"Les Qataris sont mauvais en communication !"

Arrêt sur images

Débat sur la crise du Golfe, avec G. Malbrunot, S. Souid et N. Ennasri

L'émission
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Une déflagration diplomatique entre géants pétroliers du Golfe, des sites Internet et des boîtes mail piratées, une bataille de chaînes d’info, des accusations de soutien au terrorisme, et un jeu trouble des États-Unis : la crise du Qatar a plongé les opinions occidentales dans la perplexité. Pour tenter de comprendre pourquoi huit États ont rompu avec fracas leurs relations diplomatiques avec le Qatar, trois invités : Georges Malbrunot, journaliste au Figaro, co-auteur avec Christian Chesnot du livre Nos très chers émirs (octobre 2016), Nabil Ennasri, directeur de l’Observatoire du Qatar et doctorant à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, et Sihem Souid, fondatrice d’Edile Consulting, agence de communication qui a géré les relations presse de l’ambassade d’Arabie saoudite et celle du Qatar.

Résumé de l’émission, par Anne-Sophie Jacques

[Acte 1]

Lundi 5 juin, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Bahreïn, l’Égypte et le Yémen ont décidé de rompre leurs relations diplomatiques avec le Qatar. Depuis, ils ont été rejoints par le gouvernement dissident libyen installé dans l’est de la Libye mais aussi par les Maldives. Qu’est-il reproché au Qatar ? De soutenir des groupes terroristes, et notamment Al-Qaïda, l’organisation État islamique et les Frères musulmans. Conséquences : les diplomates qataris ont dû quitter ces pays en 48 heures. Rupture des relations diplomatiques, mais aussi blocus avec fermeture des frontières terrestres, maritimes et aériennes. Et vu que la seule frontière terrestre du Qatar est celle que ce petit pays partage avec l’Arabie saoudite, on peut craindre une pénurie en ravitaillement alimentaire. D’où la razzia dans les supermarchés qataris.

Mais la crise se ressent également à travers la guerre d’images entre la chaîne qatari Al Jazeera et les chaînes saoudiennes Al-Arabiya et Sky News Arabia, la première reprochant aux deux autres de relayer une fausse info. Comme l’explique Nabil Ennasri, mardi 30 mai, vers minuit, l’agence de presse officielle qatari publie un communiqué dans lequel l’émir du Qatar, Al-Thani, lors d’une remise de diplômes, "tirait à boulets rouges sur l’administration Trump, félicitait l’Iran et le considérait comme un allié avec qui il fallait collaborer, considérait le Hamas comme le représentant légitime du peuple palestinien, et jugeait les relations avec Israël excellente". Or le site de l’agence de presse, ainsi que son compte Twitter, ont été manifestement piratés. L’émir n’aurait donc jamais tenu ces propos.

Chose troublante, poursuit Ennasri, les chaînes saoudo-émiriennes ont fait, quasiment simultanément, la Une toute la nuit sur ces fausses déclarations, sans jamais évoquer les démentis des autorités qataries. Al Jazzera a d’ailleurs été bloquée en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, précise Sihem Souid. Une manœuvre des Saoudiens donc ? Selon les premiers résultats du FBI qui s’est rendu sur place, le piratage aurait été exécuté par des Russes – mais pas forcément piloté par le Kremlin. On n’en sait guère plus, hormis le fait que l’agence de presse qatari a bel et bien été piratée, confirme Malbrunot. Souid ajoute que depuis de nombreuses années, les Émirats arabes Unis mènent des campagnes diffamatoires à l’encontre du Qatar, et notamment aux États-Unis. Une véritable guerre, selon Malbrunot, qui s’explique par l’obsession des Émirats envers les Frères musulmans, soutenus par le Qatar.

Certes, les propos de l’émir qatari sont faux… mais n’est-ce pas au fond ce qu’il pense, et notamment sur l’Iran ? Malbrunot rappelle que "le Qatar n’a jamais eu une lecture sunnites/shiites contrairement à l’Arabie saoudite et aux Émirats qui sont obsédés par l’Iran". Lesquels bouillaient du temps d’Obama, qui avait renoué avec les Iraniens, mais se réjouissent aujourd’hui avec Donald Trump qui, en visite officielle le 20 mai à Riyad, a pointé l’Iran comme le nouvel "axe du mal" et a annoncé vouloir en finir avec l’islam politique. Cela dit, rappelle Ennasri, le nouvel émir qatari, Tamim ben Hamad Al Thani, moins flamboyant que son père, fait depuis deux ans profil bas sur l’Iran, pays avec qui il partage néanmoins un immense champ de gaz naturel.

[Acte 2]

Il y a peu, les relations entre le Qatar et l’Arabie saoudite étaient pourtant chaleureuses, comme en témoigne cette danse traditionnelle exécutée par le roi saoudien Salmane lors de sa visite officielle à Doha début décembre 2016. Une danse qu’avait refusé de faire Nicolas Sarkozy, s’amuse Malbrunot. Reste que le Qatar a toujours une diplomatie dissonante de l’Arabie saoudite, ce qui exaspère les saoudiens.

Le contexte a également changé avec l’arrivée de jeunes dirigeants : Mohamed Ben Zayed, fils du fondateur des Emirats arabes unis, qui a un tropisme anti-qatari, et Mohammed Ben Selmane (dit MBS), vice-prince héritier d'Arabie Saoudite, ministre de la Défense et second vice-Premier ministre depuis 2015. Se joue-t-il alors un "combat de petits coqs" comme l’affirme l’ancienne correspondante du Figaro Clarence Rodriguez sur France 24 ? C’est en effet une guerre d’égos confirme Souid… Il faut savoir également que Ben Zayed et MBS sont très liés à l’administration Trump.

Si les Émirats dépensent beaucoup pour des campagnes de discrimination envers le Qatar, ce dernier n’en fait pas en retour, assure Souid. En gros, résume Malbrunot, ils sont mauvais en communication. Ils aiment montrer ce qu’ils font – et notamment via la cheikha Moza, deuxième épouse de l’ancien émir – mais n’assurent pas la communication derrière. D’où le Qatar bashing dans les années 2013. Comment ont-ils accueilli les dizaines de sketchs des Guignols de l’info qui mettaient en scène l’émir qatari "qui ne te parle pas à toi" ? Avec humour, assure Souid.

[Acte 3]

Parmi les griefs contre le Qatar, et sa chaîne Al Jazeera : son soutien aux printemps arabes, comme on peut le voir dans un clip qui appelait début 2011 à la démission de Mouammar Kadhafi, alors à la tête de la Libye. Pour Malbrunot, Al Jazeera a perdu de son crédit à ce moment-là, et a souvent fait l’objet de railleries pour ne jamais diffuser des critiques sur le Qatar. Ennasri nuance : la chaîne a évoqué les ouvriers étrangers ou encore le cas du poète, auteur du Poème du jasmin, arrêté et emprisonné au Qatar, avant d’être gracié par l’émir l’an dernier… mais reconnaît qu’il y a une forme de connivence entre la chaîne et l’appareil d’état qatari, notamment lors du soulèvement populaire au Bahreïn, totalement occulté par Al Jazeera. Cela dit, ajoute le chercheur, il y avait également connivence entre les médias américains et George W. Bush au moment de la guerre en Irak en 2003.

Que penser des accusations de soutien du Qatar au terrorisme ? Accusations diffamatoires pour Souid qui explique que ce sont des personnalités privées qataris qui ont financé des groupes terroristes (une demi-douzaine ont financé Al-Qaïda, précise le journaliste du Figaro). Souid fait alors le parallèle avec notre pays : "la société Lafarge collaborait avec Daesh, et on n’a pas accusé la France de financer le terrorisme" dit-elle. Quant au soutien aux Frères musulmans, c’est un calcul politique de la part du Qatar. "Le centre de gravité de l’offre populaire du monde arabe se situait du côté des Frères musulmans", estime Ennasri qui veut en finir avec les caricatures sur les Fréristes. Ces derniers ont en effet "représenté l’avenir du monde arabe, la force opprimée", ajoute Malbrunot, avant de préciser que l’islam politique a été mis à mal par l’échec de Mohamed Morsi en Egypte. S’ensuit un débat sur la définition des groupes terroristes, et l’exacerbation liée à la guerre en Syrie.

[Acte 4]

Autre point de crispation : le poids de l’imam Al Qaradawi, voix influente des Frères musulmans, poursuivi en Égypte et installé au Qatar depuis 1962, par ailleurs très proche de l’émir. En 2001, dans une émission Arrêt sur images alors diffusée sur France 5, l’imam était présenté comme progressiste. Aujourd’hui, "il incarne la pensée des Frères musulmans considérée comme subversive par les saoudiens", explique Ennasri. Mais l’imam peut être présenté aussi différemment : dans un Spécial investigation diffusé sur Canal+ en 2013, on peut voir Al Qaradawi s’en prendre aux Juifs en janvier 2009. Des propos évidemment condamnables, commente Ennasri, qui rappelle que l’imam prend la parole au lendemain de l’opération plomb durci à Gaza.

[Acte 5]

Quelles relations entretient le Qatar avec la France ? Il est vrai que ce pays a beaucoup investi – et non "acheté" souligne Ennasri – dans les hôtels de luxe, le foot (avec l’achat du PSG en 2011), les médias avec BeIn Sport, filiale d’Al Jazeera, mais aussi en devenant actionnaire principal du groupe de médias Lagardère (Europe 1, JDD, Elle, Paris Match) ou encore actionnaire de Total, Vinci, Suez environnement, etc. Ils sont même propriétaires des murs de l’immeuble du Figaro ! nous apprend Malbrunot, dont le journal appartient d’ailleurs à Dassault, qui lui-même a vendu des Rafale au Qatar.

Des relations d’argent donc, comme le montre le livre de Malbrunot, Nos très chers émirs. Le journaliste explique que, de 2007 à 2013, l’ambassadeur du Qatar en France était très généreux avec les personnalités et notamment politiques, qui ont pris goût à ces largesses. Or, en 2013, arrive un nouvel ambassadeur qui met à terme au "distributeur de billets de 500 euros" et à ce clientisme. Mais certains politiques insistent, dont Rachida Dati ou le socialiste Jean-Marie Le Guen, ce qui agacent les qataris. Pour Ennasri, le qatari-bashing est lié à l’achat de symboles parisiens par un petit pays jusqu’alors inconnu, arabe, et musulman. Une forme de déclassement vécue par la France. Pourtant, l’Arabie saoudite achète deux fois plus que le Qatar, mais sans en parler : "Qui sait que Le Crillon parisien est détenu par un saoudien ?" demande Malbrunot.

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