À Science & Vie, le burn-out ou la porte
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À Science & Vie, le burn-out ou la porte

Le magazine racheté par Reworld est en voie de dépeçage

Lors du rachat du groupe Mondadori il y a 16 mois, la rédaction du journal scientifique espérait être traitée autrement que les autres médias passés dans l'escarcelle du vorace Reworld, usine à contenus spécialiste des magazines sans journalistes. Aujourd'hui, ils déchantent. Récit.

Dans le merveilleux monde de Reworld, celui du web, de l'esprit start-up et des "content media manager", le magazine scientifique Science & Vie devait être une pépite, assurait le "leader français des médias thématiques". Seize mois plus tard, le choc est rude. Dépossédée de la gestion du site web à la rentrée, puis de son rédacteur en chef et directeur de la rédaction trois semaines plus tard, la rédaction est désormais menée par un quatuor de choc issu des rangs de leur propriétaire. La qualité de leur travail, pourtant omniprésente dans la bouche des dirigeants de Reworld, n'est plus assurée. Une hérésie pour un magazine basé sur le "respect du lecteur", dont plus de 90 % des revenus proviennent des abonnements et des achats en kiosque. Nous avons pu parler à une dizaine de ses journalistes et pigistes réguliers, le plus souvent sous condition d'anonymat. "Nous veillerons à ce que Science & Vie ne soit pas dénaturé", assurait il y a deux ans une tribune signée dans Le Monde par la crème des scientifiques français, inquiets face à la reprise annoncée de Mondadori France. C'est pourtant ce que s'apprête à faire Reworld.

Une entreprise de presse qui rapporte

Au sein du groupe Mondadori, dominé par les magazines mode, people et "lifestyle", les rédactions de Science & Vie et de sa déclinaison Junior n'étaient pas tout à fait comme les autres. "Ils nous trouvaient prétentieux, on n'était pas dans l'ambiance car l'actionnaire n'était intéressé que par les «féminins»", se souvient celui qui est resté 11 ans son rédacteur en chef, Hervé Poirier. Alors, il n'a pas forcément vu d'un mauvais œil l'acquisition de la filiale française de Mondadori par Reworld, avec l'espoir de nouveaux investissements dans le journal malgré le départ de 10 des 30 journalistes de la rédaction, ceux-ci ayant choisi d'exercer leur clause de cession – qui permet aux journalistes de quitter un média avec des indemnités lors d'un changement de propriétaire. Les journalistes ayant décidé de rester font le pari que Reworld n'osera pas toucher à cette pépite. Car Science & Vie, en 2019, est une entreprise de presse qui rapporte dans un paysage sinistré, plus de deux millions d'euros de bénéfice avant impôts, pour près de 15 millions d'euros de chiffre d'affaires selon nos informations. En 2020, malgré la pandémie, plus de 160 000 lecteurs l'achètent chaque mois.

Dans un premier temps, l'espoir semble possible. Contrairement aux autres rédactions de l'ex-groupe Mondadori, celle de Science & Vie bénéficie, selon plusieurs témoignages, d'un accueil personnalisé et louangeur de la part du cofondateur et dirigeant de Reworld, Pascal Chevalier. Il leur dit à quel point il tient à la qualité de leur magazine, leur parle de sa femme chercheuse – un passé remontant en fait à plusieurs décennies, découvrent-ils ensuite. Bref, "il a montré patte blanche", témoigne une journaliste. D'autant qu'est prévue une refonte ambitieuse du site web du magazine, avec un objectif inédit chez Reworld où la course aux clics domine : la création d'une division web "premium", sur abonnement, dont Science & Vie serait la figure de proue. Hervé Poirier ajoute la casquette de directeur de la rédaction, suite au départ de Mathieu Villiers, à celle de rédacteur en chef, et parvient à faire valider une réorganisation avec les postes restants. La rédaction souffle, malgré des effectifs déjà réduits.

Un été 2020 assassin

Mais certains journalistes remarquent des premiers signaux faibles, tels que des articles demandés à la dernière minute aux pigistes réguliers, ce qui engendre une légère dégradation de la qualité du magazine. Science & Vie reste en effet marqué par une double exigence : raconter des histoires de science attractives, sans jamais rien lâcher sur l'exactitude et la vérification des faits. "On peut appeler quatre chercheurs pour écrire quelques lignes", témoigne avec fierté une journaliste. Et puis, pour l'instant, c'est surtout la refonte du site web, lancée avec précipitation en plein confinement, qui intéresse Reworld. Deux journalistes de la rédaction et deux pigistes alimentent cette vitrine avec un mélange de textes inédits, d'archives récentes remises à jour, de podcasts et d'articles issus de prochaines éditions de Science & Vie

Problème : Reworld fixe un objectif de publication de 40 à 50 "contenus" souhaités chaque semaine, avec un tableau à remplir pour s'en assurer. Arrivés à la fin du printemps, ces journalistes ne parviennent plus à publier autant que voulu, eux qui s'échinent à ne pas céder sur la qualité. Et ils s'épuisent. Alors, des rappels tombent par messagerie, accompagnés de propositions de plus en plus insistantes de sujets pour lesquels les cadres de Reworld s'enthousiasment, ceux-ci leur semblant avoir du succès sur des sites web gratuits d'actualité scientifique, tels que Trust my science ou Futura Sciences. À la rentrée, alors qu'ils approchent des 10 000 abonnés au site web, Reworld les informe du recrutement d'une rédactrice web "chargée de contenu", ou plutôt "content media manager" dans le jargon Reworld. Publiant sans leur aval, elle est rejointe en octobre par d'autres, des étudiants en journalisme issus du tout nouveau "Reworld media campus". Ce dernier promet un bachelor (l'équivalent d'une licence en école privée) gratuit en échange de 70 % du temps des étudiants passé à travailler dans les locaux du groupe.

Anti-guide du journalisme

Les premiers articles écrits par ces étudiants, de parfaits débutants installés dans les locaux de Reworld – séparés de ceux de Science & Vie –, choquent la rédaction. Habitués à se méfier comme de la peste des communiqués de presse des institutions de recherche, à vérifier systématiquement leurs informations auprès d'autres chercheurs, et à chercher en priorité l'intérêt du lecteur, les journalistes de Science & Vie découvrent un univers où le nombre de visiteurs uniques est seul juge. "L'idée sous-jacente est que le journalisme basé sur la qualité, avec des lecteurs certains de trouver chez nous une information plus exacte qu'ailleurs, c'est fini, c'est un truc du passé", analyse un ancien. Aucun ne blâme les étudiants de Reworld, mais tous hurlent si régulièrement en lisant leur production qu'ils décident de constituer un recueil des perles, sorte d'anti-guide du journalisme. L'on y retrouve les maux traditionnels du métier pratiqué dans nombre de rédactions web, dont le principal reste le copié-collé de communiqués de presse ou de présentations d'études scientifiques.

Désormais, les articles tels que "Préhistoire : les chasseurs de gros gibier étaient aussi des femmes" ; "Univers et cerveau humain : leur structure est très similaire" ; ou "Une étrange molécule détectée dans l’atmosphère de Titan" ; se font sans distance ni vérification. Les citations n'ont pas été recueillies par les journalistes, mais directement extraites et traduites des communiqués ou des études – ce qui n'est jamais précisé. La Nasa, dont les communiqués grandiloquents atterrent bien des journalistes scientifiques, est désormais un important pourvoyeur de titres attractifs. L'air du temps aussi : Halloween arrive, vite, des articles qui permettent de mettre le mot dans le titre ! D'anciens articles du magazine, parfois vieux de plusieurs années, sont republiés avec frénésie, sans mise à jour hors le titre ou des premières lignes – et avec des erreurs. On frise parfois l'absurde, comme lorsque le site web annonce "Covid-19 : 80 % des patients hospitalisés sont carencés en vitamine D"... alors que la rédaction s'apprête à expliquer que ce n'est pas exact aux lecteurs du magazine. "C'est glaçant", commente une pigiste. Au début, ils corrigent, parviennent à faire dépublier certains articles, puis renoncent, faute d'avoir le temps de garder un œil sur leur site.

Au pied du mur

Jusqu'à la rentrée, et ce malgré quelques nouveaux départs, dont celui de la spécialiste santé au début de la pandémie, la rédaction croyait continuer à échapper à la méthode Reworld. "Mais en septembre, on était au pied du mur." Les journalistes réclament que les postes manquants soient comblés, et de récupérer la supervision du site web. "La machine s'est accélérée à partir de là." N'obtenant pas satisfaction, le rédacteur en chef finit par se mettre lui-même dans la balance, et prend la porte. Éternel optimiste selon ses anciens subordonnés, il gardait espoir que son départ apaise les tensions. Mais la rédaction se met en grève. Celle-ci se veut illimitée, mais elle est interrompue trois jours plus tard : Reworld a indiqué aux journalistes qu'ils termineraient le numéro prévu sans eux. Terrifiés à l'idée que le Science & Vie dédié au vaccin contre le Covid-19 puisse être bâclé, ils se remettent au travail la mort dans l'âme. "On a compris qu’on n’avait aucun levier avec Reworld, car on tenait beaucoup plus à notre magazine qu'eux. Ils nous ont désarmés."

Les journalistes du site web viennent combler certains des postes vacants du magazine papier, ce dont se rengorge Reworld. Mais la totalité des articles mis en ligne le sont désormais depuis les locaux de la maison-mère, et les escarmouches se multiplient lors des semaines qui suivent entre la rédaction, soutenue par les pigistes réguliers qui tirent jusqu'à 90 % de leurs revenus de Science & Vie, et sa nouvelle directrice Karine Zagaroli, issue des rangs de Reworld. Au même moment, l'adjointe de l'ex-rédacteur en chef, candidate pour prendre sa suite, voit sa candidature rejetée au profit de Philippe Bourbeillon, rédacteur en chef spécialiste de la presse people, ayant longtemps dirigé VSD. Elle annonce son départ. Une visioconférence est finalement organisée le 27 novembre par la nouvelle directrice de la rédaction. Mais elle ne fait aucune concession, et met en avant la croissance des abonnements au site web pour balayer les nombreuses remarques portant sur les articles des étudiants de Reworld. La Société des journalistes (SDJ) de la rédaction, déjà mobilisée lors de la grève de fin septembre, rend publique une motion de défiance votée à 81,8 %, où sont exposés ses griefs. Le 1er décembre, la conférence de rédaction dédiée au sommaire du prochain numéro accueille Bourbeillon.

Une conférence de rédaction d'avant Reworld, c'était des sujets discutés avec passion afin de jauger de leur intérêt ainsi que du traitement journalistique le plus adapté. Mais cette fois, selon plusieurs témoins, rien de tout cela. Non seulement la motion de défiance n'est pas évoquée, mais Bourbeillon annonce qu'il n'a aucune intention de se mêler de science. "Il avait son tableau Excel, il voulait juste qu'on remplisse les cases vides du journal à venir, en indiquant les dates de rendu des articles", souffle une journaliste atterrée. La rédaction comprend alors qu'elle devra gérer seule les fonctions de leur ancien rédacteur en chef et de son ex-adjointe. Ces derniers jours, selon un témoin, Bourbeillon s'est cependant pris au jeu avec pour ligne directrice sa propre expérience dans la presse people. Il a ainsi proposé, en ne blaguant qu'à moitié devant des journalistes effarés, d'introduire des photos de personnalités connues dans leurs articles traitant de science fondamentale. "On voit que ça va devenir catastrophique", prédit le témoin affligé d'une de ces scènes.

Mort annoncée d'une rédaction

La grève de fin septembre a intéressé les médias, la motion de défiance de fin novembre aussi, entraînant le soutien de scientifiques de renom comme le mathématicien et député LREM Cédric Villani, déjà signataire de la tribune  du Monde en 2018. Ce n'est pas tout : sachant que se prépare chez Reworld, champion du recyclage, un nouvel accord de réutilisation de leurs articles, certains journalistes ont utilisé leur dernière cartouche, indiquant qu'ils envisageaient sérieusement de refuser de signer. Alors, au matin du jeudi 3 décembre, une nouvelle réunion a été organisée par la direction. Le recrutement d'un journaliste scientifique à la tête du site web a été promis, sans que Reworld ne donne ni nom ni date. Et aucune autre demande n'a été prise en compte, douchant les derniers espoirs de ceux qui imaginaient Reworld changer de stratégie face à la bronca des journalistes et aux protestations des abonnés. "C'est à prendre ou à laisser, on reste si on est motivé mais on ne nous retient pas." Pour Reworld, le pari, essentiellement financier, est gagnant dans tous les cas : soit les journalistes s'en vont d'eux-mêmes, soit il s'épuisent au travail pour remplacer les partants.

"Ceux qui ont fait le choix de rester il y a un an savaient où ils mettaient les pieds, mais on avait l'espoir de se dire qu'en restant en bloc, notre engagement et notre envie de faire un journal exigeant, on pourrait maintenir ce niveau de qualité au sein de Reworld", résume une journaliste. "On s'est illusionnés jusqu'à se rendre compte que ce qui est arrivé aux autres journaux du groupe nous arriverait. Mon dernier espoir est qu'on leur casse tant les pieds qu'ils décident de se débarrasser de nous en nous revendant..." Dans la rédaction de Science & Vie Junior, dernière de l'ex-groupe Mondadori à être épargnée par l'attention de Reworld, certains journalistes se rassurent comme ils peuvent ... comme leurs collègues de Science & Vie il y a un an. Ces derniers, estimant avoir été "naïfs", témoignent de l'opportunisme de Reworld : chaque crise, chaque revers ont été mis à profit pour un dépeçage progressif, que la direction a toujours nié devant la rédaction ou les instances du personnel.

En un an et demi, l'ogre Reworld a fait passer les magazines de Mondadori de près de 700 à 300 salariés en faisant réaliser les articles via des prestataires de communication ou ses propres "content managers". Désormais propriétaire de 48 titres de presse, enfin "marques médias", le groupe se dit prêt, selon les objectifs présentés à ses investisseurs, à doubler de volume en avalant d'autres médias afin d'atteindre le milliard d'euros de chiffre d'affaires – sous les applaudissements du Figaro. "Un conseil : ne bossez jamais pour eux", alertait en octobre 2018 dans Libération l'ex-rédacteur en chef d'un magazine racheté par Reworld. Le conseil semble plus que jamais pertinent, et l'exemple de Science & Vie est symbolique pour les rédactions rachetées : ni les bénéfices, ni l'attachement de leurs lecteurs, ni leur histoire ne les protégeront des objectifs d'un groupe pour qui le journalisme semble être un gros mot. "Le projet est de faire crever le cheval qu'est le magazine en allant le plus loin possible avec, en misant sur la résilience des abonnements, puis en sautant sur une autre cible à laquelle sera appliquée le même traitement", conclut Dominique Carlier, secrétaire du Comité social d'entreprise SNJ-CGT chez Reworld.

Sollicitées par ASI, les directions de Reworld et de Science & Vie n'ont pas répondu.

La rédaction démissionne en masse

Après plusieurs mois d'incertitude, neuf journalistes de Science & Vie ont annoncé leur démission le 30 mars sur France Inter, puis par un communiqué de presse de la SDJ : "La nouvelle organisation adoptée suite à cette vague de départs pourrait porter un coup fatal à un magazine qui, depuis plus de cent ans, est une référence dans le traitement et la vulgarisation de l’information scientifique. À l’exception d’un rédacteur (le dernier en poste) nommé rédacteur en chef adjoint, elle se caractérise par l’absence totale d’expertise scientifique au sein de la rédaction."


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