hybride au carré : Israël utilise les méthodes qui peuvent être empruntées à celles des terroristes, contre les terroristes". S'il s'écoutait, il pourrait être à deux doigts de qualifier ces méthodes de "terroristes", mais lui préfère dire : "C'est fortiche." Sur LCI le 18 septembre face à David Pujadas, l'avocat Jean-Claude Beaujour, président du Forum translatlantique, est plus clairvoyant : "Ça veut dire qu'il peut y avoir aussi des infiltrations qui nous touchent, nous, Occidentaux, à tout moment, donc il faut en avoir conscience".

"Ces victimes civiles que l'Occident ne saurait voir"

Il n'y a pas que des membres du Hezbollah qui sont morts dans ces attaques aux bipeurs puis aux talkie-walkies. Il y a aussi des civils : les appareils piégés ont explosé dans des domiciles, mais aussi en pleine rue, dans des magasins, y compris dans les mains d'enfants. Dans son article du 18 septembre sur l'attaque, le Monde préfère parler de "blessés venus de fiefs du Hezbollah" que de "membres" du groupe : "À 15 h 30, les bipeurs de centaines de personnes, faisant leurs courses, assises au café ou chevauchant leur scooter, ont explosé, après avoir, selon des témoignages, reçu un message. Pendant plusieurs heures, un ballet d'ambulances a déversé dans des hôpitaux, submergés, de Beyrouth, du sud du pays et de la plaine de la Bekaa, les blessés venus de fiefs du Hezbollah. Des victimes aux mains déchiquetées, certaines défigurées, d'autres blessées à l'aine ou à la jambe." Le Figaro décrit des "bipeurs employés par des membres du Hezbollah au Liban et en Syrie"Franceinfo reste également factuel : "La plupart des personnes blessées ou tuées sont les hommes militants du Hezbollah qui portaient ces bipeurs. Il y a aussi des victimes collatérales, selon les autorités libanaises : parmi les morts, figure une fillette de dix ans tuée par l'explosion du bipeur de son père, ainsi que le fils d'un député du Hezbollah." 

Sur LCI, dans 24 H Pujadas le 18 septembre, David Pujadas admet qu'il est un peu "cynique" de s'extasier sur les "incroyables services [israéliens], aussi performants", et rappelle "qu'il y a des morts, il y a des morts civils, des enfants, là encore"... mais il le fait juste après avoir parlé de l'attaque aux bipeurs comme d'un événement "inédit, et fascinant, il faut bien le reconnaître". Et d'autres médias se focalisent tellement sur la "prouesse" de ces attaques qu'ils ne parlent pas du tout des civils. C'est le cas de Numérama, qui titre sur "ces centaines de bipeurs qui ont explosé en même temps dans les poches des membres du Hezbollah" et ne publie pas une seule fois le mot "civils"De façon générale, en France, la presse comme les télés ou les radios ne s'arrêtent pas sur le sort de ces civils. Ils sont mentionnés au passage, comme des dégâts collatéraux de ces attaques qui, nous dit-on, ont "tué majoritairement" des membres du Hezbollah, mais leurs noms, leurs portraits, ne sont pas publiés. Sauf dans un article de France 24, le 19 septembre, qui source ses informations du quotidien libanais l'Orient-Le Jour - pour l'identité de la petite fille, Fatima Abdallah, qui "faisait ses devoirs" quand le bipeur a sonné, et du tabloïd britannique Daily Mail pour celle du fils du député, nommé Mohammad Bilal King.

Le 19 septembre, l'Orient-Le Jour a condamné cette cécité partielle des médias occidentaux dans un éditorial regrettant "ces victimes civiles que l'Occident ne saurait voir". Le journal rappelle qu'"outre des combattants et membres du parti chiite, les attaques israéliennes ont fauché des enfants et professionnels de santé, tout en brouillant la frontière entre cibles militaires et civiles" et souligne la "terreur psychologique" que ces attaques ont fait subir aux Libanais·es.

De nombreux internautes ont également critiqué les mots utilisés par les médias occidentaux pour couvrir les attaques. "«Complexe», «impressionnant», «épique»... En lisant ça, on pourrait croire qu'Israël a trouvé un remède au cancer et non pas une nouvelle façon parfaitement sinistre de démembrer des corps d'Arabes...", a écrit une journaliste sur X. "Si les attaques terroristes au Liban de ces deux derniers jours s'étaient produites en Europe, tous les médias occidentaux seraient en train d'interviewer des victimes, de raconter l'histoire du garçon qui a perdu un œil et de la fillette qui a perdu la vie", a fait remarquer une professeure à l'université américaine de Beyrouth. "Mais ce sont des Arabes, alors ils célèbrent l'ingéniosité d'israël. C'est répugnant."

Le 19 septembre, l'ONU a signalé que les explositions de bipeurs et de talkies-walkies sont contraires au droit international : Volker Türk, Haut-commissaire de l'ONU aux droits humains, a déclaré le 19 septembre que piéger des objets en apparence "innofensifs" peut constituer un "crime de guerre" et que "cibler des milliers d"individus, que ce soit des civils ou des membres de groupes armés, sans savoir qui est en possession des appareils concernés, de leur localisation et de leur environnement au moment de l'attaque, viole le droit humanitaire international". 

Ce n'est que lorsque le sud du Liban a été visé par des centaines de frappes israéliennes dans les jours suivant les attaques aux bipeurs et aux talkie-walkies, que la presse française a tardivement commencé à questionner le bien-fondé de ces attaques jusqu'alors encensées et à prendre la mesure de la situation. Le 23 septembre, le Figaro se demande si l'explosion de bipeurs est "un possible crime de guerre". Le 24, Libération publie un entretien avec une chercheuse à l'Institut français des relations internationales, qui estime que les explosions de bipeurs au Liban s'apparentent à "un assassinat ciblé de masse" et qu'on assiste, depuis, "à un renoncement au droit international".

Le "cynisme" des médias et la "déshumanisation" des victimes civiles

Une seule exception notable, dans les médias occidentaux tous dithyrambiques : le "coup de gueule de Jean-Michel Aphatie" dans la matinale de RTL, le 19 septembre. "On parle de «prouesse technologique»", a-t-il dit en énumérant les titres de presse complimentant les attaques israéliennes. "Nous sommes face à des attentats politiques, des exécutions politiques de masse. De masse, et très cyniques, parce que quand on pirate les bipeurs, ceux qui déclenchent les explosions ne savent pas qui aura le bipeur en main. Un membre du Hezbollah ? Quelqu'un d'autre ? [...] Et si c'est quelqu'un d'autre qui perd la vie, quelle importance ? Les gens qui ont programmé cette opération ne savent pas où sera le porteur du bipeur : chez lui, et donc il mourra tout seul ? Ou dans la rue, et donc d'autres gens risquent de mourir, ou d'être blessé grièvement ? [...] Et tout ce cynisme ne suscite, chez nous en Occident, où chaque vie humaine est considérée comme importante, aucune autre réaction que «Bravo, quelle prouesse» ? Qu'est-ce que nous devenons ? Où sont nos valeurs ?"

Le 23 septembre, Sophia Aram a choisi de consacrer son billet sur France Inter à répondre à Aphatie. Durant toute la chronique, Aram ironise sur "les activités «ludo-éducative» du Hezbollah" et se moque de l'indignation d'Apathie en parlant de "«zatentats politiques de masse»". Surtout, en faisant mine d'ignorer le message lancé par Aphatie, Aram ne fait que l'illustrer. Elle se focalise uniquement sur le Hezbollah ("Si Nasrallah [le secrétaire général du Hezbollah, ndlr] a équipé ses petits camarades de pagers, ce n'était pas par amour du vintage mais bien pour poursuivre son action meurtrière pour le compte des mollahs iraniens et de la mollarchie") sans mentionner les victimes civiles, si ce n'est pour rappeler que "Emmanuel Macron a solennellement exprimé « le chagrin pour toutes les victimes civiles de cette semaine »". 

Auprès d'Arrêt sur images, le politologue franco-libanais Ziad Majed explique observer, dans les médias occidentaux qui couvrent les attaques israéliennes, "une fascination vis-à-vis de la sophistication de l'opération"couplée à "une déshumanisation" des Libanais·es similaire à celle des Gazaoui·es et des Palestinien·nes. "On n'a jamais parlé du fait que les bipeurs sont portés par des gens qui ne sont pas tous des combattants du Hezbollah", note-t-il. "Cette déshumanisation fait qu'on est uniquement face à des commentaires sur l'opération «technique», «technologique», sur la «supériorité du renseignement», ou la «préparation de cette opération sophistiquée», sans évoquer tous les aspects humains et les questions liées aux droit international. Toutes ces questions éthiques et juridiques, et toute la dimension humaine, ont été occultées dans la couverture médiatique que j'ai pu voir." C'est peut-être, dit-il, dû à "l'effet miroir" qu'il observe entre l'état israélien et la société occidentale : "C'est un mode opératoire qu'on pourrait imaginer chez nous aussi, ça passionne, ça fascine." En face, en revanche, les médias présentent "des individus «qui ne nous ressemblent pas», considérés comme un «axe du mal», et ne montrent aucune sympathie pour eux", dit-il. Il regrette une "décontexualisation politique" sur l'actualité de la région, qui mène à "l'aspect abstrait d'une technologie qu'on célèbre et qui touche des personnes invisibles ou déshumanisées".


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