Bernard Arnault imposé à 14 % seulement… dans le silence médiatique
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Bernard Arnault imposé à 14 % seulement… dans le silence médiatique

Et ce n'est pas la première fois que les médias s'abstiennent de parler de ses impôts

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Lorsque "Le Canard enchaîné" dévoile le taux d'imposition "riquiqui" de Bernard Arnault, début février, aucun média ou presque ne juge l'information digne d'intérêt. Le palmipède dénonce l'omerta en évoquant le poids de la publicité de LVMH dans la presse ? Il ne se passe toujours rien. La même semaine, les rédactions ont pourtant parlé sans souci de l'achat d'un tableau au musée d'Orsay "grâce" à l'homme d'affaires.

Le Canard enchaîné est vert. "La presse française sait se tenir. Aucun quotidien, aucun magazine n'a repris les informations du Canard sur la fiscalité sauvage qui frappe Bernard Arnault", s'est indigné (avec sa légendaire ironie) sa rédaction dans un billet, complété d'un tweet, dans son avant-dernière édition : "Rien à voir, bien sûr, avec le fait que le groupe LVMH pèse 30 % des recettes de pub de la presse nationale…" Une semaine plus tôt, l'hebdomadaire publiait un article sur la feuille d'impôt du milliardaire, propriétaire de LVMH. L'info principale révélée par le journaliste : le taux d'imposition de l'homme le plus riche de France, "moins de 14 %" sur la totalité de ses revenus (1,3 milliards d'euros), dont 18 % sur ses résultats directs et 12,8 % sur ses dividendes, équivaut grosso modo à "ce qui est appliqué à un couple sans enfant gagnant 150 000 euros par an".

Quasi omerta sur la fiscalité d'Arnault

Dans les médias de Bernard Arnault, le Parisien et les Échos, l'information ne figure pas. Dans les grands médias généralistes, pas de trace du sujet non plus, pas même dans les pages de ceux – comme le Figaro ou l'AFP – qui se sont intéressés aux superprofits de LVMH, et se penchaient spécifiquement sur le patrimoine de Bernard Arnault la semaine précédente. Mais même les médias plus à gauche n'ont pas semblé intéressés : ni Libération malgré des articles sur les impôts des milliardaires et les superprofits des multinationales françaises. Ni même Mediapart, Politis ou Charlie Hebdo (qui taclait pourtant Bernard Arnault trois jours plus tôt dans un article, là encore, sur la fiscalité des milliardaires). 

"C'est l'application de la loi, il ne triche pas", commente pour Arrêt sur images le journaliste à l'origine des révélations du Canard, Hervé Martin. Mais "c'est d'autant plus étonnant qu'aucun journal n'ait repris cette info que lorsqu'il s'agit des revenus d'un footballeur ou d'un homme politique, tout le monde se rue dessus". Qu'on traite l'information pour sa "dimension scandaleuse", "motif d'indignation", analyse-t-il, ou qu'on en fasse un vrai débat de société autour de l'optimisation fiscale des riches, "tous les éléments sont réunis pour qu'on en parle".

Il est une exception au silence généralisé après le premier article du Canard : BFMTV – propriété de Patrick Drahi. Dans son billet dénonçant l'angle mort médiatique, le journal l'a d'ailleurs souligné, en précisant que la chaîne "qui ne doit rien au groupe Arnault, a osé franchir le mur du silence en confirmant les chiffres du Volatile sur le taux d'imposition riquiqui du magnat du luxe". Si la chaîne a bien traité le sujet, rien ne permet toutefois d'affirmer qu'elle a "confirmé les chiffres du Volatile"En réponse à l'éditorialiste Emmanuel Lechypre venant de décrire Bernard Arnault comme "l'un des plus gros contributeurs sur l'impôt en société en France", le présentateur Olivier Truchot a relayé l'information en plateau. "Oui, a répondu Truchot, en tant que personne, le Canard enchaîné a révélé hier dans ses colonnes qu'il payait 18 % [sur ses revenus personnels], ce que paie finalement un couple de cadres supérieurs". 

"Est-ce qu'on peut dire : merci Bernard Arnault"

Cette louable mention du travail du Canard enchaîné par BFMTV n'était cependant pas le cœur du long sujet en plateau dédié à Arnault, loin de là. Tout avait commencé sept minutes plus tôt, autour de la question "Arnault : cible justifiée de la gauche ?". Et avec une séquence lunaire : Olivier Truchot et son collègue Alain Marschall exigeaient alors de la députée LFI Danielle Obono qu'elle remercie Arnault suite à l'annonce de l'achat d'un tableau par LVMH pour le musée d'Orsay. Cette fameuse toile du peintre Gustave Caillebotte, La partie de bateau, est estimée à 43 millions d'euros.

"Vous aimez Bernard Arnault, Danièle [Obono] ? Non ?", "Est-ce que vous allez au musée ?", "Est-ce que vous aimez la peinture", enchaîne Olivier Truchot, "Est-ce qu'on peut dire : merci Bernard Arnault pour ce chef d'œuvre qui arrive au musée d'Orsay ?". "Là il offre 43 millions d'euros, une toile, au musée d'Orsay !", a-t-il ajouté devant une invitée tenace, qui a maintenu son refus de remercier le milliardaire. Les questions des présentateurs ont fait l'objet d'un article d'Acrimed, qui y voit "cinq minutes d'anthologie", pensées pour "piéger" l'invitée tout en partageant des informations incomplètes et donc, erronées. 

LVMH n'a en effet pas dépensé 43 millions d'euros pour le musée d'Orsay, mais acquis la toile pour l'équivalent de 4,3 millions d'euros – le reste est déduit de son impôt sur les sociétés. "De quoi faire relativiser la générosité du numéro 1 mondial du luxe", constate dans la foulée la rubrique CheckNews de Libération – tout comme d'autres fact-checkings chez Arte, Franceinfo et Actu Paris. Le Monde le mentionnait bien dans la chute de son article sur l'acquisition du Caillebotte, les Échos (propriété de Bernard Arnault) précisait aussi que le dispositif "permet au mécène de bénéficier à la fois d'une forte visibilité et d'une défiscalisation conséquente", dès l'introduction. Le Parisien, autre propriété de Bernard Arnault, oubliait cet élément de contexte dans son article du 30 janvier en indiquant seulement : "Pour le Caillebotte, LVMH (propriétaire du Parisien-Aujourd'hui en France), mécène exclusif, a déboursé 43 millions d'euros." La défiscalisation ne figurait pas non plus dans la dépêche de l'AFP. Dans l'ensemble, les rédactions n'ont donc pas boudé l'annonce de l'achat du tableau… certes plus favorable au milliardaire (et à ce titre promue par LVMH) que l'article du Canard enchaîné.

Pas la première fois que les médias se désintéressent des impôts d'Arnault

Comme le souligne le Canard dans son coup de bec, ce deux poids, deux mesures lorsqu'il s'agit de parler de l'argent de Bernard Arnault et de sa firme n'est pas une première. En 2016, l'hebdomadaire révélait en effet sous la plume d'Hervé Martin (déjà) que Bernard Arnault venait de subir un redressement fiscal de 400 000 euros. "Aucun quotidien, aucun magazine, aucune radio, aucune télé ne s'était permis de populariser l'information", déplore le volatile le 8 février. "La boîte de communicants du groupe de Bernard Arnault avait dit aux journaux que l'information était fausse, se souvient Martin, ce qui était complètement faux. D'ailleurs, quand une info est fausse, on attaque en diffamation ou pour violation du secret fiscal."

Le journaliste de l'Informé Jamal Henni a vécu une histoire similaire en mai 2022, lorsqu'il travaillait chez Capital. Il révélait alors que Bernard Arnault, après avoir contesté un redressement fiscal de 711 003 euros, venait d'être débouté… mais à l'exception de Libération, personne ne reprenait l'info. Que ce soit pour son travail ou celui du Canard, "je pensais que ça aurait plus de retentissement", avoue Jamal Henni auprès d'ASI. "Bernard Arnault est quand même la première fortune française et l'une des premières fortunes mondiales. Même si vous écartez les médias qui appartiennent à Bernard Arnault – les Échos, le Parisien – et les journaux qui ne sont pas très poil-à-gratter sur ces questions, comme le Figaro, ça laisse pas mal de possibilités." 

Même conclusion pour Tristan Waleckx, après un Complément d'enquête dédié au milliardaire, en 2014. "On avait raconté qu’Arnault avait commencé à payer des impôts en Belgique, contrairement à ce qu’il avait toujours soutenu. Ça n’avait été repris nulle part. La somme n’était pas astronomique - il s’agissait de 13 000 euros - mais cette info avait une force symbolique." Seul Jean-Baptiste Rivoire, journaliste d’investigation, fondateur du site Off investigation, l’a repris en 2022 dans son livre L'Élysée (et les oligarques) contre l'info, (Les liens qui libèrent).

Arnault n'hésite jamais à couper le robinet à pubs…

Comment expliquer ce silence journalistique autour de l'article du Canard ? "Cette pudeur n'a évidemment rien à voir avec le montant des budgets de publicité que son groupe LVMH, également propriétaire des Échos, du Parisien et de Radio Classique, distribue dans la presse nationale, commente l'hebdomadaire. Selon les données les plus récentes, ses marques assurent près de 30 % des recettes publicitaires de ladite presse." Hervé Martin se souvient en effet auprès d'ASI du parcours médiatique très différent d'un de ses précédents articles, à propos de l'imposition réelle de Liliane Bettencourt : "Curieusement, ça a été extrêmement repris. Peut-être parce qu'elle ne fournit pas un quart des recettes publicitaires des journaux." 

Sans oublier une brochette d'affaires de contrats publicitaires avec des médias annulés par LVMH suite à des prises de position éditoriales. Il y a d'abord eu Libé, en septembre 2012. "Casse-toi riche con !", titrait le quotidien (en référence au fameux "Casse-toi pauvre con !" de Nicolas Sarkozy), suite à sa demande de nationalité belge, un "symbole de l'égoïsme des plus fortunés [même s'il se défend de s'exiler pour des raisons fiscales". Outre une plainte pour "injures publiques" (retirée un an plus tard), plusieurs marques du groupe LVMH avaient retiré leurs publicités du journal jusqu'à la fin d'année, pour un manque à gagner estimé à 700 000 euros. Il y a ensuite eu le Monde en novembre 2017, suite à la publication d'articles sur le patrimoine offshore d'Arnault dans le cadre des Paradise Papers par le quotidien. LVMH avait alors retiré ses publicités dans plusieurs médias du groupe le Monde, révélait le Canard enchaîné (toujours lui), soit 600 000 euros de manque à gagner – Bernard Arnault avait démenti opérer une "coupure totale".

Cette farandole d'ingérences éditoriales a été abordée en 2022 avec l'intéressé lors de la commission d'enquête au Sénat dédiée à la concentration des médias en France. "Pour le Monde, c'est faux", a-t-il asséné. Quant à Libé, après la fameuse Une, "j'ai effectivement appelé le directeur du journal pour me plaindre que l'une des plus grosses entreprises françaises, son actionnaire et dirigeant soient traités de la sorte". De toute façon, a prétendu Bernard Arnault, "sur Libération, nous ne faisions pas de publicité", bien qu'il ait admis l'inverse quelques minutes auparavant : "Alors, où est le problème ?" 

D'autres fois encore, LVMH "a supprimé des campagnes de publicité pour punir", se souvient auprès d'ASI Jean-Baptiste Rivoire. Dans son livre, il prend l'exemple de l'Obs, privé de publicité en 2000 car Bernard Arnault était "mécontent" d'un article. Ou des menaces de Guerlain d'annuler une campagne de publicité chez France télé. C'était lors du tournage du Complément d'enquête sur Bernard Arnault, réalisé par Tristan Waleckx. Le journaliste avait notamment filmé l'intéressé dans une boutique Guerlain afin de le confronter à sa demande de résidence fiscale en Belgique. Entre autres pressions de la part de LVMH, "Guerlain a signalé à France Télévisions qu'ils allaient supprimer toutes les campagnes", se souvient Jean-Baptiste Rivoire.

Pourquoi cette "autocensure" des journalistes ?

Pour Jamal Henni, les silences médiatiques relatifs à Bernard Arnault reflètent aussi une forme "d'autocensure collective" face à la menace judiciaire. Parler des impôts de grandes personnalités expose à de coûteuses procédures en rétorsion, et le Canard enchaîné en a d'ailleurs fait les frais plusieurs fois. La plus connue : lorsque le journal publie la feuille d'impôt de Jacques Calvet, ancien patron de Peugeot, ce dernier attaque. L'hebdomadaire avait dû aller jusqu'à la Cour européenne des droits de l'homme… mais l'avait emporté, rappelle Hervé Martin - le Canard avait de nouveau été attaqué en justice en 2016, après avoir publié un document sur les cinquante personnalités les plus soumises à l'impôt sur la fortune. "Il avait été admis que quand une info avait un intérêt public, on avait le droit de la publier", détaille Martin. Il ne fallait toutefois pas indiquer de montant précis, règle que le journaliste a appliquée dans l'article du Canard enchaîné sur la fiscalité de Bernard Arnault : "J'ai présenté les choses de telle manière à ce que l'on ne puisse pas m'attaquer dessus, j'ai mis une approximation, même si les chiffres exacts, je les ai évidemment au centime."

Selon Tristan Waleckx, l’autocensure vient aussi d'un argument qu’a réussi à imposer LVMH dans le débat public : l’idée qu'"après tout, Bernard Arnault n’est pas le pire élève, puisqu’il fait partie des plus gros contribuables français". Une forme de "culpabilisation" a priori, qui dissuade les journalistes de "chercher la petite bête". Et quand on la cherche, une "armée de communicants" nie toutes les informations en bloc. Au point que, au sujet des impôts payés en Belgique, "ils finissaient par nous faire douter, alors qu’on avait les documents". Cela n'a pas empêché la rédaction de Complément d'enquête de réitérer : les impôts de Bernard Arnault et ses pratiques de défiscalisation sont au menu de l'émission du 23 février.

Pour Jean-Baptiste Rivoire, cette "autocensure" sur le sujet est aussi "politique". Outre la menace publicitaire dont Arnault sait user, il estime la frilosité journalistique renforcée par la proximité d'Emmanuel Macron avec les grandes fortunes françaises, dont un Bernard Arnault "très proche" du président : "Sa fille fournit les tenues de Brigitte Macron. Le groupe LVMH est l'unique sponsor des écoles créées par Brigitte Macron en France." Sa conclusion est amère. "Si en 2023, en France, il n'y a pas une quinzaine de journalistes capables de faire des papiers sur la fiscalité, c'est qu'il y a un problème d'indépendance. C'est un problème d'intérêt général absolument majeur. Ces débats-là devraient être dans la presse. Une presse là pour mordre les chevilles." D'autant plus que les médias hésitent rarement à louer les succès qu'Arnault met en avant.


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