Todd : "Vous imaginez Reiser faire des trucs aussi nuls ?" [Avent2020]

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Qui est Charlie ? Retour sur l'orage

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L'émission
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  • Presentation
    Daniel Schneidermann
  • Préparation
    Anne-sophie Jacques et Adèle Bellot
  • Réalisation
    François Rose et Axel De Velp
Qui est Charlie ? Vaste question qui a soulevé un tourbillon intello-politico-médiatique ces trois dernières semaines à propos du livre ainsi titré d'Emmanuel Todd – historien, démographe et un peu prophète sur les bords. Dans cette émission, nous revenons avec lui sur son livre, mais aussi sur sa réception agitée.

Le résumé de l'émission, par Justine Brabant

Une tribune de chercheurs l'accusant dans Le Monde de "simplisme" ; des articles en cascade l'accusant ici d'avoir commis "une tentative assez inédite de délégitimer, de flétrir et de diffamer le 11 janvier 2015, ce sursaut citoyen et populaire" (Joseph Macé-Scaron, Marianne), là d'être stimulant mais de "décri[re] le monde contemporain comme si rien n’avait bougé depuis deux siècles" (le géographe Jacques Lévy dans Libération) ; et pour agrémenter le tout, une passe d'armes avec le Premier ministre himself : Todd le dit lui-même, il y a eu "beaucoup de bordel" autour de son livre.

Sa première réaction ? "Ce niveau de bordel ne peut que rendre modeste. Ce qui se passe dépasse le livre." Mais le démographe y voit tout de même une confirmation de ce qu'il décrit dans son ouvrage : "Toute cette agitation vérifie la thèse du livre qu'il y a eu un flash totalitaire et un moment d'étouffement de la liberté de parole à l'époque (de l'après-attentats)". (Acte 1)

La thèse, ou plutôt l'une des thèses : car Todd veut aussi démontrer que la France traverse une crise religieuse, que les valeurs de la droite catholique ont gagné le parti socialiste, que les classes moyennes françaises se préoccupent de moins en mois d'égalité. L'émission est l'occasion d'un retour sur les critiques essuyées par cet ouvrage à tiroirs, et sur quelques-unes des idées développées par son auteur et peu entendues dans le tumulte entourant sa sortie – qui s'est cristallisé autour du supposé impensé xénophobe des manifestants.

Retour sur les critiques (1): des marcheurs et de leur inconscient

"Qui est Charlie" ? "Une insulte" envers tous les manifestants du 11 janvier pour Caroline Fourest: "Ce n'est pas à un intellectuel de dire à des gens pourquoi les gens marchent", assurait la polémiste sur BFM TV le 14 mai. Au-delà de Fourest, Jean-Marie Le Guen (sur RTL le 10 mai) ou encore Alain Finkielkraut (sur Paris Premiere le 4 mai) ont vivement critiqué les méthodes et les conclusions du démographe (Acte 2). Car Todd, dans son ouvrage, entend examiner les "valeurs profondes" qui animaient les participants aux marches du 11 janvier, et ses conclusions ne sont pas particulièrement flatteuses : "Conservatisme, égoïsme, domination, inégalité."

Peut-être pour atténuer la charge, Todd s'est employé sur les plateaux de télévision à rappeler qu'il trouvait les marcheurs "sympas", et qu'il s'identifiait socialement à nombre d'entre eux. Une parade ? "Non, tout cela est vrai !", assure le démographe. Qui concède tout de même qu'il s'agit là d'une manière d'être entendu : "C'est un exercice qu'il faut faire pour rassurer les gens et prouver sa bienveillance."

Au-delà du caractère "sympa" ou non de ces marcheurs, est-il bien raisonnable de vouloir disséquer leur inconscient ? Emmanuel Todd revendique la démarche qui serait, selon lui, aux sources même de la sociologie moderne – présente chez Emile Durkheim et Gabriel Tarde notamment (Acte 2). 

La notion d'inconscient, présente "partout" dans la sociologie des débuts ?

Le démographe l'avance sur le plateau – en concédant toutefois que cela nécessiterait une étude plus complète : "Ce que dit la sociologie quand elle naît scientifiquement, avec Durkheim (…), c'est la fin de la croyance un peu simpliste en l'homme des Lumières, l'homme complètement conscient. La sociologie, c'est le moment où on a découvert les forces obscures, l'inconscient. (…) Aujourd'hui, on croit que c'est la psychanalyse qui a découvert l'inconscient, mais si vous lisez des textes de Durkheim ou de Gabriel Tarde, la notion d'inconscient est partout."

Vrai ou faux ? Durkheim évoque en effet le sujet dans ses écrits, mais avec une nuance que ne rapporte pas Todd sur notre plateau : le sociologue préfère la notion de non-conscience à celle d'inconscient (qui a une signification particulière en psychanalyse). "Nous croyons féconde cette idée que la vie sociale doit s'expliquer, non par la conception que s'en font ceux qui y participent, mais par des causes profondes qui échappent à la conscience" (E. Durkheim, compte-rendu de A. Labriola, "Essais sur la conception matérialiste de l'histoire", Revue Philosophique, déc 1897, vol XLIV, 22e année, p. 648.)

Les sociologues Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron confirment cette lecture de Durkheim : "Bien qu'il restât enfermé dans la problématique de la conscience collective par les instruments conceptuels propres aux sciences humaines de son époque, Durkheim prenait soin de distinguer le principe par lequel le sociologue se donne l'existence de régularités non-conscientes de l'affirmation d'un «inconscient» doté de caractères spécifiques." (Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon & Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue: préalable épistémologiques, Paris: Mouton de Gruyter, 2005 [1968], p. 31)


Retour sur les critiques (2): contradiction sur le blasphème?

Bataille de citations dans le studio de France Inter, le 4 mai : pour le journaliste Patrick Cohen, Todd est contradictoire. Pourquoi ? Cohen avance d'abord : "Pour vous, critiquer l'islam ou dessiner Mahomet, par principe, c'est xénophobe, et ça devrait être interdit. C'est ce que vous écrivez. Vous écrivez [p.15]: «Blasphémer de manière répétitive et systématique sur Mahomet, personnage central de la religion d'un groupe faible et discriminé, devrait être qualifié d'incitation à la haine.»"

Faux, rétorque alors Todd dans le studio d'Inter, dégainant un autre passage de son livre (p.233) : "a) Le droit au blasphème est absolu. Les forces de l'ordre doivent assurer la sécurité physique des blasphémateurs. Les ministres de l'Intérieur qui échouent dans cette tâche doivent rendre des comptes à la nation. b) Les citoyens français, musulmans ou non, qui considèrent que blasphémer sur la religion d'un groupe dominé est inutile et lâche ont le droit de le dire sans être accusés, ni d'apologie du terrorisme, ni de ne pas être de bons Français. L'Etat doit protéger leur liberté d'expression."

Patrick Cohen n'avait pas tronqué la citation

Sur notre plateau, Todd tient à préciser que la citation par Patrick Cohen de son ouvrage à l'antenne d'Inter "est tronquée". Vérification faite, c'est faux : le journaliste d'Inter prononce bien les mots "de manière répétitive et systématique".

Conclusion de Patrick Cohen, donc : le démographe dit tout et son contraire. Sur notre plateau, il assure que les deux passages ne visent pas le même type de blasphème: dans celui qu'il condamne, "il y a l'idée de répétition, de campagne: blasphémer une fois de temps en temps c'est une chose, faire du blasphème anti-musulman son métier, c'est autre chose", argue le démographe (Acte 3).

Est-ce à dire que Charlie Hebdo, avant les attentats, était un journal qui blasphémait de manière systématique et répétitive ? "Oui, évidemment. Il n'arrivait à se vendre qu'en faisant ça." Ce n'est pas ce qu'écrivaient deux sociologues ayant décompté le nombre de Unes de Charlie sur l'islam, Jean-François Mignot et Céline Goffette dans leur tribune "Non, Charlie Hebdo n'est pas obsédé par l'islam". À l'appui de son affirmation, Todd cite un post du blogueur Olivier Berruyer : "Les dessins polémiques de Charlie Hebdo". (Il aurait également pu mentionner cette autre tribune de chercheurs parue dans Le Monde).

Après l'orage : ce que le 11-janvier dit de la société française

D'éditos en manifestations, de livres en plateaux télé, les Français ont dit ce qu'ils pensaient des attentats de janvier. Mais qu'est-ce que ces attentats, et la mobilisation qui les a suivis, disent de la société française ? Dans son livre, le démographe a l'ambition d'y répondre également.

Première observation : les interactions entre droite "catholique-zombie" et parti socialiste. La percée du parti socialiste sur les terres catholiques de l'ouest de la France s'observe depuis 1981, relève Todd. Mais ce n'est que "grâce à François Hollande" que le démographe a eu l'intuition qu'il fallait moins parler de conquête de la droite catholique par le PS que de conquête du PS par la droite catholique. Pour affirmer cela, il associe à cette droite catholique des valeurs qu'il assure observer chez les dirigeants et militants du parti d'aujourd'hui : "obéissance, masochisme, et manque d'intérêt pour la valeur d'égalité ont conquis le PS." Plus généralement, les classes moyennes françaises seraient de moins en moins préoccupés par les inégalités de revenu (Acte 4).

Pierre Joxe, invité d'@si il y a quelques semaines, avançait une idée proche mais formulée moins... toddesquement : "Une partie de l'opinion française se détache des pauvres." Le démographe souscrit au diagnostic, et enfonce le clou : "Qu'est-ce que c'est que la liberté et l'égalité (reprises en slogan par les manifestants du 11-janvier) dans une République qui ne s'occupe que de la moitié de sa population ?."

Deuxième observation : ce que le 11-janvier nous dit avec force, estime le démographe, c'est qu'antisémitisme et islamophobie s'alimentent. "Ce qui m'a donné la force, l'énergie de sortir ce livre, ça a été l'Hypercacher." Avant l'attentat, Todd admet avoir "fait partie de ces Français optimistes, qui pensaient que le retour de l'antisémitisme en France n'était pas possible." Ce n'est qu'avec cet attentat qu'il a "admis la diffusion de l'antisémitisme dans une partie des populations jeunes maghrébines des banlieues", concède-t-il. Et c'est ce qui, dans son ouvrage, l'a poussé à "essayer de démonter l'interaction perverse qu'il y a entre la montée de l'islamophobie et la montée de l'antisémitisme." (Acte 4)

Bref, la société française est "en crise", en particulier en crise religieuse et en crise économique. Et ce cocktail ne promet rien de bon, assure Todd, qui tout en ne voulant "pas dramatiser", dresse le parallèle avec l'Allemagne des années 1930. Comment échapper à cet horizon ? "On ne peut rien sur le plan religieux. Mais le domaine sur lequel on peut agir, c'est l'économie." Un sujet pour un nouveau livre ?

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