Police américaine : "Un racisme sans racistes"

Arrêt sur images

Des États-Unis nous parviennent ces jours-ci des images nouvelles et surprenantes : des émeutes raciales qui à l'examen se révèlent multiraciales, des policiers qui par dizaines mettent genou à terre devant les manifestants et, dernière en date, un mur de(...)

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L'émission
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  • Avec
    Arwa Barkallah et Maboula Soumahoro et Romain Huret
  • Presentation
    Daniel Schneidermann
  • Préparation
    Adèle Bellot et Juliette Gramaglia
  • Réalisation
    Antoine Streiff
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Des États-Unis nous parviennent ces jours-ci des images nouvelles et surprenantes : des émeutes raciales qui à l'examen se révèlent multiraciales, des policiers qui par dizaines mettent genou à terre devant les manifestants et, dernière en date, un mur de grillages autour de la Maison Blanche. Que se passe-t-il aux États-Unis, et de quelle manière ces images américaines viennent-elles percuter en France les représentations des violences policières, du racisme dans la police et plus généralement du privilège blanc ? Questions avec nos trois invités : Maboula Soumahoro, maîtresse de conférence à Tours, spécialiste de la diaspora noire et africaine aux États-Unis (autrice de "Le Triangle et l’Hexagone. Réflexions sur une identité noire" sorti en 2020 aux éditions La Découverte) ; Romain Huret, historien à l'EHESS, spécialiste des inégalités sociales et économiques aux États-Unis ; et Arwa Barkallah, ancienne correspondante pour la BBC à Dakar.

George Floyd :"Ce qui se joue dépasse la question ethnique"

On commence par quelques images des manifestations qui ont suivi la mort de George Floyd le 25 mai dernier, après une interpellation où l'un des policiers blancs a maintenu son genou sur sa nuque malgré ses supplications. Des émeutes d'abord qualifiées de "raciales", avant que les manifestations ne montrent une diversité bien plus importante dans ses rangs. Maboula Soumahoro le reconnaît : "Ce qui a donné de l'ampleur [au mouvement], ce qui a attiré l'attention des médias, est le caractère multriacial de ces manifestations". Pour autant, insiste-t-elle, il ne faut pas oublier que la mort de George Floyd s'inscrit dans une longue histoire de morts de Noir.es aux mains de la police. Et aux obsèques de George Floyd, "les principales personnes qui ont pris la parole étaient des Africains-Américain.es". Pour elle comme pour Romain Huret, la diversité des manifestants n'est pas nouvelle. Mais pour l'historien, les images ont choqué au-delà des questions raciales. "Ce qui s'est joué là dépasse n'importe quel groupe ethnique, ça a à voir avec l'humanité, avec ce que l'on est prêt à accepter dans une démocratie." Arwa Barkallah a aussi été choquée par les images. La journaliste est cependant marquée par des changements notables : le fait que CNN ne parle pas de "meurtrier présumé" mais du meurtrier tout court en évoquant le policier. Et le fait que ce même policier ait été arrêté une semaine après, un délai très court pour ce genre d'affaires.

Scènes étonnantes : des policiers se sont agenouillés pour montrer leur soutien aux manifestants, voire ont parfois rejoint les marches. Maboula Soumahoro se dit "tiraillée" à propos de ces images "très fortes", générées sans doute par l'ampleur des manifestations. "On peut s'agenouiller, mais est-ce que cela va entraîner une réforme de la police, ça c'est une autre question"

"Il faut espérer" qu'il se passe quelque chose, commente Romain Huret, qui voit dans ces images un "geste professionnel", une manière de changer la perspective. Les polices américaines comme françaises ont été très militarisées ces 30 dernières années, avec des techniques de surveillance et d'arrestations très dures pour les manifestants comme les forces de l'ordre. Dans les cas précédents, l'argument était celui d'"une faute professionnelle". "Là ce que j'ai entendu [avec ces images], c'est que c'est une faute morale", commente l'historien. Il existe aussi un lien entre la militarisation externe du pays (en Afghanistan ou en Irak) et les pratiques qui sont revenues sur le territoire américain : quadrillage des rues, mises à distance, indifférence aux plaintes de la personne arrêtée.

L'explosion de colère est aussi liée à la crise pandémique. "Quand on parle de l'aspect systémique du fonctionnement du racisme, ces aspects-là sont devenus encore plus visibles en regardant les chiffres de la santé, qui mourrait du Covid-19", résume Soumahoro : dans l'Illinois, 70% au moins des infectés sont Africains-Américains. Joe Biden lui-même s'est agenouillé. Mais Huret pointe "l'absence de relais politique, de solutions politiques concrètes" de la part du candidat démocrate. "Le bilan Obama-Biden en terme de progrès racial est très faible", rappelle-t-il.

Le problème d'un "racisme sans racistes"

En France, deux expertises contraires ont été publiées ces derniers jours sur l'affaire Adama Traoré : l'une exonérant les gendarmes, l'autre pointant leur responsabilité. Des manifestations ont eu lieu pour dénoncer les violences policières, et parallèlement, le ministre de l'Intérieur a assuré que "le racisme n'a pas sa place dans la société française".

"La police s'ancre dans la société française. Et donc la question qui se pose c'est 'est-ce que le racisme existe'. Si oui, si le racisme existe en France, pourquoi ne pourrait-il pas se déployer au sein des institutions françaises ?", développe Souomahoro, pour qui la question ne se pose pas : contrairement aux affirmations, il existe un racisme systémique en France, comme aux États-Unis. "C'est dans la corporation-même qu'on définit ce qu'est une bavure policière", rappelle de son côté Barkallah. Un problème pour quantifier, analyser les actions de la police. "Dire qu'il y a 'des racistes' dans la police française, c'est dépolitiser le problème". Ces derniers jours, deux enquêtes concomitantes ont révélé l'existence de groupes de discussions WhatsApp et Facebook dans lesquels des policiers ont multiplié les remarques sexistes, racistes, homophobes (ici et ). Huret pointe qu'il est "problématique" de se concentrer simplement sur les formes de violences racistes les plus extrêmes. Aux États-Unis, les chercheurs ont noté l'existence d'un "racisme sans racistes", parce que les gens qui le pratiquent ne s'en rendent pas compte. Exemple : l'arrestation systématique des Afro-Américains dans leur voiture sans raison particulière. "Le racisme institutionnel il est dans cette invisibilité même chez les acteurs". Ce sont des actes ordinaires qui font institution.

"Je trouve révoltant qu'on n'ait pas flouté George Floyd"

Au JT de France 2, on a présenté il y a quelques mois la mort de Cédric Chouviat en expliquant que "l'échange [...] semble virulent" et l'homme "agressif"". La scène de la mort de George Floyd est, elle, décrite comme "une scène révoltante". "Je trouve autrement plus révoltant qu'on n'ait pas flouté George Floyd alors qu'il agonisait, s'insurge Barkallah. C'est juste humain de le flouter". "C'est d'une douleur incroyable de remettre ces images-là [...] On retranscrit des histoires humaines et là, il n'y a pas eu de délicatesse". A la BBC le "respect au public", et notamment celui de respecter les "sensibilités", aurait poussé à flouter ces images.

L'insensiblité des journalistes est-elle liée au milieu socioprofessionnel ? "Absolument", répond Barkallah. "S'il y avait eu plus de diversité et parmi les journalistes et parmi les directions, quelqu'un aurait suggéré de le flouter". Pour la journaliste, la non-décision de flouter est liée au fait que George Floyd est Noir. "Je pense qu'on est un peu habitués à voir des corps noirs décéder dans un «trauma porn», un «murder porn»".

Sur Twitter, Arwa Barkallah s'est indignée de voir une soirée organisée autour de Nina Simone pour coller à l'actualité. Pourquoi ? D'abord parce que Simone "est arrivée dans le combat à la fin de sa carrière, elle a toujours voulu être dans les clous, plaire aux personnes blanches", affirme-t-elle. Depuis, interpellée sur Twitter et dans nos forums, la journaliste est revenue sur cette affirmation et Daniel Schneidermann a consacré sa chronique matinale à l'erreur qui s'est glissée sur notre plateau

Un phénomène proche du "whitewashing", le fait que des Blancs expliquent par exemple au fils de Martin Luther King ce que son père aurait voulu. Pourquoi alors cette soirée spéciale ? "En France, on aime bien les Africains-Américains, c'est des Noirs qu'on peut voir, qu'on respecte, ce sont des Noirs civilisés", répond Soumahoro. "La question non-blanche en France hexagonale est complètement invisible", regrette la chercheuse. "Il y aurait du racisme aux États-Unis, mais pas en France... On a même un déficit de langue : on arrive même pas à dire Noir, on dit Black."

Soumahoro revient sur la description de Cédric Chouviat comme "agressif". "Il y a un imaginaire [...] Qu'est-ce qui paraît au niveau du langage du corps comme brutal ? [...] Il y a des corps qui ont été construits dans notre société occidentale comme fondamentalement énervés, violents, brutaux". La question est donc de s'intéresser "à ce que veulent dire les corps noirs comme les corps blancs dans l'espace public". Pour Huret, il y a aussi chez les journalistes un problème de formation aux sciences sociales, et à l'analyse des crises. "Il n'y a rien de plus difficile à comprendre qu'une émeute".

"RFI a un directoire entièrement blanc"

Dans un autre tweet, Barkallah reproche à certains médias de faire présenter leurs émissions par des présentatrices "blonde platine", alors même que ce sont des émissions consacrées à l'Afrique. "Il n'y a aucune volonté de faire parler de l'Afrique par des Africains" dans certains médias français, comme France 24, regrette-t-elle. "RFI a un directoire entièrement blanc". "On sait qu'à RFI et TV5 Monde, des journalistes blancs ont été préférés à des journalistes expérimentés africains locaux." La journaliste trouve que la situation est "plus flagrante" encore dans la presse écrite, malgré des efforts qu'elle salue. A l'exemple d'un article de CheckNews consacré à la diversité dans ses propres rangs, le changement "commence par l'auto-critique". "La question de la présentatrice blonde platine ne se poserait pas si on avait l'habitude de voir d'autres personnes qui ne sont pas blondes platine", renchérit Soumahoro.

On termine l'émission avec la chronique de Laélia Véron qui s'interroge sur la manière de parler d'une image, surtout lorsqu'elle a force de symbole. Elle revient également sur l’ambiguïté de l'exposition des images, par exemple dans les cas de violences policières, quand les corps noirs sont soit menaçants, soit victimes.

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