Karine Esquivillon, du voyeurisme en continu
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Karine Esquivillon, du voyeurisme en continu

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"Est-ce qu'on sait comment la famille, les proches de Karine réagissent depuis ce dénouement ?" Quand Bruce Toussaint pose cette question à l'envoyé spécial de BFMTV, il connaît déjà la réponse. Ils ne réagissent pas très bien, Bruce. Le mari de Karine Esquivillon vient d'avouer avoir tué sa femme en garde à vue, après trois mois d'incertitudes et un déballage médiatique en continu. Des reconstitutions de "66 minutes" à "Sept à huit", en passant par "TPMP", les duplex bidon de BFMTV en direct de la forêt, le défilé des psys et des criminologues sur les plateaux : l'affaire Karine Esquivillon est l'archétype de l'exploitation d'un fait divers par des chaînes de télé (TF1, M6, BFMTV, C8), si pressées de couvrir cette affaire qu'elles ont tout égaré en chemin (l'éthique journalistique et un minimum de décence).

Ce jeudi 15 juin, trois journalistes de BFMTV vont se relayer devant la gendarmerie de La Roche-sur-Yon (85). Le mari de Karine Esquivillon, une femme de 54 ans portée disparue depuis trois mois, est en garde à vue. Il est soupçonné par les enquêteurs d'avoir tué sa femme.

Entre 9 h et 17 h, BFMTV multiplie les duplex devant la gendarmerie. Quatorze duplex précisément.

Oui, quatorze duplex, et autant d'occasions pour ces journalistes de rappeler qu'ils n'ont aucune info vu que la garde à vue n'est, hélas, pas filmée : "Seuls les enquêteurs savent évidemment la liste des questions mais ce qu'on peut dire sans trop nous avancer, c'est que sans doute, ils commencent doucement" (9 h), "Petit à petit, ils vont sûrement rentrer de plus en plus dans des questions un peu gênantes" (10 h 34), "C'est une partie d'échecs qui se joue sur plusieurs heures" (12 h), "Une mesure de garde à vue, c'est une manière de mettre sous pression un suspect" (12 h 31), "Cette garde à vue va progressivement monter en intensité" (13 h 01), "S'il y a une garde à vue, ce n'est pas pour rien, les gendarmes ont des éléments" (13 h 06), "On imagine que les gendarmes ont des éléments à lui opposer, c'est pour ça qu'il est sous le régime de la garde à vue" (15 h 01), "Il est toujours auditionné par les enquêteurs qui lui posent des questions, lui présentent potentiellement de nouveaux éléments" (16 h 53)

Tout au long de cette journée de garde à vue, des experts se succèdent en plateau. Des experts particulièrement bien choisis par BFMTV puisqu'ils n'ont aucune connaissance du dossier.

Il y a par exemple une psy qui fait ce qu'elle peut, faute d'avoir rencontré le suspect : "Il veut être admiré, idéalisé, ce qui permet de produire une idéalisation et une emprise sur ceux qu'il souhaite dominer. […] Il raconte une histoire à laquelle il veut faire adhérer et c'est destiné clairement à une mise en scène et aussi un désir de manipulation."

Jean-Marc Bloch, ancien directeur de la PJ de Versailles, n'a rien à dire non plus : "Une garde à vue, c'est une sorte de poker menteur. Chacun a des cartes sur sa table, chacun joue avec ses cartes et sort un certain nombre d'atouts au fur et à mesure du déroulement de cette garde à vue. Donc, c'est atout contre atout".

Jean-Pierre Bouchard, "psychologue et criminologue", qu'on a visiblement dérangé pendant la sieste : "Ce qui est très important, c'est vraiment ce qui va se passer en garde à vue où les éléments de preuve recueillis par les enquêteurs vont être confrontés au gardé à vue." 

D'ailleurs, pourquoi la garde à vue a-t-elle été prolongée ? Dominique Rizet, journaliste police-justice a sa petite idée (mais zéro info) : "Eh bien parce qu'on n'a pas posé à Michel Pialle toutes les questions qu'on a envie de lui poser, parce qu'il a apporté des réponses qui ne donnent pas satisfaction aux enquêteurs, parce qu'il y a des choses à vérifier, peut-être notamment sur des horaires, des déclarations des uns, des autres, parfois des détails mais des détails qui ont leur importance."

Dans la nuit du 15 au 16 juin, le mari finit par avouer avoir tué sa femme et indique aux gendarmes le lieu où il a déposé le corps. La suite, c'est du pur BFMTV…

Le départ en voiture des gendarmes pendant la nuit…

La petite puce Google Map, pour que le téléspectateur localise bien le corps (c'est important).

Et surtout les duplex, en direct de la forêt…

Au milieu de ce naufrage journalistique, la rédaction en chef de BFMTV a quand même cru bon d'insérer une chronique prétexte revenant sur le concept et l'histoire du terme féminicide. Une chronique qui peine à contrebalancer tout ce qui précède.

Avant BFMTV, les reconstitutions de TF1 et M6

Ces deux jours de déballage en continu constituent le point d'arrivée d'une ultra-médiatisation qui a débuté il y a plusieurs semaines. Fin mai, TF1 et M6, dans leurs émissions de reportages dominicales Sept à Huit et 66 minutes, consacrent chacune un sujet à cette affaire de disparition. Bonne pioche : trois semaines plus tard, juste après la garde à vue, TF1 et M6 remontent leur sujet en catastrophe et rediffusent les propos de celui qui vient d'avouer.

Une rediffusion accompagnée de reconstitutions exclusives...

"C'est l'examen minutieux du portable de Karine, jeté dans l'herbe par Michel, qui va le confondre", précise M6. Un portable jeté dans quoi ?

Le portable en question, c'est le maire de la commune de Maché (85) qui l'a trouvé en se baladant le long de la départementale. Un maire qui a visiblement du temps libre, vu qu'il a accepté de reconstituer sa balade pour M6.

Vous n'avez pas bien vu ? Le maire a refait la même balade pour BFMTV...

Allez, ça vous dit une troisième fois ? Cette balade historique était aussi sur TF1...

C'est bon pour vous ?

Ce portable, lancé dans l'herbe à quelques kilomètres du domicile de la disparue, alors que son mari avait affirmé aux enquêteurs qu'elle se trouvait dans le sud de la France, c'est forcément un indice important. Dit autrement par une journaliste de BFMTV qui a, elle aussi, interrogé le maire : "Comment vous réagissez quand vous vous dites que c'est sans doute votre trouvaille qui a fait avancer l'enquête ?"

De la chair à télé

C'est toujours difficile de comprendre pourquoi une affaire est plus médiatisée qu'une autre. Au-delà du fait que celle-ci ressemble à d'autres (Daval, Jubilar), la médiatisation des proches de la victime en est un des éléments clés. Avant même que le mari n'avoue avoir tué sa femme, la sœur, l'ex-mari, les fils de la victime ont défilé sur TF1, M6 et BFMTV.

On ne sait pas ce que les journalistes ou les programmateurs leur promettent, mais on sait pourquoi les chaînes les invitent. Alors que la garde à vue du principal suspect est en cours, la sœur de la victime s'est par exemple rendue chez Hanouna, lequel n'en demandait pas tant pour obtenir sa séquence télé…

Objectif de l'interview ? La faire craquer : "Aujourd'hui, vous avez besoin de savoir la vérité ?", "Vous ne pensez qu'à ça toute la journée ?", "Vous avez peur ?", "Je suis sûr que dès que votre téléphone sonne, ou vous êtes contente, parce qu'on va vous annoncer une bonne nouvelle, ou vous vous dites, on va m'annoncer peut-être le pire ?"

Sur BFMTV, après les duplex gendarmerie et forêt, Bruce Toussaint et le journaliste police-justice de la chaîne se sont occupés des enfants…

Un "scoop" dont la rédaction de BFMTV est très fière. On le sait au nombre d'incrustations à l'antenne…

Vous vous demandez sûrement quel est l'intérêt journalistique de poser des questions à des enfants dont le père a tué la mère. Eh bien demandez à Bruce Toussaint et son compère : "Votre objectif actuellement est de protéger le noyau familial, de préparer aussi les obsèques ?", "J'imagine que vous n'avez pas eu de contacts avec votre père depuis sa garde à vue ? Et avant la garde à vue, quel était le dernier contact avec lui ?", "Ce qui est terrible, c'est que dans cette période, au fond, vous avez espéré ?", "C'est votre père et aujourd'hui, vous en parlez avec un certain détachement", "Vous lui avez parlé la veille de sa garde à vue, qu'est-ce que vous lui diriez maintenant ?"

Autant de questions dont les réponses n'ont qu'un but : faire du "bandeau" pour accrocher le téléspectateur-voyeuriste.

En grand professionnel,  quand Toussaint sent qu'il peut pousser son invitée, il n'hésite pas. Par exemple, quand la fille explique qu'ils sont désormais "orphelins" (vite, vite, un bandeau), Toussaint se croit obligé de relancer : "Pourquoi orphelins ? Votre père est toujours là".

Pourquoi ces médias diffusent-ils en boucle les témoignages de proches ? De toutes les séquences que nous avons visionnées, une seule précise explicitement que c'est une manière d'alerter sur le phénomène d'emprise et les féminicides. C'était au 20h de TF1, jeudi 22 juin, à la fin de l'interview des enfants.

Cette séquence féminicide dure très exactement 18 secondes. 18 secondes pour prendre un peu de hauteur, insérer ce fait divers dans un débat, plus large, sur les féminicides. 18 petites secondes perdues au milieu d'un marasme médiatique.

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