13 novembre : mémoriaux virtuels aux victimes dans les medias français
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13 novembre : mémoriaux virtuels aux victimes dans les medias français

... après les 3000 portraits dans le New York Times en 2001

Des noms, des visages, de courts portraits voire des hommages : depuis les attentats de Paris, plusieurs médias publient la liste des victimes sous forme de mémoriaux plus ou moins étoffés. Parmi eux, le site de France TV info brosse une mosaïque exhaustive avec fiches signalétiques, alors que Libération et plus récemment Le Monde publient des portraits fondés sur les témoignages de proches. Ces monuments aux morts virtuels rappellent ceux érigés par la presse américaine après les attentats du 11 septembre 2001. Émotion et subjectivité sont pleinement assumées.

Vendredi 13 novembre à minuit : les réseaux sociaux commencent à charrier des noms et des photos de victimes des attentats de Paris. Des listes défilent, des inquiétudes montent, des larmes sont déjà versées. L'horreur s'installe sur les écrans. Dès dimanche, la rédaction de Libération se mobilise. "L’idée de rendre hommage aux victimes est venue immédiatement", raconte le journaliste Jean-Christophe Féraud, qui parle d’une idée et d’une envie collectives. Très vite on s’organise : un document en ligne est partagé au sein de la rédaction et se remplit au fur et à mesure. La dizaine de journalistes investis dans cette mission glane alors toutes les informations accessibles depuis les réseaux sociaux. Glane, et surtout vérifie.

Extrait page 2 / Libération du 16 novembre 2015

Très vite aussi, Libé publie dans ses pages les premiers visages et les premiers noms. Lundi 16 novembre, on découvre ainsi une kyrielle de photos en page deux. Des visages souriants ou non. Un couple s’embrasse en amoureux. Plus loin, une double page présente six portraits– pas vraiment des bios. Les éléments sont parfois issus des réseaux sociaux. Ainsi apprend-on que "sur les photos de [Lola Salines] postées par ses amis, elle rit toujours. Sauf dans l’une, prise au McDonalds, où elle fait mine d’être triste, mais tient un ballon où est marquée la phrase : «Place à la bonne humeur.»" Libé lance également un appel aux lecteurs et leur propose d'envoyer leur témoignage via une boîte mail créée pour l'occasion.

Extrait de la mosaïque en ligne sur le site de Libération

Depuis ce lundi, "chaque jour nous publions une double page de portraits dans le quotidien" explique Féraud. "La dernière sera probablement diffusée samedi, quitte à faire deux doubles pages". La liste complète des victimes est quant à elle publiée sur le site, dans un article fastidieux à consulter. Le journal ne diffuse les photos qu'après accord des familles. Par souci de clarté, Libération décide de créer une application pour regrouper les 130 noms. Soit l'ensemble des victimes. "On ne peut pas faire autrement que de les mettre tous en ligne" estime Féraud. Pas question de trier, donc. Pour l’heure il manque 24 noms, qui viendront plus tard compléter le mémorial de Libé. Son but ? Donner de "la matière à souvenir" selon Féraud.

"Rendre hommage dans la sobriété"

Construire un mausolée de papier – virtuel ou non – n’a pas été l’objectif premier du site de France TV Info qui s’est lancé également dans une compilation des noms et des visages des victimes. Ce type de recensement n’est pas une première : le site a publié en 2013 la liste des 88 Français morts en Afghanistan. Cette fois-ci pourtant, c’est différent. "Notre souci premier a été de vérifier les informations" raconte Bastien Hugues, le chef des informations de France TV Info. "On a pu voir passer sur les réseaux sociaux le nom d’un homme soit-disant agent de sécurité annoncé comme mort. Or il n’était pas agent de sécurité, et encore moins mort".

Si certains sites français – Vanity Fair ou 20minutes.fr pour ne citer qu’eux – se mettent rapidement à diffuser des noms de victimes, c’est en découvrant les sites anglo-saxons qui commencent à bâtir des mémoriaux – celui de CNN, du Telegraph, du Guardian ou encore de Buzzfeed – que France TV Info décide dès le dimanche de se lancer dans un recensement. Même mode opératoire que Libé : un document est partagé en ligne mais, contrairement au quotidien, l’équipe – composée de deux coordinateurs et d'un trentaine de journalistes – recueille uniquement des informations factuelles à partir de la presse nationale mais surtout de la presse régionale et des communiqués officiels. "Des maires ont souvent annoncé les décès des victimes qui vivaient dans leur ville" assure Hugues.

Mosaïque du site France TV Info

Ainsi s’est construite la mosaïque en ligne. A chaque visage est associée une fiche signalétique avec nom, âge, profession, nationalité, lieu d’attaque, ville d’origine. Sur la dernière ligne, on peut découvrir si la personne a un lien de parenté avec une autre victime. "Quand nous ignorons l’info ou qu’elle n’est pas vérifiée, nous précisons «non connu»" explique Hugues. "Et dans ce document partagé sont listées toutes nos sources, que nous avons recoupées et re-recoupées". Et d'ajouter : "Passé le souci de vérification, nous avons cherché à rassembler dans un même endroit toutes les victimes pour leur rendre hommage, dans la sobriété". Là encore, la compilation se veut exhaustive. Manquent à ce jour quatre noms. D’où viennent les photos ? Hugues ne s’en cache pas : des réseaux sociaux. "Une seule personne nous a demandé de retirer une photo, ce que nous avons fait. À l’inverse, nombreux sont ceux qui nous ont contactés pour nous compléter nos informations ou envoyer des visuels de meilleures qualités".

Fiche d'une victime / Site France TV Info

"rendre un hommage le plus individuel possible"

Les photos justement : quand Le Monde décide de créer son mémorial pour les morts du 13 novembre, consigne est donnée aux journalistes de recueillir des images issues des proches, explique Jean-Baptiste Chastand, auteur du portrait de Caroline Prenat, 24 ans. C’est l’un des six portraits publiés mardi 24 novembre dans une mosaïque qui sera complétée progressivement. On le voit : contrairement à Libération ou France TV Info, Le Monde a pris son temps. Une volonté qui s’inscrit dans "une démarche douce, progressive et apaisée" comme l’explique Aline Leclerc, coordonnatrice avec Sylvie Kauffmann de ce mémorial. Pas question de se précipiter et de livrer un mémorial d’un bloc : "Nous souhaitions rendre un hommage le plus individuel possible. Et donc publier un portrait après l’autre, mis en ligne d’abord sur la Une du site puis dans la mosaïque, pour que nos lecteurs aient le temps de les lire."

Portrait en Une du site du Monde le 25 novembre 2015

Parallèlement, chaque jour, Le Monde publiera dans ses colonnes cinq à six portraits. Le quotidien souhaite réunir toutes les victimes. "L’exercice est délicat à la fois pour les familles endeuillées et pour les journalistes qui doivent contacter les proches, souligne Leclerc. Certains refusent de parler. D’autres veulent garder l’anonymat. Nous avons des refus catégoriques." La mosaïque peut être donc incomplète in fine ? "Pour l’instant nous avons choisi de respecter l’avis des familles. On verra à terme". Chaque journaliste fait comme il veut. Il n’y a pas d’impératif de publication. Seuls le nombre de lignes est imposé : "Ce sujet, comme l'ensemble du mode opératoire, a fait débat entre nous, raconte Leclerc. Certains voulaient pouvoir écrire longuement s’ils le souhaitaient. Nous avons finalement choisi un même calibrage pour tout le monde". Question d'égalité.

Mosaïque du Monde le 25 novembre 2015

La rédaction du Monde s’est amplement mobilisée : près de 70 journalistes – sur les 300 que compte le quotidien – ont répondu présent. Certains ont pris sur leur temps de vacances. Comment les portraits sont-ils répartis ? En fonction des disponibilités et souvent de façon aléatoire, explique Leclerc. Chastand ne connaissait pas Caroline qui venait de Lyon. Il a interrogé son père au téléphone. Certains journalistes en revanche se sont vus confier ou ont choisi des connaissances, plus ou moins proches. Ceux du service culture par exemple ont été invités à interroger les proches des victimes qui naviguaient dans le milieu musical. C’est évident : chacun connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui était au Bataclan ou aux abords de l’un des deux restaurants ou sur les bancs du Stade de France. Féraud le concède : "Beaucoup connaissaient personnellement des proches de victimes quand ce n’était pas les victimes elles-mêmes, comme la baby-sitter de l’un d’entre nous."

"la fine fleur d'une société, le symbole du paris des lumières"

Si Libération est dans l’immédiateté, France TV Info dans la sobriété et Le Monde dans le recul relatif, les trois titres ont un même objectif : rendre hommage et s’inscrire dans la mémoire collective. Ou, comme le dit Leclerc, faire en sorte "qu’on se rappelle qui ils étaient. C’est un travail sociologique". Même sentiment pour Féraud qui rappelle en outre que les victimes sont sociologiquement proches d’eux : "Nous vivons dans les mêmes quartiers, ce sont des gens qui nous ressemblent. C’est peut-être pour ça que nous sommes si touchés". À la lecture des portraits apparaît en effet un monde relativement uniforme : des hommes et des femmes plutôt jeunes, diplômés, aimant les voyages et la culture. Pour Kauffmann et Leclerc, "l’histoire de ces 130 vies se lit comme celle de la fine fleur d’une société confiante dans la réussite que peuvent lui donner le savoir, la science et l’ouverture d’esprit. Français ou étrangers venus en France précisément pour cela, ils étaient, ce 13 novembre, le symbole du Paris des Lumières, au XXIe siècle."


Avouons-le également : les portraits sont élogieux. Nous croisons "le plus grand déconneur de la Terre" ou "le meilleur ami de tous – généreux, drôle et profondément loyal" ou encore "une solaire, une tonique, une magnifique". Leclerc en convient : "Nous n’enquêtons pas comme si on devait le faire pour un portrait d’homme politique. Ce ne sont pas des papiers à charge et à décharge. Mais on assume cette subjectivité totale. Nous prévenons d’ailleurs nos lecteurs que ce sont des portraits vus par les proches des victimes". Un travail de nécrologie ? Féraud réfute le mot. D’ailleurs, dit-il, "on ne l’emploie jamais entre nous. De même, les textes présentant les victimes ne sont pas des faireparts. Ce sont des portraits. Et nous avons voulu mettre notre art du portrait au service de la mémoire."

Mais la mémoire est une matière aléatoire. Si les journalistes de Libé contactent les proches autant que possible, il leur arrive de puiser leurs informations sur les réseaux sociaux et notamment Facebook qui en dit long sur la vie des uns et des autres. C'est ainsi que Libé a été obligé de modifier des portraits déjà publiés : "certaines personnes nous ont demandé de supprimer les propos d’un ami qui en réalité n’est pas un ami de la famille et donc n’avait pas légitimité à parler de la victime" raconte Féraud. Et d’ajouter : "nous n’avons pas été officiellement traités de charognards mais parfois le mot plane au-dessus de nous. C’est normal : les familles sont dans la douleur. Mais quand ils comprennent notre démarche, ils comprennent aussi que ce travail peut les aider à faire le deuil". Et peut-être le nôtre ?

11 septembre 2001 : Le new York Times et les 3 000 victimes

Ces initiatives ont un précédent : le 11 septembre 2001. Il a inspiré la journaliste du Monde Sylvie Kauffmann, présente sur place à l'époque. Elle se souvient parfaitement du New York Times qui avait rendu hommage aux victimes du 11 septembre 2001, en publiant les portraits des 3 000 victimes des attentats de New York et de Washington.

Les premières biographies apparaissent dès le 15 septembre (on peut aujourd'hui les retrouver, classées par ordre orthographique, sur le site du journal). Au sein du journal s’est constitué un pôle d’enquêteurs et de journalistes pour retrouver le nom de toutes les victimes, à partir des listes publiées par les sociétés installées dans les tours, les agences de presse, les écoles, les consulats, les postes de police et les casernes de pompiers. Il s’agit ensuite de retrouver les adresses, les numéros de téléphone. Et puis appeler. "Certains, trop bouleversés, nous renvoient sur un collègue, un cousin, un meilleur ami”, racontait au Monde en novembre 2001 le rédacteur en chef de cette page quotidienne, Wendell Jamieson. “D'autres, effondrés, nous proposent de rappeler dans six mois, ce qu'on fera. Certains s'accrochent au téléphone, d'autres veulent qu'on vienne les voir ou se rendent au journal. Parfois, il suffit de quelques minutes pour tenir un petit portrait, parfois il faut des heures. Un petit nombre refuse, arguant de l'extrême discrétion de la victime. La plupart, au contraire, sont heureux qu'on parle d'elle."

Les premiers portraits des victimes, publiés le 15 septembre 2001 dans le Times

Ces portraits sont accompagnés d’une photo, d’autres non. Tous, en revanche, respectent la même contrainte : 150 mots, et pas un de plus. “Certains d'entre nous pensaient écrire quelques portraits de victimes, d'autres suggéraient d'en rédiger beaucoup” explique Jamieson. “Nous avons finalement choisi de les publier tous. Tous ceux dont on pourra retrouver la trace, dont on pourra joindre un proche. Et l'on continuera jusqu'à ce qu'on ne trouve plus personne. Cela prendra six mois, huit mois, qu'importe ! Tous devraient être là”.

"Une sorte de haïku nécrologique"

Cela prendra finalement trois mois et demi : le 31 décembre 2001, la rubrique “Portraits of Grief” quitte les pages du journal. Dans un éditorial, publié le 16 septembre, le Times justifiait sa démarche ainsi : “Ces familles de victimes montrent des photos des disparus à des inconnus et aux caméras de télévision. Les visages qui nous y regardent n’auraient jamais pu imaginer ce que nous savons maintenant : la preuve en est, leur sourire”.

Le ton choisi par le quotidien pour ces portraits interpelle. “Ces portraits n’ont rien à voir avec les avis de décès au style lourd et raide auxquels sont habitués les lecteurs du New York Times”, note l'ouvrage La terreur spectacle, écrit sous la direction de Daniel Dayan, directeur de recherche au CNRS, et publié aux éditions De Boeck en 2006 : “Il ne s’agit pas de dresser la liste des membres de la famille du défunt mais bien de faire sentir sur le mode de l’esquisse ce qui rendait chaque être unique ou différent. D’un point de vue stylistique, il s’agit d’un véritable article plutôt que d’un avis de décès. Il s’agit en tout cas d’une nouvelle forme hybride, une sorte de haïku nécrologique, relevant du journaliste qui rend hommage, témoigne, console, aspire à l’art”. “Lorsque les terroristes attaquent, le 11 septembre, il n’y a qu’un camp” estime pour sa part le Times dans un autre édito, publié le 7 décembre 2001. “Aucun journaliste ne justifie le fait de projeter des avions contre des bâtiments. Personne n’attend des reporters qu’ils portent un regard objectif sur les terroristes”.

Daniel Dayan, La Terreur spectacle, 2006

Un journalisme "sans illusions sur sa capacité à garder un regard détaché et objectif"

James Fallows, journaliste américain, analyste des médias, préfère parler en 2002 d’un journalisme “sans illusions sur sa capacité à garder un regard détaché et objectif sur la vie publique. On y tente avec succès de venir en aide à la ville et la nation”. Avant de rappeler d’un ton narquois, comme le note Dayan dans son livre, que c’est exactement le type de “journalisme public” que le directeur de la rédacteur du New York Times, Howell Raines, condamnait avec vigueur, avant les attentats.

Pour le rédacteur en chef de cette rubrique, émotion et objectivité ne sont pas incompatibles : "N'est-ce pas le travail d'un journal de s'intéresser aux victimes ? Un policier mort dans une agression, les soldats tués dans une bataille, peut-être aurait-on pu faire la même chose avec les naufragés du Titanic. C'est vrai, l'échelle, sans doute, est sans précédent. Mais, alors que le calendrier nous éloignera du 11 septembre, cette page quotidienne interdira qu'on oublie ce qui s'est réellement passé ce jour-là. La perte irrémédiable. Un chiffre, si énorme soit-il, ne parle pas."

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