Médiatisation : pourquoi ce drame-ci et pas celui-là ?
On connaît Thomas, tué à Crépol, mais qui est donc Loane, tuée à Toulouse ?
Pourquoi trois semaines d'informations déferlant sur un crime commis lors d'une soirée dansante dans un village, et pas sur ce père qui a tué sa femme et ses quatre enfants ? Le Figaro
a battu les records avec 187 sujets disponibles en ligne sur le drame de Crépol depuis le 19 novembre. Mais il n'en a consacré que 11 au quintuple homicide commis à Meaux le 25 décembre, jour de Noël. Une date pourtant sensible pour le lectorat du journal.
Pourquoi certains faits divers défraient-ils la chronique, jusqu'à envahir tous les plateaux et toutes les colonnes, jusqu'à celles des quotidiens les plus sérieux qui traitent peu le fait divers ? Quels sont les ingrédients de ces choix ?
626 articles contre 5
Est-ce l'âge des victimes ? Thomas, tué à Crépol dans la nuit du 18 au 19 novembre 2023, avait 16 ans. Loane, jeune fille tuée par son beau-père à Toulouse le 5 janvier dernier, 16 ans aussi. Et pourtant... Le recensement de ces deux sujets sur dix des principaux sites d'information (le Parisien, Ouest-France,
le Figaro,
Libération
,
le Mon
de
,
CNews
,
TF1, BFMTV,
France Info
et
Europe 1
) montre un score étonnant dans le traitement de ces morts violentes de deux adolescents : 626 articles à 5.
Si la Dépêche du midi,
qui fait son travail de média régional et publie quatre articles en 48 heures, le Parisien, Ouest-France, le Figaro, TF1 et BFMTV
consacrent un sujet en ligne à la jeune fille poignardée devant sa mère et son frère. Mais un unique sujet. Et Libération, le Monde, CNews, France Info
et Europe 1,
n'en disent rien. Pourquoi si peu de retentissement à un tel drame ?
Est-ce simplement qu'on est le 5 janvier, dans la deuxième semaine des vacances scolaires, avec parfois des journalistes remplaçants aux manettes, et des rédacteurs en chef soucieux du référencement pas encore de retour ?
Des contextes spécifiques
Bien sûr, le contexte n'est pas du tout le même. Contexte familial d'un côté, contexte de rixe de samedi soir de l'autre. Un meurtrier qui se suicide à Toulouse, tandis que celui de Crépol reste à identifier, ce qui amène les journalistes à revenir sur le sujet à chaque développement de l'enquête. Enfin, pas ou peu de témoins à interroger dans le premier cas, et une pléthore à qui tendre le micro dans le second.
C'est justement à partir de leurs paroles que le drame s'enflamme. Des témoins choqués par ce qu'ils ont vécu évoquent "le sang partout"
ou la "barbarie"
des "agresseurs"
désignés, quelques-uns affirmant se souvenir de propos "hostiles aux blancs" selon les mots du procureur de Valence. Le schéma général présenté est celui d'un clan contre un autre, les bandes de la ville "issues de l'immigration" venues semer la mort dans un village de campagne "de souche". Du pain bénit pour l'extrême droite.
Jusque dans les rangs de la droite dite républicaine, on se lâche sur le fantasme de la guerre de civilisation et le racisme anti-français. Peu importe si l'enquête commence à peine. Dimanche 19 novembre à 18 heures, une quinzaine d'heures seulement après les faits, Éric Ciotti déclare Thomas "mort de l'ensauvagement" . Gérald Darmanin, ministre, l'imite quelques instants plus tard sur le plateau de C à vous
(France 5).
Matière politique inflammable
Bref. Comme pour le meurtre de Lola, ou l'attaque d'Annecy, les circonstances du fait divers en font un objet inflammable politiquement. Voilà l'une des clés de l'emballement. La piste de la couleur éditoriale de chaque média est évidente : BFMTV, CNews, Europe 1
et donc le Figaro
ont consacré, à eux quatre, plus de 400 sujets au drame de Crépol. Là-dedans, un peu de factuel, mais surtout du commentaire, au gré d'éditos et de débats. Le summum étant l'édito de Pascal Praud du 5 décembre où il préfère tordre la réalité qu'abandonner son os fantasmatique favori.
France Info fait autant avec 88 sujets, mais reste dans son rôle de chaîne publique d'info en continu : du factuel, rien que du factuel (et deux décryptages), sur ce qu'il se passait à Crépol, Romans-sur-Isère ou l'Assemblée nationale.
À l'autre bout du spectre politique, Libération publie 33 articles sur le sujet. Sur les faits premiers, mais aussi pour souligner les incohérences de l'emballement politique à droite à mesure qu'avançait l'enquête, puisque la piste de l'"agression extérieure"
a pris du plomb dans l'aile entre temps. Ce raffut pousse Mediapart
et le Monde, qui ne traitent que rarement de faits divers, à aborder le sujet et ses contrecoups politiques et médiatiques dans 18 articles pour le premier et 27 pour le second. Avec circonspection : le Monde attend deux jours pour publier un premier article, repris d'une dépêche AFP. Le premier article signé seulement de la rédaction survient seulement le mercredi 22 novembre. Et Mediapart publie un premier reportage le 23 novembre. C'est que le fait divers devient fait politique.
Après ce rappel, qui éclaire cette asymétrie totale de traitement entre deux homicides d'adolescents, questionnons tout de même cette différence de rapport de 1 à plus de 100. Ne souligne-t-elle pas que les médias en général considèrent les homicides perpétrés dans un cadre familial un peu moins "sociétaux" et dignes d'intérêt que les autres ? Un peu comme les féminicides ?
Parmi les 118 meurtres de femmes recensés par les associations en 2023, arrêtons nous sur Meulan. Une femme de 29 ans y est poignardée le 17 juin 2023 devant son bébé de quatre mois. Le fait est atroce, mais rien sur Europe 1
, rien sur CNews.
Et seulement deux sujets pour le Parisien
, trois sur BFMTV.
Pourquoi donc ? Parce qu'on est le samedi matin et qu'au retour des chefs le lundi matin, c'est déjà enseveli loin sous la sédimentation ultra rapide de l'info ? Parce qu'il n'y a rien d'exotique à révéler sur l'origine de l'homme qui a revendiqué le meurtre, son compagnon, comme pour Loane à Toulouse, dont le meurtrier est français ? Parce qu'il s'agit de gens comme vous et moi, dont l'appartement est "propre et bien tenu, sans signe de difficultés quotidiennes apparentes"
, selon la source du Parisien, et que ni l'homme, ni la victime n'étaient connus des services de police, selon l'expression consacrée ? Ou parce que les féminicides ne soulèvent pas suffisamment d'indignations dans l'opinion et font donc peu d'audience ?
Sept féminicides, zéro sujet ou presque
Pour preuve très récente, l'indifférence générale aux six femmes – en plus de Loane – qui ont perdu la vie depuis début 2024 (chiffre au 15 janvier), tuées par leur conjoint ou leur ex. Zéro citation sur Europe 1, deux en tout sur CNews, cinq sur BFMTV... Dans notre échantillon, seul Ouest-France accorde une place à cette femme d'une vingtaine d'années, étranglée à Mayotte le 9 janvier, qui laisse cinq enfants derrière elle, avec un court article.
Il n'y a guère que lorsqu'il y a des disparitions ou des révélations dans une enquête que les médias font plus que rien, ou le minimum syndical. On pense aux cas de la petite Maëlys, de Delphine Jubillar, à la disparition d'une jeune femme, Lina, en septembre, à laquelle BFMTV a consacré 73 sujets tout de même depuis quatre mois.
Rappelons que le crime commis à Crépol fait partie des homicides les plus courants. Deux tiers des homicides ne sont ni crapuleux, ni commis dans un cadre familial (comme le confirment les chiffres d'Interstats, le service statistique du ministère de l'Intérieur). Soit, pour 2022, 605 homicides de ce type contre 112 crapuleux et 242 intrafamiliaux.
Pourquoi ce désintérêt pour ces crimes très spécifiques, qui portent atteinte à des personnes pour ce qu'elles sont, des femmes ? À l'image de ce que serait un meurtre raciste ? (Les statistiques du ministère de l'Intérieur n'en comptent aucun enregistré comme tel en 2022 par les forces de police ou de gendarmerie.) Qu'auraient à dire les rédactions ? L'argument de la protection de la vie privée ne tient plus depuis longtemps, puisque le féminicide est bien un fait social reconnu comme tel. On en connaît les ressorts, et le fondement social sur lequel il faut agir : une tradition patriarcale et misogyne tenace, qui réduit la femme à un objet dont on dispose.
Alors quoi ? Un manque de place, un manque de temps ? Allons, quand on voit que BFMTV a publié 14 sujets sur la paternité nouvelle de Nordhal Lelandais en 48h...
Fausses excuses
Tous les faits ne viendraient pas à la connaissance des rédactions nationales ? Faux, tous ont leur système de veille à partir de mots-clés, et ont accès tant à l'AFP qu'aux médias régionaux. Les féministes du collectif Nous Toutes, qui complètent leur triste "mur de femmages" grâce à leur veille médiatique, le savent bien. Les féminicides sont difficiles à exploiter politiquement? Sans doute, d'autant qu'ils sont les meurtres les plus équitablement partagés entre classes sociales et territoires. Ce peut être une piste à ce manque d'"enthousiasme".
À part la difficulté, réelle, pour un ou une journaliste, de mener sa propre enquête sur un événement extrêmement douloureux pour les éventuels témoins, généralement les proches, à commencer par les enfants, à qui il faut laisser la paix, on ne voit pas d'explication. Sinon la confirmation que les médias sont le reflet, voire la caisse de résonance, de la société, autant qu'ils en sont les observateurs. Or, notre société ne sait pas encore juger les féminicides comme tels, puisque le mot ne figure pas encore dans le Code pénal. Tout comme les infanticides échappent largement à la connaissance du public. Pour preuve, ce hiatus insensé entre les chiffres : un bilan du ministère de l'Intérieur recense "12 enfants victimes d'homicides dans un contexte de conflit familial"
, alors que l'Observatoire national de la protection de l'enfance en dénombre en moyenne 50 par an depuis 2019 (pour un total de 90 en moyenne), chiffres qui laissent "présager une sous-estimation",
selon l'ONPE lui-même.
Quand on sait que 86% de ces enfants ont moins de 5 ans, est-ce qu'il n'y a pas là des éléments susceptibles de soulever des émotions énormes ? Encore un désintérêt médiatique mystérieux, pour ne pas dire choquant.
Autre cécité médiatique, sûrement nationale là aussi, envers les morts au travail. 743 en 2019 selon l'Observatoire des inégalités. Difficile d'établir, parmi les rares statistiques disponibles, ce qui relève de l'homicide, même si en droit, les employeurs sont responsables des accidents survenus sur le lieu de travail. Le bulletin Infostat Justice n°173 (du ministère de la Justice) indique qu'il y a eu 1 573 accidents mortels entre 2014 et 2017, et 894 personnes jugées (pour moitié personnes morales, pour moitié personnes physiques). Doit-on évaluer ces homicides, tus dans la plupart des médias, à au moins 894 ?
Fautes de proportions
À étudier les chiffres, on comprend que toutes sortes d'homicides ne sont pas comptabilisés dans ces bilans de la délinquance. Ceux du travail, donc. Mais aussi les "homicides routiers", cette terminologie venant d'être préconisée par l'ex première ministre Élisabeth Borne. Il est temps de les requalifier pour prendre en compte leur matérialité. Car pour le moment, ces homicides commis sur la route, dont on ne sait rien sauf quand l'auteur est une personnalité du showbiz, n'entrent pas dans les statistiques du ministère de l'Intérieur. Il faut donc lire celles de l'Observatoire national interministériel de la sécurité routière et ajouter au moins 488 piétons tués au nombre d'homicides recensés pour 2022 (puisqu'on est sûr de la responsabilité d'un tiers dans la mort d'un piéton, qui se jette rarement contre un platane de son plein gré). Ou, pour avoir un autre ordre de grandeur, citer les 805 condamnations prononcées en 2019 pour des homicides involontaires sur la route...
On pourrait espérer en cette année nouvelle des médias plus en phase avec la réalité des faits. Que les féminicides, les infanticides, les crimes routiers et les homicides en entreprises soient documentés, chacun, par égard pour toute personne décédée. Et rapportés pour ce qu'ils sont, des faits dramatiques, mais des faits de société. Des faits caractérisés, sur les ressorts desquels il est possible de travailler. Et que ce qui relève plus du "simple" fait divers garde sa place, mais que sa place. Nous aurions alors une vision un peu plus exacte de la société que nous formons, sans miroir grossissant ni déformant.
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