"Arme secrète" et "opération Narnia" : comment invisibiliser les civils iraniens
C'est une séquence de moins de deux minutes qui pourrait relever de la maladresse, mais qui illustre parfaitement la déshumanisation et l'invisibilisation des civils iraniens tués par Israël. Ce 25 juin au soir, l'éditorialiste politique internationale de BFM, Elsa Vidal, nous offrait une chronique titrée "Iran: Israël a tué neuf scientifiques nucléaires iraniens dans leur sommeil grâce à une arme secrète".
Il y est question de l'"opération Narnia" menée par les services de renseignement israéliens dans la nuit du 13 au 14 juin, en référence au monde imaginaire de l'auteur irlandais Clive Staples Lewis, adapté avec succès au cinéma au début des années 2000. "Je me suis longtemps interrogée sur ce nom parce que Narnia c'est un pays de neige, on y rentre par une armoire... qu'est-ce que ça a à voir avec cette opération ?", lance la journaliste avant de conclure, mi-fière mi-amusée comme s'il s'agissait d'un jeu d'énigme : "Il y a un lion dedans !". Comme dans Narnia encore, avec le lion Aslan, personnage central de la série, doué de parole.
Elle poursuit et décrit "une opération secrète menée par les services de renseignement israéliens en plein territoire iranien, qui a consisté à éliminer dix" elle précise : "neuf, puis un dixième qui s'est échappé" des "scientifiques les plus en pointe du programme nucléaire iranien". On notera, au passage, l'emploi du terme "éliminer" qui relève bien plus du jargon militaire que journalistique. "Au moment où ceux-ci étaient sur le point de lui faire passer un seuil critique dans la capacité à militariser le nucléaire" complète l'éditorialiste alors que le directeur de l'Agence internationale de l'Énergie Atomique (AIEA), Rafael Mariano Grossi concédait sur LCI, presque en même temps, qu'il ne pouvait "pas affirmer que l'Iran préparait l'arme atomique, ce serait malhonnête".
"Ils ont été tués pendant des opérations qui se sont déroulées la nuit pendant leur sommeil", ajoute Elsa Vidal, non sans une forme de légèreté déconcertante. Sans s'arrêter sur cette information, elle enchaîne sur ce qui semble le "vrai" sujet de la chronique : "L'arme utilisée fait encore l'objet d'une censure militaire et n'est pas dévoilée dans sa nature. On nous dit juste qu'elle relève de l'innovation technologique exactement"."Une arme secrète", suggère Maxime Switek. "Exactement !" répond sa collègue.
La veille, séquence similaire du côté de 24h Pujadas, sur LCI. "La vérité semble incroyable" introduisait la journaliste en plateau pour raconter "l'incroyable opération Narnia". "Ils dorment à poings fermés chez eux" insistait-t-elle, là encore, sans une once d'humanité.
Sur le plateau, même fascination que sur BFM. Même jargon militaire ("que sait-on des modalités de cette opération ?"). Même déshumanisation ("c'est la matière cérébrale de ce projet radioactif qui a été détruite entièrement"). Et surtout, même capacité à occuper l'antenne sans info. "Des missiles de proximité... on ne sait pas en réalité, reconnaît lui-même Pujadas, on parle, on ne devrait pas parler, on ne sait même pas de quoi il s'agit précisément", puis se tournant vers son invité : "vous avez une idée, Pierre ?".
Les deux séquences s'inscrivent dans un double biais médiatique : fascination hors-sol pour les stratégies et opérations militaires et invisibilisation autant que déshumanisation des victimes civiles iraniennes.
Sur BFM comme sur LCI personne pour rappeler que ces scientifiques sont des civils. Leurs noms ne sont d'ailleurs jamais mentionnés. Personne pour se questionner sur ces assassinats "ciblés". Pourtant, s'ils étaient "dans leurs lits", quid de leurs potentielles compagnes ? Et de leurs enfants ? de leurs familles ? et même de leurs voisins ?
À ce sujet, les médias français dans leur ensemble sont particulièrement silencieux. L'AFP mentionne que le scientifique Mohammad Mehdi Tehranchi sera enterré avec sa femme, ce samedi. Est-ce que ces ingénieurs ont tous été tués avec leurs familles ? "Les épouses-quasi systématiquement, les enfants souvent", nous répond le compte X "lettres de Teheran". Un·e ancien·ne correspondant·e télé à Téhéran nous confirme que les épouses ont "très souvent été tuées avec leurs maris".
Le physicien Mohammad Reza Sedighi Saber, lui, a été assassiné cette semaine avec plus de dix autres membres de sa famille, à Astaneh-ye Achrafiyeh, dans le nord de l'Iran, comme l'a confirmé le porte-parole du ministère de la santé iranien, Hossein Kermanpour sur X. Le journaliste Siavash Ardalan (BBC) raconte sur le même réseau qu'Israël avait déjà tué son fils de 17 ans au début des attaques, en cherchant à tuer l'ingénieur. Sûrement l'objet d'une nouvelle chronique à venir sur BFM et LCI !
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