"Revenants" du Rojava : Mediapart face aux critiques
"Ces revenants du Rojava qui inquiètent les services de renseignement". C’est le titre d'une enquête de Mediapart qui a fait s’étrangler une partie de la gauche libertaire ces derniers jours. Publiée le 1er septembre, l'enquête s'intéresse aux quelques militants français partis combattre Daech aux côtés des Kurdes dans l’enclave autonome du Rojava. En février 2018, nous consacrions une émission à cette expérimentation politique complexe, qui s'élabore sur ce territoire kurde du nord de la Syrie.
Un territoire où les combattants des milices kurdes YPG (les Unités de défense du peuple) ont été rejoints par une
foule hétéroclite d'Occidentaux venus prendre les armes contre l'Etat
islamique, dont certains voient
dans le Rojava, son organisation autonome et
sa constitution (droit des minorités, égalité
des sexes), le moteur d'une révolution sociale. Mais l'angle choisi par Mediapart est tout autre.
Les journalistes Jacques Massey, spécialisé dans les questions de sécurité, et Matthieu Suc, qui suit les affaires de terrorisme pour Mediapart, ont entrepris de raconter la façon dont les services de renseignement perçoivent le retour en France de ces quelques militants français : comme "une menace". L'enquête fait la part belle aux déclarations de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure, fusion des RG et de la DST) et aux confidences d’agents des services qui agitent le spectre du risque de "passage à l'acte" que constituerait le retour en France de ces "militants d’ultragauche", ayant suivi "une formation militaire au Rojava". En introduction de son enquête, Mediapart résume : "Certains d’entre eux voudraient passer à l’acte en France. Les services ont la conviction que l’homme ayant tiré sur un hélicoptère de la gendarmerie lors de l’évacuation de Notre-Dame-des-Landes était un vétéran du Rojava."
Lundi matin : "la dgsi en embuscade"
Depuis sa parution, l'article de Mediapart n’en finit plus de susciter un tollé. En deux jours, le site de gauche radicale Lundi Matin a publié pas moins de trois contenus pour dénoncer une "enquête biaisée" relayant sans distance la voix de la DGSI. Lundi 4 septembre, Lundi Matin publie "Mediapart et le Rojava, la DGSI en embuscade ?", une tribune signée de Corinne Morel Darleux, conseillère régionale de Rhône-Alpes (ex-France insoumise et ex-secrétaire nationale du Parti de Gauche). Elle éreinte l’enquête du site d’information, qui selon elle "livre un dossier à charge, clé en main" avec "tout l’attirail de l’« ultra-gauche » fantasmée par la DGSI".
Dans les heures qui suivent, Lundi matin enchaîne avec un article signé de la rédaction, expliquant : "Si Mediapart est connu pour la rigueur, la qualité et la précision de ses enquêtes, celle de Matthieu Suc et Jacques Massey, rubriquée dans la section « terrorisme » du site, nous est apparue pour le moins légère si ce n’est même salement biaisée." A l'appui de ces propos, le site, qui s'est entretenu avec des ex-volontaires du Rojava, apporte des éléments de contre-enquête factuels qui vont être étayés dans les heures qui suivent par la publication d'une troisième article : une tribune d’André Hébert, ancien volontaire du Rojava, le seul nommément cité dans l’article de Mediapart, et qui pointe lui aussi une "narration anxiogène" et un "article insultant, plein d’insinuations et de rumeurs" qui selon lui "a tout l’air d’une commande de la DGSI aux journalistes de Mediapart." Suite à cette salve d’articles, interpellé sur Twitter, le journaliste Mathieu Suc a reconnu une "erreur matérielle" (voir ci-dessous) et procédé à une mise à jour de l'article. Nous passons en revue les principaux points de discorde et les réponses que nous a apportées Matthieu Suc.
des services qui soufflent le chaud et le froid
Avec
cet article, Mediapart a donc choisi de s'intéresser aux
suspicions du renseignement à l'égard de ces militants. Soit. Le
site nous en prévient assez tôt dans l'article : "Ces
derniers mois, les services de renseignement se sont inquiétés à
plusieurs reprises de « la
menace » représentée
selon eux par ces « activistes
d’ultragauche »,
qu’ils soient militants marxistes ou anciens zadistes, de retour du
Rojava." Mediapart rapporte en effet que les services
surveillent ces militants très en amont "si d’aventure
certains revenants du Rojava passaient à l’acte." Le profil
de ces militants poserait "un
important problème sécuritaire". En
cause, " la formation militaire qu’ils y ont acquise", écrit
Mediapart, qui précise : "Dans le lot, certains ont même
suivi une formation aux explosifs."
Ces
militants partis combattre Daech aux côtés des unités de combat
kurdes, arabes et yézidies menaceraient donc la France ? A
l'appui, Mediapart cite "un haut gradé" qui souffle le chaud et le froid : ces militants "se
constituent en cellules que l’on pourrait qualifier de
préterroristes", affirme-t-il, tout en ajoutant aussitôt : "Et c’est tout. Même si cela reste une préoccupation, la
violence exprimée par ces militants ne s’est pas pour l’heure
matérialisée."
C'est-à-dire ? La DGSI, citée par
Mediapart, est tout aussi peu claire : "Les
membres de l’ultragauche n’ont pas encore franchi la ligne ténue
qui les sépare du terrorisme". Soulagement ?
Pas si vite. Car, si l'on en croit "un haut gradé d'un
service de renseignement" dont Mediapart rapporte là encore
les propos : "La
menace que certains d’entre eux peuvent faire peser sur les
institutions françaises, sur les forces de l’ordre, est une
préoccupation générale et constante."
mediapart : "Notre erreur est incontestable"
Mais quid de la dite "menace" ?
Très tôt dans l'article, les journalistes de Mediapart
l'accréditent, en avançant que la
justice partagerait elle aussi cette suspicion.
Ainsi
Mediapart écrit :
"Ce « savoir-faire » est
suspecté de pouvoir servir « dans le cadre d’actions
violentes de l’ultragauche révolutionnaire », selon les
termes d’une décision de justice rendue en décembre 2016, qui
privait un militant de son passeport et l’empêchait de repartir
sur zone." Seulement
voilà, il
n'y pas eu de décision de justice contre les combattants
français. C'est même l'inverse.
Ce que Mediapart a pris ici pour une décision de justice est en réalité un arrêté du ministère de l’Intérieur. Qu'est-ce que ça change ? "Le problème, ici, c’est que l’arrêté a été contesté mais surtout annulé, par une décision de justice cette fois-ci", rappelle Lundi Matin, qui produit l'arrêté ainsi que la véritable décision du tribunal administratif de Paris. Lequel estimait, le 31 mars 2017, que les "éléments ne suffisent pas à démontrer que les convictions et engagements politiques de M. XXX sont susceptibles de le conduire à porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour sur le territoire français." En d’autres termes, loin d’établir sa dangerosité, la justice a au contraire donné raison au militant, ordonné que son passeport lui soit restitué et condamné l'Etat à lui verser la somme de 1000 euros. "Bref, une toute autre histoire que celle racontée par la DGSI, Matthieu Suc et Jacques Massey", raille Lundi matin.
Interpellé sur Twitter, Matthieu Suc parle d'une "erreur matérielle". Dans la foulée, sur Mediapart, le passage en question est corrigé et une mise à jour renvoie désormais à l'article de Lundi matin. "Notre erreur est incontestable. D'autant que la condamnation du ministère de l’Intérieur par le tribunal administratif est assez sévère", reconnaît d'emblée Matthieu Suc auprès d'Arrêt sur images, en expliquant, au sujet des documents sortis par Lundi matin, qu'il aurait été "ravi de les mettre dans l’enquête".
Le plaignant, lui, n'a pas tardé
à se manifester après la parution de l'enquête. Le militant
"blanchi" par la justice, "c'est moi"
explique ainsi l'ex-volontaire du Rojava, André Hébert, dans la tribune parue le 4 septembre sur Lundi matin. Il a rencontré un des deux journalistes. Hébert explique qu'il lui avait pourtant proposé d'avoir
accès à ce jugement, ce que le journaliste a refusé. "Oui, on aurait
dû prendre connaissance de ce document à ce moment-là", reconnaît Suc
auprès
d'Arrêt sur images, sans apporter plus d'explications. Si
pour Hébert le contresens manifeste de Mediapart sur la décision
de justice est "l'erreur la plus grossière" de
l'enquête, ce n'est pas le seul point qui a fait tiquer les
militants.
un ancien du rojava attaque un hélico de la gendarmerie?
Toujours à l'affût de "la menace" que représenteraient les anciens du Rojava, et juste après avoir expliqué à tort que la justice la considérerait comme fondée, les auteurs écrivent : "Cette crainte qu’inspirent les militants d’ultragauche de retour du front syrien se serait matérialisée le 9 avril 2018". Tout du moins, "à en croire les services de renseignement", précise l'article. Et Mediapart de rappeler que ce jour là, à Notre-Dame-des Landes, "un hélicoptère de la section aérienne de la gendarmerie nationale essuie plusieurs tirs de fusée éclairante". Quel rapport avec les volontaires du Rojava ? "Sans pouvoir l’établir judiciairement, les services de renseignement ont la conviction d’avoir identifié l’auteur de cette attaque, un zadiste vétéran du Rojava."
Dans sa tribune publiée sur Lundi matin, Corinne Morel Darleux écrit :"Nul besoin au demeurant d’être un «vétéran du Rojava» pour manier une fusée éclairante, une rapide recherche indique qu’elles sont vendues sur Internet pour les «soirées illuminées, fêtes nationales, départ en retraite, événements, fiançailles, mariage, baptême»." De son côté, Lundi matin considère que "si la mise en scène peut prêter à rire, les accusations n’en sont pas moins graves et sans autre fondement qu’une « conviction » que les services de renseignement reconnaissent être incapables d’établir judiciairement." Pour sa part, Matthieu Suc nous répond : "Je conçois que notre enquête puisse susciter de l’émotion et de la contestation. Mais si vous regardez bien, toutes les informations qui proviennent des services de renseignements, on les a mises dans la bouche des services de renseignement."
Un "haut gradé croit savoir..."
Ce
que reprochent surtout Lundi matin, Morel Darleux et Hébert à
Mediapart, c'est de relayer sans distance les convictions
réelles ou supposées des services. Notamment au sujet des liens supposés entre les combattants
du Rojava et des faits survenus en France. "Moins
sanglante, la perspective d’une convergence des luttes avec la
mouvance anarchiste, qui s’adonne depuis l’été 2017 à une
activité incendiaire, inquiète",
écrivent les journalistes, au sujet de
"mystérieux incendiaires qui multiplient
les actions de sabotage et de dégradation, en solidarité avec des
anarchistes actuellement incarcérés en France et en Italie." Mediapart égrène la liste des forfaits : gendarmeries
attaquées en 2017 à Limoges, Grenoble et
Meylan, incendies de la radio France Bleu Isère et d’un
relais radio à Grenoble en janvier 2019, de véhicules de
la mairie à Paris en mars et d'un véhicule de l'armée lors du mouvement des Gilets jaunes à Saint-Nazaire. Quel
rapport
avec
le Rojava et ses combattants français ? "Le choix de
s’en prendre aux symboles de l’État et à ses forces de l’ordre
épouse les objectifs de certains revenants du Rojava", écrit
Mediapart qui à l'appui cite un "haut gradé" qui
"croit savoir" que les volontaires de retour
en France
"sont en contact avec d’autres franges de
l’ultragauche, dont
les incendiaires qui sont des militants aguerris, déployant de
solides techniques de clandestinité." Dans
son article, Lundi matin tacle :
"En
tout cas, ce haut gradé n’a visiblement pas jugé utile de
partager ses informations avec ses collègues enquêteurs, qui n’ont
jusqu’à présent inquiété personne pour ces incendies."
"Ce n’est pas du tout une commande des services"
Plus généralement, Lundi matin estime au sujet de l'enquête que "l’action des services, ici, est d’ordre psychologique et éditorial : profiler une menace, convaincre qu’elle est bien réelle, imposer un imaginaire, des éléments de langage et une grille de lecture." Et d'ajouter : "La cible première, ce ne sont pas les volontaires qui reviennent du Rojava mais bien Mediapart et ses abonnés." Matthieu Suc récuse l'accusation de téléguidage, rappelant qu'il a publié plusieurs enquêtes à charge contre les renseignements. Suc l'assure : "Pour cette enquête, on a vu une dizaine de personnes, parmi eux certains qu'on pourrait qualifier de serviteurs de l’Etat à des degrés divers, mais aussi des gens qui sont de l'autre côté de la barrière." Il ajoute : "Au delà de ça, le plus important pour moi, c’est cette fameuse vidéo-communiqué où un petit nombre de militants appelle à frapper la France. " Dans cette vidéo diffusée en français, en avril 2018, par l’Antifascist Forces in Afrin (AFFA), titrée "Contre Macron et son monde", on entend : "Nous avons combattu l’État islamique et l’État turc. Nous combattrons l’État français avec la même détermination. […] Ouvrons de nouveaux fronts et détruisons nos cibles." Dans sa tribune, André Hébert parle simplement de "vidéos faites sur le coup de l’émotion, qui n’engagent que leurs auteurs." Même... Mediapart, dans ce même article, rappelle que face "au tollé suscité au sein même de la mouvance, la proclamation est vite effacée" et que "l’auteur s’en mord encore les doigts."
"revenants"
Certains termes, également, font réagir. Notamment celui de "revenants" pour qualifier ces combattants de retour, terme utilisé pour désigner les vétérans du djihad. "On n’y a pas vu une charge particulière. Pour moi, c’était presque plus doux que combattant. Il n'y avait pas une volonté de dramatiser", estime Suc.
Corinne
Morel Darleux dénonce elle aussi dans sa tribune la tonalité anxiogène de
l’article ("cette Une, entre radicalisation et film de
zombie", "cette photo hérissé de kalachnikovs" qui accompagne l’article). "On frémit",
ironise-t-elle en rappelant, comme le précise au fil de son article
Mediapart, que ces internationalistes français sont loin d’être
légion, "une douzaine" rentrés en France, "moins de dix" encore sur place. Elle
regrette que Mediapart ne se penche pas davantage "sur les
tenants et aboutissants" des combats que ces militants ont rejoint.
De fait, dans cet article, Mediapart ne s’étend guère sur les motivations des militants partis au Rojava. On saura juste qu’à l’origine il s’agit de "jeunes révolutionnaires émus par les images de Kobané assiégé par les troupes de l’État islamique." Quant au sens de leur engagement ? Mediapart cite brièvement André Hébert, "convaincu d’avoir contribué à éradiquer Daech, lutté pour un monde meilleur et soutenu la révolution du Rojava." Auprès d'Arrêt sur images, Suc confie : "Dans l’enquête, le passage concernant André Hébert devait permettre de contre-balancer la parole des services. Manifestement, on ne l’a pas fait assez." Après la série d'articles publiées par Lundi matin, Mediapart a ajouté dans le corps de l'article une brève mention à l'émotion suscitée par son enquête, avec un lien vers la tribune d'Hébert.
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