Journaliste de Reuters tué par un tir israélien: et la voix passive revient
Reuters annonce que son journaliste "a été tué", sans préciser clairement par qui
Issam Abdallah travaillait comme journaliste vidéaste pour l'agence de presse Reuters au Liban, son pays d'origine. Il y avait couvert l'explosion du port de Beyrouth en 2020 et, pour son travail sur cet événement, avait été nommé pour le prix annuel du "Reuters Video Journalist of the year"
. Il est mort le vendredi 13 octobre 2023, tué par un bombardement de l'armée israélienne, alors que son équipe filmait en direct la situation à la frontière avec Israël, dans le sud du Liban.
"Nous sommes profondément tristes d'apprendre que notre vidéaste Issam Abdallah, a été tué,
a annoncé l'agence Reuters dans un bref communiqué. Issam faisait partie d'une équipe de Reuters qui fournissait un signal vidéo en direct dans le sud du Liban."
Le communiqué précise que Reuters "cherche urgemment à obtenir plus d'informations"
et est en lien avec "les autorités de la région"
, et note que deux autres journalistes de l'agence de presse, Thaer Al-Sudani et Maher Nazeh, ont également été blessés.
Mais à lire ce communiqué, impossible de savoir comment Issam Abdallah est mort. Le fait qu'il s'agissait d'un bombardement - d'où qu'il provienne - n'est même pas précisé. On sait seulement qu'Issam Abdallah est mort et que deux de ses collègues ont été blessés : on pourrait tout aussi bien penser que l'équipe de journalistes a eu un accident de voiture ou a été frappée par la foudre.
"Un journaliste tué", sans préciser par qui
Pas facile de comprendre comment Issam Abdallah est mort en lisant la presse internationale : de nombreux médias sont eux aussi restés flous quant aux circonstances de son décès. Pour la BBC, il a été "tué vendredi dans le sud du Liban, alors que la violence s'intensifie le long de la frontière avec Israël".
Pour RTL, le journaliste de Reuters est décédé "à la suite de tirs sur une voiture de presse".
Dans une reprise de dépêche AFP, Paris Match
décrit des "bombardements au Liban"
en titre, puis explique que "plusieurs journalistes ont été touchés par des bombardements"
: "Ils se trouvaient tous près du village d'Aalma ech Chaab, près de la frontière israélienne lorsqu'ils ont été pris dans des bombardements transfrontaliers."
La source de ces bombardements, l'armée israélienne, n'est évoquée que de façon détournée : "De son côté, l'armée israélienne s'est dite «très désolée» [...]. «Nous sommes très désolés pour sa mort. Nous enquêtons», a déclaré le lieutenant-colonel Richard Hecht, sans reconnaître explicitement la responsabilité de l'armée israélienne."
Et puisqu'Israël ne reconnaît pas sa responsabilité, les médias s'en tiennent là, sans se demander pourquoi l'armée présente des excuses s'il ne s'agit pas de son fait. Issam Abdallah a été "tué vendredi dans un bombardement"
, écrit Libération
qui suggère la responsabilité israélienne ("Sans reconnaître explicitement être responsable, l'armée israélienne s'est dite «très désolée»"
) sans plus questionner la raison de telles excuses.
Pourtant, dès le 13 octobre, plusieurs médias ont indiqué clairement la cause de la mort d'Issam Abdallah. RSF a ainsi annoncé qu'Issam Abdallah a été "tué par une frappe israélienne"
et condamné un "crime odieux contre des journalistes"
.
Dans un article qui recense les journalistes morts depuis le début des bombardements israéliens sur Gaza en réponse à l'attaque du Hamas sur Israël, RSF donne plus de précisions sur les circonstances de la mort d'Issam Abdallah : "Le groupe de journalistes, clairement identifiable, selon plusieurs sources, était posté à proximité de Alma al Chaab, au sud du Liban à la frontière avec Israël [...]. Il a été touché, selon les professionnels de l'information sur place, par un tir de roquette israélien lors de bombardements transfrontaliers
."
BFMTV a indiqué qu'Abdallah a été "touché par un bombardement israélien"
, tandis que le Monde
écrivait : "Un journaliste de l'agence Reuters a été tué dans le sud du Liban par une frappe de l'armée israélienne"
. Dans les médias anglophones aussi, certains ont immédiatement indiqué la provenance du missile. C'est le cas de l'agence de presse Associated Press (AP), qui a mis l'accent dès le premier mot de son titre sur la responsabilité d'Israël : "Un missile israélien tue un journaliste et en blesse six autres le long de la frontière libanaise"
.
Selon
e ministère libanais des Affaires étrangères a annoncé son intention de porter plainte auprès du Conseil de sécurité de l'Onu pour L'Orient-Le Jour
, l"le meurtre israélien intentionnel du journaliste libanais martyr Issam Abdallah".
"Les journalistes dans la région n'ont aucun doute : c'est une frappe israélienne"
Depuis la mort d'Issam Abdallah, l'incompréhension ne quitte pas ses confrères et consœurs qui couvrent la région. Noé Pignède, correspondant au Moyen-Orient pour France Info et Radio France, le répète plusieurs fois : "On ne comprend pas, on ne comprend pas pourquoi des journalistes ont été visés alors qu'ils étaient en train de streamer
(diffuser en direct, ndlr)."
Il y a souvent des échanges de tirs sporadiques dans la région du sud du Liban où les équipes de Reuters et de l'AFP filmaient au moment des frappes, dit-il, mais "tous avaient un gilet presse, il y avait des trépieds posés, aucun ne ressemblait à un militant du Hezbollah"
. Chloe Domat, journaliste indépendante au Liban qui travaille pour Arte et France 24, abonde : "Ils ont respecté toutes les consignes, ils avaient les autorisations. C'était un petit groupe, ils étaient seuls à cet endroit, c'était très simple de les identifier."
Surtout pour Israël, qui surveille constamment la zone, ajoute-t-elle. La journaliste a bien failli être sur place lors de la frappe : elle était dans le sud du Liban avec son équipe pour Arte et avait prévu de se rendre à l'endroit où filmaient les journalistes de Reuters et de l'AFP. "On a changé d'avis et décidé de couvrir autre chose
, dit-elle. C'est en remontant à Beyrouth pour monter nos images qu'on a vu qu'il y avait eu une frappe, d'une violence inouïe. On s'est tous dit : «Ils ont été visés par Israël. »"
Comme Noé Pignède, elle décrit des collègues "très secoués"
: "On sait qu'il peut y avoir des accidents, mais on ne se disait pas forcément que des journalistes identifiés par leurs gilets et véhicules seraient visés.
"
Noé Pignède cite le témoignage d'un collègue qui était sur place, ayant assisté à "deux frappes, avec moins d'une minute entre les deux" :
"Apparemment, l'une visait Issam, on ne sait pas pourquoi. Il n'y avait rien qui justifiait de le tuer parce qu'il était «dérangeant», il n'était pas en train d'enquêter sur des crimes de guerre israéliens : il filmait un direct."
Pour les journalistes qui travaillent dans la région, assure Noé Pignède, "il n'y a aucun doute sur le fait que c'est une frappe israélienne"
. Lui-même l'a précisé dans ses sujets radio, dit-il. Chloe Domat acquiesce : "C'est une frontière, les tirs viennent d'un côté ou de l'autre. Là, ils venaient du côté israélien."
Pour elle, la
du premier communiqué de Reuters, qui annonce qu'Issam Abdallah "sobriété assez affligeante"
"a été tué"
, est frustrante : "Est-ce qu'on peut dire par qui, par quoi ? C'est comme si on se prenait un deuxième coup : déjà, il s'est passé ce qu'il s'est passé, et en plus, on a l'impression que les rédactions n'arrivent pas à mettre des mots dessus."
Pour Reuters, "un missile tiré depuis la direction d'Israël"
Issam Abdallah a été enterré le 14 octobre à Al Khiyam, la ville du Liban où il est né et a grandi. Reuters était sur place et a couvert son enterrement par un reportage photo, publiant des clichés de sa mère le pleurant, et de ses collègues journalistes se recueillant sur sa tombe après y avoir "déposé leurs caméras"
en guise d'hommage. Mais même dans les légendes de ces photos, l'agence de presse reste floue : Issam Abdallah a "été tué par un missile tiré depuis la direction d'Israël"
, écrit Reuters en citant des témoins sur place. Témoins qui ne sont autres que les propres collègues d'Abdallah : les journalistes blessés de Reuters et de l'AFP qui se trouvaient également sur place.
Le 16 octobre, dans un podcast puis dans un message vidéo dans lequel la rédactrice en chef de l'agence Alessandra Galloni prend la parole, Reuters a depuis appelé Israël à "mener une enquête rapide, complète et transparente"
sur les circonstances de la mort d'Issam Abdallah. Dans le podcast du 16 octobre, l'agence précise que "l'armée libanaise dit qu'Israël a lancé le missile"
qui l'a tué, et cite à nouveau le témoignage d'"un autre reporter de Reuters présent sur le terrain"
qui, lui aussi, déclare que "le missile a été tiré depuis la direction d'Israël"
. Deux sources distinctes, dont une interne, qui ne semblent pas suffire pour l'agence. Dans son message vidéo, Alessandra Galloni répète qu'"Issam Abdallah a été tué le 13 octobre quand un missile l'a touché alors qu'il filmait des échanges de tirs à la frontière israélo-libanaise"
et que "des témoins oculaires sur place ont dit que le missile qui a tué Issam venait d'Israël"
.
Cette communication de Reuters se voulant neutre a mené à de nouveaux articles, dont certains des médias français, reprenant les mêmes éléments de langage à la voix passive. C'est le cas de franceinfo, reprenant l'AFP, qui a traduit presque mot pour mot l'annonce de Reuters : "
Attaque du Hamas contre Israël : un journaliste de l'agence de presse Reuters tué dans le sud du Liban.
Issam Abdallah a perdu la vie alors qu'il couvrait des échanges de tirs à la frontière israélo-libanaise, annonce son employeur."
"Une telle trahison de notre profession"
De nombreux journalistes se sont émus de ces communiqués de Reuters ne faisant qu'annoncer la mort de leur confrère en utilisant la voix passive, celle qui déclare qu'"un journaliste a été tué"
, sans en détailler la responsabilité ni tirer de conclusions d'éléments concordants (pourtant rapportés par leurs propres reporters). "Notre cher Issam, le média pour lequel tu travaillais dit que «tu as été tué». Et c'est tout"
, s'est émue la journaliste de CNN Dalal Mawad. Le reporter de l'édition étasunienne du Huffington Post
Christopher Mathias a comparé les titres d'articles du New York Times
et de Reuters, employant tous deux la voix passive : "C'est une telle trahison de notre profession, à tellement de niveaux différents, de décrire le meurtre de l'un d'entre nous à la voix passive."
En 2018, le magazine étasunien spécialisé dans la géopolitique Current Affairs
se penchait sur l'utilisation spécifique de cette voix passive
sur les sujets touchant à Israël : "Aux
États-unis, les articles sur Israël contiennent souvent des formules étranges : les gens semblent mourir de mort violente, mais personne ne semble jamais les tuer."
Current Affairs
citait l'exemple d'un missile israélien ayant détruit un café à Gaza en 2014, tuant huit clients qui y regardaient un match de foot. "Les titres du
New York Times étaient : «Un missile rencontre les clients d'un café de Gaza qui s'apprêtaient à regarder le
match» et «Dans les décombres d'un café de Gaza, on cherche les victimes qui venaient voir le foot». Aucune mention d'où venait le missile : il semble avoir agi par sa propre volonté."
Ce qui faisait dire au magazine que la voix passive est "l'outil rhétorique préféré des propagandistes du monde entier, qui regrettent que des erreurs aient été commises sans jamais avoir à admettre qui les a commises".
En mai 2018 également - une période de tensions particulièrement fortes dans la région, durant laquelle Israël avait ouvert le feu sur des manifestants palestiniens à Gaza qui s'opposaient au transfert de l'ambassade des États-Unis à Jérusalem, et tué plusieurs dizaines d'entre eux - The Economist
apportait une nuance au concept de voix passive, arguant que le choix des mots-clés est plus important que le style passif ou actif : "La forme passive comme active peuvent toutes deux donner le point de vue de la victime, avec des verbes forts comme «Des soldats massacrent des manifestants», ou des formulations passives comme «Des manifestants abattus par l'armée»."
Le magazine proposait une expression alternative : la "voix évasive"
, ou "voix de l'anguille"
, qui "fonctionne avec la forme active comme passive"
. Comme, par exemple, "un missile venant de la direction de"
, au lieu de "tiré par".
Le précédent Shireen abu Akleh
Le présage est funeste. La dernière photo qu'Issam Abadallah a partagée sur les réseaux sociaux est celle de Shireen Abu Akleh, journaliste palestino-américaine star d'Al-Jazeera
, morte le 11 mai 2022 sous les tirs de l'armée israélienne à Jénine, en Cisjordanie. Son meurtre avait lui aussi fait l'objet de vives tensions et de critiques envers les médias occidentaux, incapables de qualifier sa mort de résultat direct d'un tir israélien et décrivant des "affrontements"
, malgré la présence d'autres journalistes ne témoignant d'aucune confrontation, et les éléments matériels appuyant leurs témoignages. Il avait fallu attendre les conclusions de l'Onu plus d'un mois plus tard pour que les médias se décident à écrire que "Shireen Abu Akleh a été tuée par un tir israélien".
Voilà que près d'un an et demi plus tard, les mêmes questions se reposent, les mêmes biais implicites opèrent. Un journaliste est mort. Il a été tué. Par un missile. Qui, selon tous les éléments à disposition, venait d'Israël. Dont l'armée a depuis présenté ses excuses. CQFD ?
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