BD : contre l'IA-faussaire, le salut par la coccinelle ?
De tous les corps de métier que panique l'intelligence artificielle (IA), les illustrateurs et dessinateurs sont peut-être les plus exposés. Illustratrice, qui publie sur Instagram sous le nom de Paleanddelicate
, Aurélie Crop a eu une idée totalement masochiste. Elle a pris pour modèle un de ses propres dessins, et hop, "
Dessine-moi ce personnage"
, a-t-elle demandé à la nouvelle IA de Google nommée, parait-il, nano-banana...
Et dessine-le "en train de boire un verre, danser, téléphoner, rire",
a-t-elle précisé dans son "prompt" (le "prompt" est la consigne que donne l'humain à son IA).
Résultat :
Deuxième demande de l'illustratrice : dessine-moi ce personnage-là...
...en train de boire, de s'étirer, ou fatiguée bras croisés.
Sitôt dit, sitôt fait :
"Préparez-vous, la vague va être haute !"
conclut Aurélie Crop à ses collègues illustrateurices, sans qu'il soit trop besoin de préciser la nature de la vague : les dessins parlent tout seuls. Résultat : pas moins d'un millier de réactions sous son post, de la légère déprime à la terreur sans mots.
Je me sens soudain moins seul, dans ma sidération de l'autre semaine, découvrant Chat GPT en train de se glisser dans ma tête, me dépossédant de ma propre voix, de mes propres tics d'écriture, de mes propres procédés. Créateurs de textes et d'images, "professions intellectuelles et artistiques", nous nous imaginions plus ou moins préservés de la vague par notre style, notre personnalité, nos études, nos compétences, notre singularité, notre talent, tout ce qui nous fait, croyons-nous, uniques. L'IA, croyions-nous, c'était pour les tâches répétitives, les ouvriers, les comptables, les formatés, les interchangeables, bref les autres. Ah oui ! Elle est bel et bien formatée, aussi, à sa façon, notre singularité. Et si facilement reproductible.
Encore peut-on tenter de distinguer. Les illustrateurs ont en effet du souci à se faire. L'illustrateur, le plus souvent -pas toujours- répond à une demande, une commande, une consigne : l'IA ne fait rien d'autre. La concurrence est frontale. Mais la BD est-elle davantage préservée ? Sous le post d'Aurélie Crop, parmi le petit millier de réactions sidérées, j'ai noté celles de bédéastes confirmées, comme Aimée de Jongh, ou Aude Mermilliod (notre invitée dans l'émission Sur la planche ici). A tort à mon avis, s'agissant de ces deux autrices majeures, et dont je ne m'imagine pas une seconde qu'elles soient interchangeables. Mais est-ce si sûr ?
Les débuts de l'IA en BD ont été laborieux. En 2023, le dessinateur Thierry Murat a publié en auto-édition (après refus de son éditeur) un album entièrement dessiné par l'IA Midjourney, Initial_ A
. Le sujet ? Paradoxalement, une dénonciation de l'algorithmisation du monde, et une exploration angoissée de la frontière mouvante homme-machine. J'ai tenu entre les mains cet album mutant. Passé le premier moment "Waouh" (il y a toujours un moment waouh avec les IA), le scénario s'est révélé prévisible et ennuyeux. Mais après tout, combien d'albums garantis 100% humains, sont-ils tout aussi plats et ennuyeux ?
Sans doute faut-il distinguer BD et BD. Il en est de la BD comme du cinéma, de la musique, de la littérature, toutes les formes culturelles. La masse de la production est déterminée, orientée, commandée par le marché. Oui, les cohortes de parutions pédagogico-historico-biographiques qui gonflent les rayons BD des librairies, et dans lesquelles le dessin n'est qu'un appendice collé sur un message, censé le rendre simplement plus digeste, cette BD-là, le plus souvent dictée par le marché (ça marche, exploitons le filon)
, a du souci à se faire.
Mais une véritable identité artistique, un style, une patte, un trait, une atmosphère, fortement identifiables, protègent-ils de la dépossession par l'IA ? En BD, les romans graphiques d'Etienne Davodeau ou Guy Delisle, les récits autobiographiques Jean-Louis Tripp, de Florence Dupré La Tour, les blagues écolo-surréalistes d'Alessandro Pignocchi : sommes-nous certains qu'ils et elles ne sont pas, ou ne seront pas bientôt, reproductibles ?
Oui, la vague sera haute. Car ne nous racontons pas d'histoires, rien ni personne ne tentera de l'endiguer. Depuis que sont à l'oeuvre la robotisation de l'industrie, la numérisation de tous les process numérisables, nous savons que seule commande la froideur du profit. Ce grand remplacement-là, de l'humain par la machine, est inéluctable. En dépit des fières proclamations, assez rares au demeurant, du patronat culturel (producteurs de films ou de musique, éditeurs de littérature ou de presse) sur le mode "l'IA ne passera pas par nous", la fidélité au made in human
ne se proclame pas. Elle se prouve, comme l'amour. Par l'investissement de longue durée dans les auteurs, l'accompagnement à travers les vicissitudes, l'indifférence farouche au marché, la redécouverte des bienfaits de l'artisanat, une certaine réconciliation avec la finitude.
Quels refuges ultimes, donc ? Le pas de côté. Le chemin de traverse. Le maquis. L'attention au minuscule. L'absurde. La loufoquerie. La poésie. Toujours en BD, quelle IA aurait pu imaginer, et faire vivre, les personnages de Charlie Braun ? Les bouderies d'Obélix privé de potion magique ? Les répliques socratiennes de Milou ou de Jolly Jumper ? Les voyages de Philémon sur les lettres de l'Atlantique ? Les idées noires de Franquin ? Et précisément, le vaste territoire de la souffrance, de la résilience et de la catharsis, ces corps à corps des auteurices avec leurs propres cauchemars, leurs démons, leurs souvenirs les plus inavouables. Comment insérer dans un "prompt" l'interminable dérive du trauma post Charlie
d'un Luz ? Et ses fulgurances ? Tout est pardonné
: alignez-vous, Midjourney et les autres, regardez-la bien, celle-là vous ne l'aurez pas !
Qu'est-ce qui rend inimitable, par exemple, la coccinelle de Gotlib, qui, à force de blagues dans les petits coins des cases, finit par kidnapper l'attention du lecteur ? Ceci : la bestiole n'est pas préméditée, elle ne nait pas de la nécessité du récit. Elle nait d'une impulsion montée des profondeurs de l'inconscient, et nourrie de la jubilation du créateur. Elle n'est pas seulement travail, mais plaisir, souffrance, mémoire. Humanité, s'il faut résumer. Soigneusement briefée, sans doute une IA saurait-elle parfaitement faire vivre
tout au long d'un album la coccinelle de Gotlib. Mais jamais Midjourney ne ressentira le "manque", le besoin d'une coccinelle. Jamais l'IA ne réalisera ce qui manquerait à une case sans coccinelle, et que nous ne savons vraiment nommer. Jamais elle ne se réchauffera à la compagnie de la bestiole.
Ce combat contre Goliath va exiger des créateurs une plasticité de judoka, et du public l'oeil de l'expert, qui d'un regard distingue le vrai du faux. L'IA, par définition, ne peut être que faussaire, faussaire surdoué mais faussaire. Ce qui n'est d'ailleurs nullement rassurant. Qui pourra se payer le luxe de ne pas satisfaire d'une production de faussaires ?
Le blog Obsessions est publié sous la seule responsabilité de Daniel Schneidermann, sans relecture préalable de la rédaction en chef d'Arrêt sur images.
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