Chez "Là-bas", Daniel Mermet écrase les grévistes
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Chez "Là-bas", Daniel Mermet écrase les grévistes

"Là-bas si j'y suis" condamné aux prud'hommes pour harcèlement moral

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En 2013, une longue enquête relatait la souffrance que Daniel Mermet infligeait aux journalistes travaillant pour lui. L'animateur de gauche se défaussait alors sur le système de précarité de Radio France. Près de dix ans plus tard, le constat reste pourtant similaire sur le site qu'il a créé après son éviction de France Inter. Ce qui a mené à une grève de dix salarié·es sur douze en 2020, et aujourd'hui à une défaite aux prud'hommes pour harcèlement moral. Enquête.

Conseil des prud'hommes de Paris, 18 octobre 2022. "Qu'est ce que c'est qu'une «Association modeste et géniale» ?", demande la présidente sur un ton guilleret à Jean-Yves Halimi, l'avocat de l'entité – l'Association modeste et géniale, donc – qui édite le média indépendant Là-bas si j'y suis. Celui-ci a été créé en 2014, après l'éviction de son fondateur Daniel Mermet par France Inter. Mais Mermet est absent aux prud'hommes ce jour-là. Dans la salle sont présents un journaliste de Là-bas, Jérémie Younes, et son avocate Salomé Raffoul de Comarmond. Ils demandent la nullité de son licenciement en octobre 2021. Son avocate accuse le média et son patron-fondateur de l'avoir en réalité licencié, après une longue période de harcèlement moral suite à une grève de la rédaction en mars et avril 2020. Me Halimi nie tout harcèlement et minimise les témoignages présentés par le journaliste. Il essaie surtout de recentrer les débats autour du motif officiel du licenciement : un tweet du 6 juillet 2021, dans lequel Younes se "désolidarise" d'un dessin de presse "de merde" publié sur le site de Là-bas.

Le jugement est tombé le 6 décembre. Si le détail des motivations des conseillers prud'homaux n'est pas encore disponible – joint par Arrêt sur images, Me Halimi refuse donc à ce stade de le commenter ou d'indiquer si son client fera appel –, les prud'hommes ont déclaré le licenciement de Jérémie Younes "nul pour harcèlement moral". L'association éditrice de Là-bas est condamnée à payer 18 000 euros de dommages et intérêts pour licenciement nul, ainsi que 1 000 euros pour harcèlement moral. "Je suis très soulagé. Mermet est enfin condamné après 40 ans de méfaits, indique à ASI le journaliste qui avait abandonné, en 2018, un CDI et une carrière naissante à Radio France pour rejoindre Là-bas. J'ai tout quitté pour suivre cette aventure sur internet, et je me retrouve au chômage parce que monsieur a voulu punir celui qu'il a pris pour le chef de la grève. C'est une imposture sur toute la ligne, l'archétype du problème qu'a la gauche, tenue par des gens qui ne sont pas du tout en ligne avec leurs convictions affichées."

Daniel Mermet, une imposture ? La dernière enquête à son sujet remontait à l'époque France Inter, pointant des "techniques de management dignes du patronat néolibéral le plus décomplexé". Mermet répondait alors qu'elles étaient d'abord imputables au système Radio France. Nous avons voulu savoir ce qu'il en était : les salaires ont été augmentés, mais le système Radio France était aussi et surtout un système Mermet, fait d'humiliations, de vexations, de mépris du droit du travail, d'insultes et de hurlements. Joint par ASI, Daniel Mermet a refusé de s'exprimer. Une vingtaine d'ex-salarié·es l'ont fait, en demandant pour la plupart un strict anonymat. Tous et toutes ou presque s'affirment abîmé·es par l'expérience. Et quelques-un·es détruit·es, en particulier celles et ceux qui admiraient son talent pour amplifier la voix des sans-voix, ou interviewer le gotha de la gauche française.

Grève générale contre "la souffrance au travail"

Rembobinons. Le 30 décembre 2019, dans un édito, Daniel Mermet se place – comme toujours publiquement – du côté des salarié·es : il regrette "une grève sous silence" à Radio France, lors de laquelle "la direction n'a rien concédé". Se doute-t-il qu'au même moment, la dizaine de journalistes et monteurs de Là-bas approche du point d'ébullition ? Ces derniers mois, deux des plus anciens journalistes subissent ses vexations, plus encore qu'à l'habitude. Mermet a demandé le départ d'un monteur soudainement jugé trop lent, par l'intermédiaire de son responsable de la production Jonathan Duong puis de sa responsable administrative Élodie Couratier – le premier n'a pas répondu à ASI, la seconde n'a pas souhaité s'exprimer. Son contrat court pourtant jusqu'en juillet 2020. Il refuse, un entretien de licenciement est organisé, n'a pas de suite sauf une placardisation. Il finit par partir après avoir trouvé un autre emploi. L'indignation collective monte encore, une grève est envisagée, puis abandonnée, afin de ne rien gâcher des trente ans de Là-bas, fêtés en grande pompe avec le soutien de tout ce que la gauche compte d'intellectuels et de politiques.

Au soir du 16 mars 2020, la France et la rédaction de Là-bas se retrouvent soudainement confinées. Mermet publie alors un texte humoristique signé "Là-bas", titré "Rester chez vous, c'est pire : les accidents domestiques font 20 000 morts par an !". Il y relativise la pandémie et minimise la nécessité d'un confinement. La rédaction monte au créneau et dépublie l'article. "On a des lecteurs qui ne font confiance qu'à nous, on ne peut pas aligner Là-bas sur les complotistes", se souvient Jérémie Younes. Au même moment, la rédaction diffuse sur le site des brèves et vidéos de reportage couvrant cette situation inédite, sans validation du patron – situation rare mais déjà éprouvée lors d'événements de grande ampleur en direct. Dans la foulée, Mermet les supprime du site sans les en avertir. La newsletter envoyée à 300 000 contacts renvoie vers des contenus qui n'existent plus. "Irresponsable", écrivent dans un courriel à Mermet dix salarié·es sur douze – Duong et Couratier ne sont pas grévistes. "Devant cette situation absolument détestable et méprisante pour le travail d'équipe, nous cessons tous le travail dès demain."

Mermet répond au petit matin. Il assume les suppressions en arguant de fautes d'orthographe, et de l'absence de contrôle avant publication des sujets, espérant que "ces malentendus parasites" ont été "dissipés". Dans ces échanges qu'ASI s'est procuré, les grévistes se font alors bien plus explicites : "Nous n'acceptons pas le jeu qui consiste à pousser les CDI à bout pour les remplacer par des pigistes plus malléables, et qui aboutit à de nombreuses crises, malaises et arrêts maladie ces derniers mois." Ils pointent aussi que si le Mermet journaliste estimait, dans une interview du 24 janvier, que la précarité "n'est pas compatible avec le journalisme", le Mermet patron leur déclarerait à répétition : "On a essayé avec des CDI, maintenant on va travailler avec des pigistes." Ils demandent alors la tenue d'une conférence de rédaction où les sujets seraient votés, le respect des horaires et du temps de travail, mais aussi "que cessent brimades, humiliations publiques et la souffrance au travail", ainsi que "l'arbitraire et la précarisation". L'effacement de leurs reportages n'était en effet que "la goutte d'eau qui a fait déborder le vase". Les grévistes demandent par ailleurs à ce que Mermet n'engage "aucunes représailles contre les signataires".

Briser une grève, mode d'emploi

Le 21 mars, Mermet écrit être "profondément blessé" par le soupçon de représailles, tout en moquant la maltraitance au travail dont les grévistes demandent la fin. Une visioconférence se tient finalement le 26 mars. Selon différents témoignages, il impute la responsabilité de la grève à Jérémie Younes – pourtant relativement épargné par ses colères depuis son embauche –, qu'il qualifie de "petit Lénine". Les grévistes, pour leur part, sont des "petits bourgeois qui jouent aux gauchistes", car disposant de CDI ou de CDD avec des salaires de 2 000 à 3 000 euros nets mensuels. Monopolisant la parole, Mermet les menace de les empêcher de retrouver du travail si leur grève s'ébruite. Il exige aussi la reprise du travail, et l'envoi d'un texte écrit dénonçant leur courriel de revendications sociales, avant d'envisager une conférence de rédaction hebdomadaire.

Dans les échanges de courriels qui suivent la réunion, Mermet met en avant sa santé fragile, son âge (77 ans en mars 2020), l'importance de Là-bas. Et même le fait qu'avec Jonathan Duong, il s'épuise à produire des contenus sur le site - mais ne donne aucune suite à l'exigence d'arrêt des "humiliations" au travail. Depuis deux semaines, Mermet et son second ne sont cependant pas seuls à signer des textes : quelques personnes sont sollicitées pour rendre la cessation collective du travail la moins visible possible, telle que la journaliste Anaëlle Verzaux – jointe par ASI, elle n'a pas pu répondre dans les délais impartis à publication, mais a souhaité le faire après mise en ligne, sa réponse intégrale figure au pied de cet article. Les près de 20 000 abonné·es de Là-bas ne sont pas informés, ni alors, ni depuis. Jonathan Duong trouve alors dans la rédaction un téléphone professionnel, contenant les conversations collectives ayant mené à la grève. Mermet les utilise dans ses attaques contre les grévistes, leur moral faiblit, l'un retourne au travail. Le 6 avril, les salarié·es n'ont toujours rien obtenu, mais annoncent suspendre la grève "étant donné la nature inédite du moment que nous traversons".

En trois semaines, le patron de gauche s'est fait briseur de grève et étouffeur de mouvement social, lui qui venait de dénoncer ces mêmes faits chez Radio France. Il emporte d'ailleurs l'affrontement de la même manière que la direction du média public : sans rien céder et en tablant sur le renoncement. Mais, brisant la grève, niant ensuite qu'il s'agissait d'une grève – il verse d'ailleurs les salaires comme d'habitude –, Mermet a aussi brisé sa propre rédaction, dont certains des "petits bourgeois" étaient pourtant issus des classes populaires et n'ont pas digéré son mépris. Petit à petit, sept des dix grévistes quittent Là-bas, laissant aujourd'hui la rédaction presque vide de permanents. Mermet s'attache aussi à punir Younes, passé du statut de protégé à celui d'ennemi numéro un. "Le 24 avril au téléphone, il me dit de faire une lettre d'excuses, et sinon de ne plus revenir au local : soit je démissionne, soit il ne passera aucun de mes sujets, se rappelle Younes. Par nécessité, j'ai accepté ma condition de placardisé bien payé." Jusqu'au dessin de presse fatidique publié par Mermet en juillet 2021.

"C'est la terreur absolue, les gens se figent, chacun est isolé"

Mais ce long épisode reflète-t-il un affrontement social ponctuel, ou symbolise-t-il l'apothéose d'un système ? Quelques-un·es des témoins expliquent à ASI avoir trouvé leur compte dans cette relation, estimant que seules certaines personnalités peuvent travailler avec Daniel Mermet. Mais la plupart restent durablement marqué·es par l'expérience, en particulier lorsqu'ils ou elles sont arrivé·es à Là-bas dans leur vingtaine en admirant Mermet. Au lancement du site en 2014, les années suivantes sont déjà en germe. Rédacteur en chef en titre mais sans réelles responsabilités éditoriales, Pierre-Yves Bulteau se souvient d'avoir échoué à plusieurs reprises à mettre en place une conférence de rédaction. "Daniel Mermet n'est jamais là avant 14 h, veut tout contrôler, mais ne valide qu'une petite partie des choses, bloquant plus ou moins longuement les sujets et projets en cours." Bulteau quitte Là-Bas.

Une étrange ambiance s'installe. Avant l'arrivée de Mermet, la rédaction travaille, discute de projets, d'idées, refait le monde et l'avenir du média. Tout bascule quand Mermet arrive, balayant les enthousiasmes avec mépris et moqueries : "C'est la terreur absolue, les gens se figent, chacun est isolé", se rappelle Nicolas Framont, qui a fui à toutes jambes alors que Là-bas pouvait représenter le début de sa carrière. À l'été 2017, il avait été appelé par Mermet le félicitant pour son site Frustration Magazine. Comme pour tous les autres témoins de cette enquête, la rencontre initiale est flatteuse pour le jeune homme. Mermet se montre affable et sympathique, il lui propose de venir deux semaines avant un éventuel recrutement à temps plein, afin de développer la partie écrite de Là-bas.

"Le deuxième jour, je tombe sur une journaliste qui se tirait à ce moment-là, elle était en larmes, m'a tout balancé, un truc un peu fou mais pas très clair, se souvient-il. Depuis, j'ai travaillé comme expert en santé du travail, ce sont des comportements de gens en burn out ou en souffrance. Ça m'a frappé de voir dans un état pareil quelqu'un d'aussi expérimenté (une grand reporter réputée, dont plusieurs autres témoins de cette enquête ont attesté de la maltraitance par Mermet, ndlr)." Rapidement, Mermet lui confie le montage d'une vidéo, lui qui n'en a jamais fait. Pendant quinze jours, il s'échine, sans le satisfaire. "Il m'a gueulé dessus, je suis rentré, j'ai fait une insomnie. Le lendemain, je suis arrivé à la première heure, j'ai dit que je me barrais. J'ai fait depuis des expertises dans pas mal d'entreprises toxiques, je n'en ai jamais retrouvée une qui le soit autant que Là-bas."

Un patron "manipulateur", "malsain" et "violent"

Quelques semaines après le départ de Framont, un autre salarié est recruté. Franck Dépretz avait fondé un journal alternatif à Nancy. "Là-bas était pour moi l'unique média du paysage audiovisuel français où le reportage subversif, tel que je le pratiquais, était autorisé. C'était un rêve absolu d'y entrer comme reporter", se souvient-il auprès d'ASI. Il propose par courriel un sujet radio sur la condition des cordistes, suite au décès de l'un d'eux, enseveli sous les tonnes de grains d'un silo appartenant à un grand groupe agro-industriel. Mermet le fait venir deux fois de Nancy à Paris, Duong mène les entretiens. Dépretz est embauché en tant qu'assistant de production, chargé entre autres des réseaux sociaux. Les deux hommes lui précisent qu'il pourrait réaliser son sujet sur les cordistes dans les interstices de sa fonction. Mais immédiatement après sa prise de poste, c'est la douche froide : "Mermet m'a très vite accusé de faire le sujet dans son dos, je trouvais ça aberrant. Et il me faisait comprendre que ma proposition n'était pas à la hauteur de Là-bas. Or, on parlait d'un gamin de 21 ans qui meurt dans un silo à cause des objectifs de rendement qui lui étaient imposés !"

Sa situation bascule quand du jour au lendemain, sa fonction principale, qu'il exerçait depuis trois semaines sans que cela ne suscite de remarque sinon les félicitations de ses collègues, est l'objet de réprimandes de Mermet. Ce dernier lui indique alors qu'il ne va probablement pas renouveler son CDD qui courait jusqu'à décembre, un "chantage à l'emploi" que plusieurs autres témoins rapportent avoir observé ou vécu. Sidéré, Dépretz répond qu'il eût été judicieux de l'alerter pendant les trois premières semaines si son travail ne convenait pas. Une erreur fatale : il vient de contredire le patron "il m'a pris pour le patron", s'amuse Mermet devant tout le monde, comme si cette réalité factuelle était incongrue. Désormais, Mermet lâche à la cantonade des "c'est un Facebook de merde" sans s'adresser directement à la nouvelle recrue. À partir de ce moment, toutes ses tâches sont remises en cause. "Même la taille de mon écriture ou l'épaisseur des traits au Stabilo sur la documentation que me demandait Mermet faisaient l'objet d'intenses débats !", se souvient-il. Plusieurs témoins ont confirmé son calvaire à ASI.

"Il cherche des gens qui s'écrasent et qui acceptent son système, sa psychologie, son mécanisme, sa façon d'être, vous dire à peine bonjour puis d'être copain, de s'adresser à vous en disant «c'est de la merde», analyse-t-il avec le recul. Et si on trouve que ses méthodes sont violentes, c'est qu'on se trompe, ici c'est une famille." Plusieurs autres ancien·nes salarié·es filent spontanément la métaphore de la cellule familiale… mais dysfonctionnelle, soumise aux humeurs d'un père abusif alternant insultes, cris, et bons points, empêchant toute forme de collectif. "Il sait très bien comment jouer avec la psychologie des gens, flatter puis défoncer, se montrer un peu mielleux puis faire des remarques désagréables, note ainsi un journaliste. J'ai souvenir d'un mélange de guerre des tranchées et de jeu d'échecs pour publier un sujet… j'aurais eu du mal à rester plus longtemps, je n'avais pas envie de devenir fou et de souffrir au boulot." Trois mots reviennent fréquemment chez les témoins interrogé·es : "malsain", "manipulateur", "violent".

"Mermet s'est vanté d'avoir créé des vocations, des carrières,  mais combien de carrières il a détruites, combien de talents qu'il n'a pas réussi à déceler a-t-il poussé vers la sortie ?", demande Dépretz. En novembre, il souffre tant qu'il n'ose plus aller aux toilettes, ce qui l'aurait obligé à passer devant le bureau du patron, et à subir ses avanies. Il fait une infection urinaire, est arrêté dix jours par son médecin, revient travailler au bout de deux jours. Mermet l'accueille avec un grand sourire, en lançant devant toute la rédaction : "Ah qu'ils sont fragiles les stagiaires aujourd'hui. C'est plus ce que c'était…", rapporte Dépretz. Il quitte Là-bas peu avant la fin de son CDD "d'essai". Il prend ensuite une revanche journalistique : en 2018 et 2019, il publie dans Basta de nombreux articles sur les cordistes, une longue enquête sur la mort du jeune dont Mermet ne voulait pas, et emporte l'un des prix du prestigieux festival de reportages radio Longueurs d'ondes. Mais ne s'est jamais remis de ces deux mois d'enfer chez Mermet, et travaille aujourd'hui depuis les Vosges. "L'expérience a été très courte mais elle m'a brisé, je n'ai jamais plus osé travailler dans une rédaction, et surtout pas parisienne."

"Je n'ai jamais vu un tel écart" avec la ligne éditoriale

À bientôt 80 ans, Mermet, marqué par ses 38 ans de CDD à France Inter, ne semble toujours pas avoir compris qu'un salaire digne et un CDI n'effacent pas les dommages psychologiques de la maltraitance au travail qu'il inflige à ses salarié·es, en particulier les journalistes. Bien parti pour faire mourir Là-bas avec lui, il comprend encore moins que ces journalistes engagé·es à gauche supportent mal la divergence massive entre la ligne éditoriale de leur média et le quotidien dans leur rédaction. "Je n'ai jamais senti un tel sentiment de scandale par rapport au mensonge que représente cet homme, qui était pour moi l'incarnation du journalisme subversif, de terrain, à la voix rassurante et rationnelle. On est traités comme des merdes, on perd notre dignité pour faire des sujets sur les travailleurs en lutte qui se battent pour leur dignité, en tremble encore Dépretz. Comment défendre la classe ouvrière, les exclus, alors qu'on tolère cette contradiction dans le cadre du média dans lequel on travaille ?" Il n'est pas le seul : "Je n'ai jamais vu un tel écart [entre pratique interne et ligne éditoriale], alors qu'il se revendique de la gauche radicale, assume un discours et une ligne de classe", note un autre ancien. 

Cette étonnante dissonance entre le discours public et la pratique interne, la plupart de ces ancien·nes salarié·es en avaient eu vent grâce aux précédents épisodes médiatiques rapportant ses pratiques abusives chez France Inter. En 2003 d'abord, lorsqu'Acrimed et CQFD révélaient qu'un communiqué intersyndical mettait en cause "le comportement tyrannique" de Mermet – qui avait fait en 2002 l'objet d'un portrait aussi flatteur qu'acide dans Libération. Mermet répondait en résumant la dénonciation de sa gestion par une assistante de production à "un désaccord […] sur la façon d'organiser le poste d'assistante", puis en licenciant en 2004 deux journalistes l'ayant soutenue (ce que conteste Mermet en imputant sa décision au système Radio France). En 2013 ensuite, dans le défunt Article11 avec l'enquête d'Olivier Cyran, instrumentalisée par la direction de France Inter pour se séparer de Mermet – qui faisait ensuite condamner la radio à lui verser plus de 300 000 euros d'indemnités en appel. En réponse, Mermet blâmait là encore le (réel) système de précarisation organisé de Radio France.

La gauche complice au nom du combat politique ?

À l'époque, deux journalistes de Là-bas montent au créneau pour défendre Mermet, auxquels s'ajoutait le plus illustre des anciens de l'émission, François Ruffin. En 2013, il n'était plus chez Mermet et pas encore député LFI, mais s'était exprimé sur le site de son journal Fakir. Dans un long texte, dont tous les témoins d'ASI qui l'avaient lu avant d'accepter de venir travailler à Là-bas relèvent qu'il a amoindri, à leurs yeux, la portée de l'enquête d'Article11, Ruffin mettait la souffrance au travail sur le compte des "jeunes intellos" qui "arrivaient comme des fleurs fragiles", incapables de supporter la dureté du reportage de terrain. Il décrivait l'enquête de Cyran comme une "exécution" relevant de "la vengeance personnelle". Et mettait dans la balance son émission qui "a donné la parole aux damnés de la terre", œuvre ne devant pas "s'effacer derrière la souffrance, bien réelle, de quelques salariés". Les mots étaient forts, et convaincants pour beaucoup. La réponse d'Article11 passait, elle, relativement inaperçue.

"La première fois que j'ai lu ce texte, j'ai vu quelque chose de très lumineux, de très puissant, je croyais que les contradictions entre quelqu'un qui pouvait être dur, et ce qui sortait de Là-bas, valaient le coup. On peut être dur et juste, mais Mermet était arbitraire et incohérent. Ruffin a le talent pour décrire un personnage lumineux à partir d'éléments qui me paraissent, chacun, révélateurs d'un caractère pervers", déplore Franck Dépretz avec le recul. "Sa réponse est terrible car elle est très efficace, il justifie le harcèlement moral par la beauté du geste, la cause et la rigueur. Mais quelle différence avec les boîtes capitalistes qui justifient le harcèlement des commerciaux par la rentabilité ?", demande Nicolas Framont.

"Ça me reste en travers de la gorge, il se trouve que Ruffin avait à l'époque refusé d'être le moins du monde solidaire de ses camarades, ce dont il se gargarise dans son texte en disant que ces personnes étaient de petites fleurs fragiles, commente auprès d'ASI Olivier Cyran. Jusqu'à aujourd'hui, pour moi, Ruffin n'est pas crédible en tant que défenseur des salariés malmenés, il y a une forme d'hypocrisie." Ruffin, qui choisit soigneusement les médias dans lesquels il se rend, est encore revenu en août 2022 se faire interviewer chez Mermet. Jointe par ASI, la responsable de ses relations presse répond que Ruffin ayant "cessé de travailler pour Là-bas si j'y suis en 2012", celui-ci "ignore tout du fonctionnement actuel de l'émission" et "ne sait pas quelle part de vérité présente son texte, fort daté"

Mais il est loin d'être la seule figure de gauche à avoir accepté, au fil des ans, de venir pour des interviews et des chroniques… ce que nombre d'ancien·nes salarié·es perçoivent comme une forme de soutien tacite au comportement de leur patron. En 2013, l'enquête d'Article11 avait pourtant entraîné de discrètes réprimandes en privé, le directeur du Monde Diplomatique envoyant ainsi, par exemple, un courrier à Mermet. "La gauche critique est minoritaire, privée de tous les instruments de l'hégémonie, et très peu d'accès aux médias : nous en avons quelques-uns au travers d'instruments forgés de longue date, qui ont acquis avec le temps quelque puissance, et sont des ressources extrêmement précieuses. Il faut les préserver, et ne pas faire quoi que ce soit qui puisse les abîmer", explique de son côté Frédéric Lordon auprès d'ASI, lui qui est revenu depuis à plusieurs reprises chez Là-bas. Évidemment, ceci ne vaut pas un blanc-seing qui permettrait aux détenteurs de l'instrument de faire n'importe quoi sans que personne n'ait à dire son mot."

"Comment je me tire de ce dilemme ?, poursuit Lordon. Ma manière, et je ne dis pas que c'est la meilleure, est de ne pas intervenir en public, mais de ne pas oublier d'intervenir non plus, moyennant quoi j'interviens en privé." En 2013, il disposait d'une information très incomplète, et estimait ne pas avoir de titre à intervenir en tant que simple invité ponctuel. Il passait cependant des heures avec Mermet au téléphone, en coordination avec d'autres, "pour lui demander si ce qui était rapporté était exact, et lui dire que si ça l'était, c'était incompréhensible"Côté politique, l'aura Mermet persiste aussi. Elle passe par Olivier Besancenot, ou par l'ami de longue date de Mermet Gérard Filoche. "Je ne sais rien dans le détail, défend Filoche auprès d'ASI. Une fois, un de ses salariés m'a parlé, je lui ai conseillé de faire valoir ses droits. Comme Mermet est mon ami, je ne voulais pas m'en mêler (le salarié dont il est question, Julien Brygo, était aussi le principal témoin de l'enquête d'Article11, il se souvient auprès d'ASI que Filoche lui "a raccroché au nez" puis bloqué sur Twitter jusqu'à aujourd'hui, ndlr)."  L'inspecteur du travail à la retraite pointe aussitôt que Mermet ayant gagné contre France Inter lors de son licenciement, "ceux qui avaient mis en cause ses pratiques managériales avaient eu tort". La gauche ne semble pas encore prête à affronter certaines de ses icônes. 

"Là-bas" écrit "en toute transparence" aux abonné·es

Dans un courriel envoyé quelques heures après la publication de notre article, titré "Note confidentielle à nos abonné·es" et signé "L'équipe de Là-bas", le site indique : "Sans connaître le contenu du jugement qui n'a été communiqué à aucune des parties, nous avons la surprise d'apprendre que l'association éditrice du site Là-bas si j'y suis a été condamnée par le conseil de prud'hommes suite à la requête d'un ancien collaborateur. Nous nous réservons naturellement la possibilité de faire appel de cette décision devant la cour d'appel de Paris. Nous vous informerons des suites de ce différend mais nous voulions vous informer en priorité, en toute transparence et en toute confiance."V

Droit de réponse d'Anaëlle Verzaux

Chers lecteurs d'Arrêt sur images, j'ai été contactée par Loris Guémart, en tant qu'ancienne journaliste de Là-bas si j'y suis, pour répondre à ses questions à propos de la grève de 10 salariés du site d'informations issu de l'émission Là-bas si j'y suis en 2020. Il me demandait pour quelles raisons j'ai publié des articles alors que d'autres salariés ou collaborateurs étaient en grève. Voici ma réponse. 

En 2014, après l'éviction de l'émission Là-bas si j'y suis de la grille des programmes de France Inter, j'ai fait partie d'un noyau dur qui a contribué à développer le site internet de l'émission, la-bas.org, avec Daniel Mermet. En parallèle, je poursuivais mes collaborations à France Inter, d'abord au sein de l'émission Affaires Sensibles, puis dans d'autres programmes. Cinq ans plus tard, en 2019-2020, je travaillais principalement à France Inter, et proposais de temps en temps des reportages (essentiellement en vidéo) qui étaient diffusés sur la-bas.org. Durant mes 10 ans passées à Là-bas si j'y suis, je n'ai personnellement jamais eu de problèmes tels que ceux relatés dans l'article. En tant que non-permanente (par choix), j'ai eu des conditions de travail plutôt privilégiées, avec des cachets tout à fait corrects, et une formidable liberté dans le traitements de mes sujets. Il y avait un mélange excitant de recherche permanente du meilleur reportage à faire et de créativité dans sa réalisation. 

Les permanents, en CDI, avaient à ma connaissance de bons salaires, et des tickets-restaurant leur permettant d'aller déjeuner régulièrement en équipe dans le bistrot du quartier. Ce qui était très agréable. Je n'ai pas vu de harcèlement. En revanche, j'ai parfois vu des incompatibilités de tempérament, et en 2019-2020, un très bon journaliste qui vivait mal les critiques de Daniel Mermet sur une grosse enquête qu'il préparait. Ces difficultés auraient pu, je crois, être surmontées sereinement si l'entreprise avait été plus structurée. Il y avait en 2019-2020 des problèmes d'organisation, l'équipe étant passée de 5 à 6 personnes très motivées – les cofondateurs du site – à une équipe beaucoup plus fournie, d'une petite vingtaine de personnes, avec des profils forcément plus variés. Certains, arrivés récemment, semblaient ignorer les spécificités de Là-bas et se comportaient parfois comme s'ils étaient chez Lagardère, avec un patron forcément méchant. 

Le site s'était développé, et tant mieux, il fallait davantage l'adapter. Idéalement, il aurait fallu, comme dans toute entreprise de presse, organiser des conférences de rédaction régulièrement, nommer un rédacteur ou une rédactrice en chef, qui aurait pu covalider puis suivre les sujets des journalistes… Et ne pas tout faire reposer sur une seule personne. C'est ce que j'ai dit, répété, en tentant, des heures durant, de renouer les liens qui se distendaient entre plusieurs salariés et les trois personnes qui dirigeaient le site. En vain peut-être. Mais je reste convaincue que la discussion reste le meilleur moyen de s'entendre. Surtout dans une petite entreprise telle que Là-bas si j'y suis.

Mais au lieu de ça, en pleine pandémie de Covid-19, au moment du premier confinement, alors que le monde entier était dans un état de sidération totale, à Là-bas, 10 personnes choisissaient de cesser de travailler. Ce n'était, selon moi, ni responsable, ni déontologique. Les abonnés – seule source de financement du site – attendaient qu'on les informe sur ce qui arrivait. Et les journalistes avaient le devoir de les informer. De nombreuses personnes, des amis, des amis d'amis, des associations, etc. m'appelaient alors pour me demander de parler de leur situation, qui pour certaines, étaient terrible, avec la pandémie et le confinement total. J'ai donc travaillé, depuis le petit studio de radio qu'avait monté mon conjoint réalisateur à France Inter, chez nous, dans notre chambre. En même temps, des animateurs - producteurs et productrices de France Inter venaient chez nous, dans notre petit studio de radio personnel, enregistrer leurs émissions. 

C'était notre façon d'aider, avec ce que nous aimons et savons faire : de la radio. Et ce sont de magnifiques souvenirs. Et puis il y avait cette grève, incompréhensible. Pour moi, les discussions pour mieux structurer Là-bas pouvaient se mener en parallèle de notre travail. Mais sur ce point-là aussi, il y avait des désaccords. Certains, comme moi, souhaitaient simplement plus de conférences de rédaction et la nomination d'un ou d'une rédaction en chef officielle, d'autres souhaitaient l'éviction pure et simple de Daniel Mermet, le fondateur de Là-bas si j'y suis. Leur idée, clairement exposée à l'époque, était que les salariés dirigent eux-mêmes le site, à tour de rôle. Dans leur projet, Daniel Mermet n'avait plus qu'un rôle honorifique. Ce n'était pas souhaitable. Pas pour moi. 

Pour toutes ces raisons, j'ai donc décidé de publier des enregistrements, interviews, reportages à distance, de Sonia, fabuleuse assistante sociale, d'Aurora, une infirmière franco-espagnole géniale, ou encore de l'attachant sans-domicile fixe qui continuait de prendre le métro parisien désert. Pour ne pas avoir suivi leur mouvement contestataire, une partie des 10 personnes qui s'étaient mis en grève, et qui étaient des amis, ont depuis, cessé de m'adresser la parole. C'est tellement triste Je vous remercie pour votre lecture et vous souhaite une merveilleuse année 2023, joyeuse et généreuse !

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