Gaza : Génocide, ou crime contre l'humanité ?
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Gaza : Génocide, ou crime contre l'humanité ?

Le débat a commencé à Lemberg (ou Lvov. Ou Lviv).

Après trois mois de silence équivoque sur le sujet, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a assuré le 10 janvier, dans une déclaration en anglais, qu’il n’était pas question de déplacer les populations civiles de Gaza. Cette déclaration intervient alors que s’ouvre devant la Cour Internationale de Justice de La Haye l’instruction de la plainte pour “actes de génocide” déposée contre Israël par l’Afrique du Sud.

Prononcer le mot “génocide”, ou le retenir désespérément, jusqu'au dernier moment, même s’il brûle les lèvres, le retenir pour ne pas créer l’irrémédiable, pour éviter aussi longtemps que possible de parvenir au stade où tout débat sera devenu vain ? La question était au centre de l’émission de France 5 C Ce Soir, mardi. A ceux qui, par prudence, comme l'écrivain israélien Shlomo Sand, souhaitaient en laisser la responsabilité à la Justice, le chercheur palestinien Jadd Hilal rétorquait que le droit international ayant échoué à réguler le conflit israélo-palestinien, l’emploi pesé, réfléchi, du mot lui semblait légitime.

Ce débat se tenait à quelques jours de l’ouverture, devant la Cour Internationale de Justice de La Haye, de l’examen de la plainte pour “actes de génocide” déposée par l’Afrique du Sud contre Israël. Plainte qui semble assez impressionner les dirigeants israéliens, pour que Benjamin Netanyahu, pour la première fois, assure (en anglais) qu'Israël n’avait pour but, ni l’occupation permanente de Gaza, ni le déplacement forcé des Palestiniens. Exit (pour l’instant, pour ce que vaut la parole de Netanyahu, alors que Gaza n'est plus que ruines, et que les responsables partisans de cette déportation n'ont nullement été sanctionnés) l’hypothèse Congo.

Les hasards de la lecture font bien les choses. Pour de triviales raisons de longueur limitée des étagères, j'essaie en général d’attendre leur publication en poche pour acheter les livres qui me tentent. C'est parfois frustrant, mais ce délai produit parfois un choc inattendu. Décalé de quelques années, un livre tombe parfois à pic. Ainsi, je viens de terminer Retour à Lemberg, de Philippe Sands (Albin Michel, 2017, édition de poche en 2022), en plein débat, donc, sur le terme de génocide.

une sorte de match de boxe

Inclassable, comme nombre d'ouvrages importants aujourd’hui (“extraordinaire témoignage qui transcende les genres”, dit la 4e de couverture), Retour à Lemberg est d’abord l’enquête familiale d'un prof de droit juif sexagénaire sur la partie de sa famille engloutie dans l'extermination nazie, à la manière de l'indépassable Les disparus, de Daniel Mendelsohn. S'y greffent les biographies croisées de deux collègues juristes du siècle dernier, juifs eux aussi, eux aussi rescapés du nazisme, et ayant tous deux tenté de caractériser juridiquement, ex nihilo, cette extermination sans précédent, en vue de la mise sur pied du procès de Nuremberg. Au centre du drame, la ville de Lemberg (ou Lwow, ou Lvov, ou Lviv, au gré des occupations successives polonaise, russe ou allemande. Elle s’appelle aujourd’hui Lviv, située en Ukraine), où les trois destins s’entrecroisent.

A ma gauche, donc, Hersch Lauterpacht, “père” du crime contre l'humanité. À ma droite, Raphaël Lemkin, “père” du crime de génocide. Sands en fait les champions de deux conceptions - opposées ? complémentaires ?- de la répression judiciaire des crimes d’Etat. Tous deux ont étudié à Lemberg, d’où est aussi originaire la famille de Sands, qui présente leur débat (à distance. Ils ne se sont jamais affrontés face à face) comme une sorte de match de boxe.

une révolution juridique

Pour résumer (très) grossièrement la distinction, le crime contre l’humanité serait une accumulation disproportionnée de crimes de guerre commis par des Etats sur des civils, dans le cadre d'une guerre. Pour la première fois dans l’Histoire, le juriste Lauterpacht propose de baptiser “crimes de guerre” les violations du droit de la guerre, “crimes contre l’humanité” un excès disproportionné de crimes de contre les civils (dans le cadre d'un conflit armé, ou non), et surtout postule qu’un Etat peut être poursuivi pour ces crimes contre des individus, dès lors qu’il sera démontré qu’ils relèvent d’un plan pré-établi. Pour l’époque, c’est une révolution juridique. Dans sa définition, la Cour Pénale Internationale reconnait aujourd'hui onze actes constitutifs de crimes contre l'humanité : “meurtre, réduction en esclavage, tortures, viols”, etc, lorsqu’ils sont commis “dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique dirigée contre toute population et en connaissance de l'attaque”.

A cette définition du crime contre l’humanité, le crime de génocide, défendu par Raphaël Lemkin, rajoute deux éléments essentiels qui en modifient la nature. D’abord l’intention explicite de faire disparaître un groupe précis (ethnique, religieux, national) de la surface de la terre, par les moyens les plus variés, et éventuellement indirects (spoliation économique, déchéance de nationalité, stérilisations forcées, regroupement dans des ghettos, obligation du port d’un signe distinctif, rationnement de la nourriture, assujettissement aux travaux forcés, destruction des élites culturelles pour détruire la culture du peuple visé).

autochtones et noirs aux usa

L’incrimination de génocide apparait donc plus restrictive (la nécessité de démonter l’intention exterminatrice) que celle de crime de guerre, ou de crime contre l’humanité. Surtout, la première est fondée sur la volonté de protection des groupes, la seconde sur la protection des individus. Sands : “Si l’on soulignait trop que c'est un crime de tuer tout un peuple, objectait Lauterpacht à Lemkin, cela affaiblirait peut-être la certitude que c'est déjà un crime de ne tuer qu'une seule personne”.

Au procès de Nuremberg, les États-Unis se rangèrent plutôt derrière Lauterpacht, et résistèrent à l’incrimination de génocide. Pour des raisons que Sands suppose : la reconnaissance officielle du crime de génocide n'aurait-elle pas ouvert la porte à des mises en cause des persécutions étazuniennes contre leurs populations autochtones, voire de la politique raciste des Etats du Sud ? Dans leur propagande, les nazis, en tous cas, ne s’étaient pas privés d’user et abuser de ces arguments.

Le concept de génocide collait pourtant si parfaitement à l'extermination nazie, qu'il se glissa irrésistiblement, comme en contrebande, dans le prétoire de Nuremberg : le terme apparut dans les dépositions de certains accusés (pour s'en défendre) et dans les plaidoiries des avocats. Et si Lauterpacht “gagna” le procès de Nuremberg, Lemkin prit sa revanche deux ans plus tard avec la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide.

auschwitz, le rwanda. et gaza ?

Avec le temps, cette controverse peut nous sembler aujourd’hui un peu vaine. Multiplication des crimes contre les civils, et entreprise exterminatrice : à l’évidence, Auschwitz ou le Rwanda sont les deux à la fois. Génocide et crime contre l’humanité sont aujourd’hui deux incriminations distinctes devant les juridictions internationales, et que ne distingue plus que le caractère collectif de l’extermination recherchée. Mais Gaza ? Si le crime de guerre, voire le crime contre l’humanité, ne semblent pas faire de doute alors que l’on a franchi la barre des 20 000 morts, l’intention génocidaire ne sera-t-elle pas facilement évitable par le gouvernement israélien, au prix de quelques déclarations apaisantes, comme celle de Netanyahu destinée à l’opinion internationale, à la veille de l’examen de la plainte sud-africaine ?

Et Philippe Sands lui-même, qu’en pense-t-il ? S’il s’efforce, tout au long du récit, de conserver une posture d’arbitre, son inclination personnelle transparait dans ses portraits des deux juristes, Lauterpacht étant sans cesse qualifié de juriste rigoureux et méthodique, par opposition à un Lemkin “passionné”, brouillon et parfois hirsute. Elle apparaît explicitement dans les dernières pages. “Prouver le crime de génocide est difficile et (...) put avoir des conséquences psychologiques malheureuses. Le génocide, dont la cible est un groupe, tend à aiguiser le sentiment du “nous contre eux”, renforce l’’identité collective, et peut créer le problème qu’il cherche précisément à résoudre. En montant un groupe contre un autre, il réduit les chances de réconciliation”.

Toujours est-il que c’est pour “crimes de génocide”, que l’Afrique du Sud vient de porter plainte contre israël devant la Cour Internationale de Justice (qui juge les Etats), et la Cour Pénale internationale (qui juge les responsables individuels). Dans sa plainte, Pretoria cite le ministre de la Défense Yoav Gallant : “Nous combattons des animaux humains. Nous imposons un siège complet à Gaza. Pas d’électricité, pas d’eau, pas de gaz.”

La plainte, rappelle Le Monde, “ cite aussi des journalistes, d’anciens officiers et des élus, sans autorité sur la conduite de la guerre. Mais leur compilation jette une lumière crue sur l’état délétère du discours public en Israël depuis des mois”. Une partie du débat portera donc sur l’intentionnalité d’un génocide. Déclarations des dirigeants israéliens, ciblage des éliminations et des destructions, seront disséqués, dans une tentative, peut-on espérer, de résister à la comparaison avec “l’étalon Auschwitz” :  comparé à Auschwitz, indépassable d’une certaine façon, dans son échelle et sa dimension industrielle, quel crime mérite la qualification de génocide ?

Le blog Obsessions est publié sous la seule responsabilité de Daniel Schneidermann, sans relecture préalable de la rédaction en chef d'Arrêt sur images.

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