Lussas : comment un village d'Ardèche est devenu capitale du documentaire
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Lussas : comment un village d'Ardèche est devenu capitale du documentaire

Brève histoire de nos nouveaux partenaires de Tënk

C'est la bonne nouvelle de la rentrée : @si entame un partenariat avec Tënk, plateforme de vidéo à la demande sur abonnement consacrée au documentaire d’auteur - dit aussi documentaire de création. A l'origine de cette plateforme, Lussas, village ardéchois qui chaque année fait vivre les États Généraux du film documentaire, et son fondateur, Jean-Marie Barbe. Retour sur une aventure de plusieurs décennies.

Espérons que vous soyez aussi enthousiastes que nous le sommes à l’annonce de ce qui va suivre : dès la rentrée, @si lance un partenariat avec Tënk. Tënk ? C’est une plateforme de vidéo à la demande sur abonnement entièrement consacrée au documentaire d’auteur. Elle est en ligne depuis la mi-juillet dans sa version expérimentale, avant de se déployer pleinement à partir du 26 août – date de son inauguration lors des Etats Généraux du film documentaire de Lussas. Car toute l’aventure part de là : Lussas, village de mille habitants au cœur de l’Ardèche.

Avant même les présentations, répondons aux curieux qui s’interrogent sur ce petit nom, Tënk. Il signifie en wolof – une langue d’Afrique de l’Ouest – "énoncer une pensée de façon claire et concise". Le mot fait écho aux relations franco-sénégalaises mises en place depuis Lussas et sied également au fondateur de ce village devenu capitale de ce monde du documentaire de création, Jean-Marie Barbe. Car s'il est volubile, l'homme est avant tout limpide. Pensée claire et précise. Et raconter l’aventure Tënk, c’est aussi raconter son aventure à lui.

"Le cinéma, c’est de la pensée"

L'aventure commence à la fin des années 70. "Nous étions un petit groupe de copains d’une vingtaine d’années, tous nés en basse Ardèche et proches des milieux anarcho-syndicalistes, libertaires, écolo" raconte Jean-Marie Barbe. Non, ils n’étaient pas baba cool. Entendez : ils étaient enfants d’agriculteurs ou de petits commerçants – comme les parents de Jean-Marie qui tenaient à Lussas une épicerie-tabac-transports-charbon-fruits. "J’avais réalisé avec un copain un film sur les paysans et les bergers des Cévennes". Le sous-titre du film – Beleu Ben, "Peut-être bien" en occitan – est éloquent. "Nous avons rapidement fait le constat que 99,99% des films venaient de Paris" poursuit Barbe. D’où l’idée de faire du cinéma dans les régions". Ainsi est née l’association Ardèche Images. Ce réseau comptera jusqu’à 750 villages adhérents.

Viennent les années 80 avec les lois de décentralisation et – danger – la réforme du Centre national de la cinématographie. "Le documentaire semblait exclu de cette réforme et nous étions inquiets. Nous sommes donc allés à Paris – en compagnie notamment de Jean Rouch ou encore des fondateurs des Films d’Ici. Avec une cinquantaine de provinciaux nous avons créé La Bande à lumière pour mener des actions autour du cinéma documentaire". Cette mobilisation sauve alors le documentaire de création qui devient un genre aujourd’hui reconnu par le CNC. De là sont nés également deux événements en 1989 : Sunny Side Of The Docs d’abord à Lyon puis à Marseille (et aujourd’hui La Rochelle) et Les États Généraux du Documentaire à Lussas.

Jean-Marie Barbe dans un JT Rhône Alpes sur France 3 en 1996

Mais très vite, deux tendances se dessinent : la première prêche pour une ouverture à l’Europe et à l’économie de marché, la seconde – celle de Lussas – se conçoit davantage comme une université d’été, un lieu de réflexion autour du documentaire de création. "Le cinéma, c’est de la pensée. Voyons donc ce qu’il se dit" résume Barbe. Très vite, les chaînes de télévision adhèrent. D’abord Planète et La Sept – ancêtre d’Arte – puis, dès la quatrième année, Canal+ et France Télévisions. "Tous les responsables des unités documentaires venaient à Lussas pour présenter leurs grilles et échanger lors de séminaires se souvient-il. Ils débarquaient à la gare de Montélimar et dans le trajet en car jusqu’au village, ils ôtaient leur cravate. Nous étions vraiment à l’écart du monde, c’était précieux". Parmi eux : Thierry Garrel, "véritable pilier de la politique documentaire" d’Arte pour reprendre les mots de Télérama.

"A la télé, le public ne peut échapper à la case dans laquelle on l’a rangé"

C’était l’époque où la télévision, grâce à la production et à la diffusion de films, a beaucoup soutenu le genre – même si Barbe réfute ce mot. "Le documentaire n’est pas un genre, dit-il, c’est plutôt une écriture cinématographique particulière". Et la télé a fait naître des générations de cinéastes. Comme par exemple Nicolas Philibert, auteur notamment du film Etre et avoir, ou encore Claire Simon, auteure du récent et touchant Le bois dont les rêves sont faits filmé dans le bois de Vincennes. Mais depuis, la télévision s’est désengagée, regrette Jean-Marie Barbe qui a vécu ce retrait comme "une trahison des clercs. Les télés veulent du doc qui documente. Certes, il y a de bons documentaires produits par les chaînes mais on refait toujours le même film avec les mêmes écritures depuis que la télé a décidé de montrer aux gens ce qu’ils aiment – ou ce qu’ils sont censés aimer."

Arnaud Lambert fait ce même constat. Ce réalisateur vient de terminer avec Barbe un film de deux heures vingt sur Chris Marker – cinéaste bien connu de nos abonnés. Il évoque plutôt un formatage, ou encore une globalisation des formats : "aujourd’hui, à part quelques rares exceptions, Arte exige des documentaires avec des voix off pour expliquer ou commenter le film". La fin selon lui d’une période où la chaîne franco-allemande cherchait un regard d’auteur singulier. Une forme traduisant un point de vue. Une singularité précieuse. "La seule innovation réside actuellement dans le traitement graphique regrette Lambert. La mise en scène et l’écriture restent identiques. Et le public ne peut échapper à la case dans laquelle on l’a rangé."

La télé a déserté le documentaire d’auteur mais, "miracle des miracles", s’enthousiasme Barbe, "le cinéma a ouvert ses portes au documentaire avec aujourd’hui entre 110 et 120 films diffusés par an". Et pourtant ce n’était pas gagné, raconte Claire Simon. Quand en 1995 la réalisatrice présente son film Coûte que coûte – projeté à Lussas cette année-là – à Pierre-Henri Deleau, en charge de la sélection de la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes, il lui répond : "c’est très bien mais pourquoi est-ce que vous me le montrez ?" Depuis, le cinéma est plus bienveillant à l’égard du documentaire de création. Cette année, Fuocoammare, film sur les réfugiés (sans voix off) de l’italien Gianfranco Rosi a reçu l'Ours d’or de Berlin. Ce même réalisateur avait reçu deux ans plus tôt le Lion d'or à Venise pour son film Sacro Gra sur la ceinture périphérique de Rome. Les grands festivals accueillent volontiers ces films qui peinent cependant à faire recette.

Miracle des miracles

Mais, deuxième miracle selon Barbe : l’accès à un équipement abordable – "pour 15 000 euros vous avez aujourd’hui toute la chaine industrielle pour sortir un film" – a permis le maintien voire le développement de documentaires d’auteur. "Certes avec une petitesse des moyens et une grande solitude des auteurs et des producteurs, précise Barbe, mais la légèreté de ces outils offre une grande liberté et a permis de voir émerger une génération d’auteurs et producteurs, et cette fois-ci pas seulement à Paris. Nous sommes dans l’hyper décentralisation, ce qui est rare dans le domaine de l’art."

L’hyper décentralisation, Barbe connaît bien. Face au lâchage des télés dans les années 2000, à la fois "déçu et triste", il décide d’aller voir ailleurs si le documentaire d’auteur y est. Et notamment dans les pays du Sud. Justement, il n’y est pas : "ces pays dits émergents n’ont pas de films sur eux-mêmes regrette Barbe. En Afrique par exemple, on trouve de grands artistes, mais isolés. Il faut pourtant un nombre d’œuvres conséquent pour que se constitue une histoire. Le documentaire échappe au champ de l’information, c’est un autre temps, un contretemps, un autre éclairage sur les réalités du monde. Et ils permettent de donner à nos collègues du Sud la représentation de leur monde".

Ainsi se met en place Doc Monde autour de résidences d’écriture qui accueillent à Lussas des auteurs de toutes nationalités – même si, dans les faits, ce sont surtout des francophones qui viennent – et proposent également des résidences à l'étranger. Mais Doc Monde, ce sont aussi des rencontres de co-production entre producteurs francophones d’Afrique de l’Ouest, de l’Asie, du Caucase, de l’Amérique latine, bref, un peu partout dans le monde. 50 à 60 films sont ainsi produits chaque année. Enfin, Doc Monde est également à l'origine du Festival du film documentaire de Saint-Louis au Sénégal qui rassemble tous les ans, en décembre, une centaine de professionnels européens et africains.

Les docs doivent être vus

Pour autant, il reste un dernier constat – et de taille : hormis les festivals et les télés locales, ces films sont très peu vus. "C’est injuste, estime Barbe, c’est comme si à la rentrée littéraire on présentait les livres mais que les gens ne pouvaient pas les obtenir. Il existe entre 250 et 350 films par an et beaucoup prennent la poussière sur les étagères". Et c’est là qu’intervient Tënk, plateforme qui propose sur abonnement neuf films par semaine, qui restent visibles deux mois, donc en tout 60 films au même moment. Tous les documentaires restent référencés après leur diffusion.

Pas d’exhaustivité donc. L’offre est éditorialisée et propose "la crème des documentaires" – un peu comme le ferait votre libraire dans votre librairie préférée. Aussi Tënk est découpé en "plages" thématisées et confiées à des professionnels du documentaire chargés de la programmation. Au menu : des coups de cœur, des films qui guettent le politique dans l’histoire, des films sur la musique, d'autres sur l'écologie, mais aussi des films des grands auteurs de l’histoire du cinéma documentaire, comme Patricio Guzmán, Avi Mograbi ou Mariana Otero, des docs choisis dans les festivals de cinéma, d'autres qui ont reçu la bourse "Brouillon d'un rêve" de la Scam, des films sur l’urbain et ses habitants, des premières bobines, et enfin la plage Doc Monde dont voici la bande-annonce :

Quand Arnaud Lambert a découvert la version en ligne, il a été saisi par le choix des œuvres diffusées : "ce sont des œuvres que j’ai pu découvrir lors de ma résidence d’écriture à Lussas – et seulement là" estime le réalisateur qui s’est vu confier la programmation de la plage Grands entretiens bientôt en ligne. Quand on sait que la maison du doc de Lussas est le plus grand centre de ressources au monde, ça laisse rêveur. Pour Claire Simon, qui réalise actuellement un documentaire sur Tënk, ce projet est l’aboutissement de ce qu’il se passe à Lussas. Selon elle, il y a deux villages : "un village documentaire – et 40 personnes en vivent à Lussas, ce n’est pas rien – et un village agricole avec 20 exploitations alentour. Les deux travaillent sur le vivant et les deux se posent continuellement la question : est-ce que ce que je fais vaut la peine d’être fait ?" Autrement dit : où se situer entre Le commerce et la vertu, titre provisoire de son film que la réalisatrice souhaiterait développer en série – un format en vogue aux Etats-Unis ou au Canada mais pas encore en France – à l’exception notable de La loi du collège diffusé par Arte en 1994.

Le commerce et la vertu

C’est avant tout la recherche d’un modèle économique et "la vision très entrepreneuriale" de Jean-Marie Barbe qui fascine Claire Simon. Elle a filmé les discussions avec certains financeurs ou partenaires, afin de chroniquer la construction financière du projet. Et d’ailleurs, d’où vient l’argent ? D’une campagne de financement participatif sur Ulule qui a rapporté 36 000 euros et a précédé la constitution d’une coopérative d’intérêt collectif rassemblant le Village documentaire et une cinquantaine d’actionnaires – dont de nombreux professionnels du documentaire.

Quid des fonds publics ? Jean-Marie Barbe les écarte : "autant les Etats généraux du film documentaire ont besoin de la puissance publique sinon ils disparaitraient, autant Tënk est un outil industriel. Nous avons certes des partenaires publics – la Scam, la Sacem ou encore une fondation qui va ouvrir une plage consacrée à la photo – mais nous comptons aussi sur les partenariats conclus avec Mediapart, Alternatives Économiques ou encore Arrêt sur images". Ne jamais être seul et compter sur l’alliance de réseau.

Le Monde du 20 août 2015

D’ailleurs, la question de l’argent public reste problématique. Avec l’arrivée de Laurent Wauquiez à la tête de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, les subventions allouées au Village documentaire ont eu chaud : "ils ont menacé de nous couper les vivres raconte Barbe. Une semaine avant le vote définitif, Nicolas Sarkozy a fait un grand discours sur l’importance de la culture et là, changement total dans le discours de la Région". Ils ont finalement maintenu les subventions – quoiqu’un peu rabotées mais pas de danger immédiat pour le Village documentaire. Seul perdant : Doc Monde. Mais là encore, Jean-Marie Barbe reste confiant : "on espère un financement de l’Agence française de développement".

"On pourrait dire que ce type délire"

En termes de développement, Tënk voit grand. La plateforme vise 10 000 abonnés au terme de la troisième année pour être à l’équilibre. Accessible pour l’instant en France, en Belgique et au Luxembourg, elle va s’ouvrir l’an prochain aux pays francophones puis l’année suivante au monde entier. Avec un abonnement à 6 euros par mois ou 60 euros par an, le modèle se défend. Mais Tënk est aussi un futur réseau social. Dans quel objectif ? Cela tient à la caractéristique du documentaire, explique Jean-Marie Barbe : "un film de fiction fonctionne sur la sidération. Nous devenons les personnages. Le documentaire, en revanche, fonctionne sur l’hypnose. Nous sommes à la fois en demi-sommeil et en pleine conscience de nous-mêmes. Le doc sollicite le sens et la raison. A l’issue du film, nous avons besoin de discuter sur la façon dont on a réagi intérieurement. Sur Tënk, on pourra parler du film avec les autres spectateurs et interroger les auteurs – peut-être pas sur tous les films, nous verrons."

Enfin, Tënk est également un lieu. Plus précisément un bâtiment qui sera inauguré par la ministre de la culture Audrey Azoulay fin août pendant les Etats-Généraux, et qui ouvrira ses portes à Lussas début 2018. Un lieu de production ambitieux puisque Jean-Marie Barbe vise une centaine de films documentaires par an d’ici 2020. "On pourrait dire que ce type délire", commente Claire Simon qui n’en reste pas moins très admirative du projet. C’est l’avis également de la productrice Sophie Salbot qui semble cela dit pantoise devant l’objectif affiché de 100 films produits par an à Lussas : "Jean-Marie a toujours eu besoin de quantifier. Il a besoin du nombre. Même si je ne fonctionne pas comme lui, j’ai l’impression que ça lui donne l’énergie de faire" estime la productrice qui compte parmi les actionnaires de Tënk.

Comme beaucoup d’auteurs et de producteurs, Sophie Salbot a une histoire singulière avec Lussas, cette "grande famille" qu’elle a croisée la première fois en 1993 – et en tant que spectatrice au terme d’un voyage en stop avec une copine. Après avoir travaillé avec Idrissa Ouedraogo – Grand Prix du Jury à Cannes en 1990 pour sa fiction Tilaï, transposition d'une tragédie grecque dans l'Afrique contemporaine - le réalisateur burkinabé lui propose de gérer sa boîte de production. Sophie Salbot accepte puis finira par monter sa propre structure en produisant des fictions mais aussi des documentaires. Et notamment celui d’Alice Diop, La permanence, en sélection à Lussas cette année.

Ce film est un huis-clos dans le bureau du docteur Geeraert, médecin généraliste qui reçoit des migrants à l'hôpital Avicenne, à Bobigny (93). Plutôt que de le résumer, mieux vaut méditer la citation de Fernando Pessoa qui ouvre le film : "On m'a parlé de peuples et d'humanité. Mais je n'ai jamais vu de peuples ni d'humanité. J'ai vu toutes sortes de gens, étonnamment dissemblables. Chacun séparé de l'autre par un espace dépeuplé". Diffusé en mars dernier au festival du Cinéma du réel à Paris, le documentaire, qui a littéralement conquis Télérama, est très demandé, reconnaît la productrice. Coproduit par Arte – c’est l’exception du film sans voix off – il sera diffusé le 26 août. Date à laquelle nous recevons Alice Diop pour son film La Mort de Danton et qui ouvre notre partenariat avec Tënk.

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