Aides d'état, non merci
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chronique

Aides d'état, non merci

Le moins que l'on puisse dire, c'est que la question de savoir si nous devions accepter d'éventuelles subventions publiques vous a mobilisés. 430 réponses à l'heure où j'écris ces lignes. Et de belles réponses, creusées, argumentées. Merci pour toutes ces contributions, riches, foisonnantes, contradictoires.

Nous les avons toutes lues, évidemment. Sans faire de statistique, mais il en ressort qu'une confortable majorité d'entre vous ne nous dissuade nullement, voire nous encourage, à solliciter les subventions publiques, auxquelles les nouveaux médias en ligne vont être éligibles. Le degré et la chaleur de ces encouragements sont d'ailleurs...variables, de l'incitation inconditionnelle et pousse-au-crime ("prenez le fric, et barrez-vous"), à l'encouragement précautionneux ("prenez cet argent si vous en avez besoin, en prenant soin de ne pas en devenir dépendants").

Ce feu vert sans ambiguïté nous a donné toute liberté dans la décision à prendre, et je vous en remercie.

Mais nous allons faire plein usage de cette liberté. Après mûre réflexion, j'ai décidé que notre site, votre site, ne solliciterait aucune forme de subvention publique.

Cette décision a été très difficile à prendre. Beaucoup plus difficile que notre refus fondateur de la pub, il y a deux ans, lors de la création du site. L'argent de l'Etat n'est pas un argent qui dégoûte a priori. C'est l'argent du contribuable.

Pourquoi avons-nous pris cette décision ? Comment peut-on refuser une aide qui, en effet, pourrait nous permettre de nous développer ?

Les premières raisons de notre refus...

Disons-le d'emblée : notre décision n'est pas due au fait que l'actuel chef de l'Etat s'appelle Sarkozy. Nous ferions la même réponse sous un président DSK, une présidente Duflot, un président Bayrou, un président Tartempion. Nous disons aujourd'hui non, sans regret, à un Etat aux pattes sales, et dont le visage ne nous plait pas. Nous ferions la même réponse, demain, à un Etat au visage plus avenant.

Elle n'est pas dûe non plus à l'opacité des pratiques antérieures. La presse en ligne souhaite changer ces pratiques, introduire de la transparence dans l'attribution de ces aides, et rien n'indique qu'elle n'y arrivera pas (lire par exemple ce résumé, par Laurent Mauriac, de Rue89, des conditions d'attribution de l'aide gouvernementale).

Enfin, nous reconnaissons volontiers que la presse en ligne a droit à ces aides. Nous entendons parfaitement les arguments de ceux qui s'apprêtent à les accepter, au nom de la distorsion de concurrence avec les journaux papier, que créerait un refus. Au nom de cette saine concurrence, par exemple, nous contribuerons à nous battre, au sein de notre nouveau syndicat, le SPIIL, pour obtenir la TVA à 2,1 %, au même titre que les journaux papier.

Alors ?

Il y a plusieurs raisons. D'abord, nous ne voyons pas très bien pourquoi le contribuable nous aiderait. Vous me direz : il aide déjà la vieille presse, à pleins seaux. Ce n'est évidemment pas une raison. Ce n'est pas parce que cette presse est incapable de se moderniser, et de conserver ses lecteurs, que nous devons, jeunes médias prometteurs qui souhaitons changer les pratiques, reproduire ce système pervers.

Ensuite, il faut savoir où nous sommes. Même si nous, sites de presse, remplissons une mission de service public (estimons-nous), celle d'informer, nous ne sommes clairement pas dans le cadre juridique du service public. En ce qui concerne plus particulièrement @si, le service public n'a plus voulu de nous. Il estime aujourd'hui, avec l'assentiment de la majorité parlementaire, qu'une émission critique indépendante du système médiatique n'est pas nécessaire à l'intérieur du service public de l'audiovisuel. Nous sommes donc une entreprise privée, qui ne compte que sur ses abonnés. C'est dommage, ce pourrait être autrement, cela changera peut-être un jour, mais notre histoire, ici et maintenant, est celle-là. Du statut privé, nous avons les inconvénients (il fait moins chaud) et les avantages : personne ne nous dicte rien. Il n'aurait pas de sens d'y mettre un doigt. L'Etat n'est pas dans nos gènes.

Enfin, évidemment, je n'oublie pas la première raison avancée par les quelques uns d'entre vous qui nous poussaient à refuser : la crainte pour notre liberté de ton. Cette raison à joué. Précisons. Je ne crains évidemment pas de censure ni d'autocensure sur les critiques politiques, que nous pourrions formuler. Mais l'exercice de notre métier peut nous amener à nous en prendre, non pas seulement à la politique du gouvernement en place, mais à la personne des responsables politiques, voire à leur honneur. En d'autres termes, par exemple, les traiter froidement de menteurs. S'en prendre à l'honneur de quelqu'un est toujours une redoutable responsabilité. Il ne faut le faire qu'en ayant bien pesé chacun de ses termes, mais je tiens à ce que nous puissions, le cas échéant, continuer de le faire, avec une totale liberté de ton.

...et ses raisons plus profondes

Voilà nos arguments. Ceux qui s'énoncent avec des mots. Mais je sais bien qu'on pourrait tous les retourner. Aussi bien, ce ne sont pas nos seuls motifs de refus.

La raison la plus profonde de cette décision est peut-être plus difficile à exprimer...parce qu'elle n'est pas tout à fait rationnelle. Quand les raisons rationnelles, les arguments, n'arrivent décidement pas à vous dicter une décision, il faut écouter ce qui ne s'explique pas, et se met difficilement en mots: l'instinct. Et mon instinct, personnel, me dicte de ne pas solliciter cet argent-là.

Comment tenter de l'expliquer tout de même ? D'abord, en tentant de préciser notre rapport à Internet. Internet n'est pas seulement pour nous un media. C'est notre terre natale. Nous sommes nés d'une pétition d'internautes, initiée par un internaute, qui ne me connaissait pas, et que je ne connaissais pas (pour tous ceux qui prennent en marche, l'histoire est racontée dans cette émission). Depuis le début, nous avons été généreusement abreuvés de l'enthousiasme, de la colère, de la solidarité, de l'inépuisable créativité de la Toile. Nous avons tenté, nous tentons tous les jours, de la capter, pour la transformer en idées, en articles, en émissions, en améliorations du site. Or, cette terre natale a une histoire, des réflexes, des mythologies, qui nous hurlent toutes de nous tenir à l'écart des grosses machines à contrôle, et notamment de l'Etat. Car l'Etat a une face avenante : au nom de l'innovation, au nom de l'intérêt général, il aide la presse en ligne à se développer. Très bien. Mais il a aussi une face sombre. Il ne peut pas s'empêcher, c'est dans ses gènes à lui, de contrôler, de classer, de normer. Nous sommes en France, nous relevons des lois françaises : il nous faut donc bien discuter avec ce partenaire-là. Mais je ne veux aucun rapport d'argent avec lui.

Ecrivant le mot "créativité", je pense par exemple à notre appli-iPhone, cette merveille de convivialité, de subtilité, de sensualité. Certains d'entre vous nous ont dit "heureusement que vous l'avez faite ! Sinon, j'aurais fini par me désabonner, n'ayant pas le temps de lire le site". Cette appli est née parce qu'un jour, un @sinaute étudiant en informatique est venu dans mon bureau me proposer d'en faire l'objet de son stage. Vous me direz que les subventions servent précisément à cela : innover. Nous aurions pu aussi construire cette appli en déposant un dossier de demande d'aide. Peut-être. Mais quelque chose me dit qu'elle n'aurait pas été exactement la même. Il y aurait manqué "le je ne sais quoi" qu'elle porte, aussi, dans ses gènes. On n'innove pas de la même manière, avec la même rage, poussé par la nécessité, ou incité par une subvention qui tombe du ciel.

Notre choix est risqué ? Oui. Notre équilibre économique est encore fragile. Eh bien, nous prenons le risque. Et puis, cette précarité elle-même est féconde. Si nous tremblions moins fort de voir nos abonnés se désabonner, aurions-nous fait cette appli ? Si chaque matin on ne se demandait pas comment conquérir de nouveaux abonnés, aurions-nous été poussés à notre autre innovation de la rentrée, envoyer le neuf-quinze dans votre boîte mail (déjà plus de huit mille inscrits) ?

Si à notre tour nous devenions redondants, ronronnants, prévisibles, dépassés, inutiles, eh bien alors, que nous disparaissions, et que d'autres prennent notre place ! Attention, hein, nous ne souhaitons nullement disparaître. Nous avons mille choses à dire, mille projets, mille territoires à défricher (sur quelle chaîne, dans quel autre media, pourriez-vous entendre des blogueurs malades ou handicapés raconter leur rapport à Internet, sans aucune complaisance, sans aucun voyeurisme ?) Mais nous acceptons l'idée de notre disparition. L'important, ce ne sont pas les médias, ils sont mortels, et c'est très bien ainsi. C'est l'information. Qu'elle passe, qu'elle circule, qu'elle déferle, qu'elle dérange, qu'elle bouleverse tout, peu importe par quels canaux.

D'ailleurs, nous ne sommes peut-être pas seulement un média. Nous sommes un projet fragile, un rêve, une utopie. Et l'énergie fondamentale qui circule entre nous, celle qui nous porte, celle qui vous porte vers nous chaque matin, c'est la conviction commune de participer à une aventure, dont la suite n'est pas écrite.

J'ai bien dit : participer. Je sais comme vous vous sentez pleinement co-responsables. Si un troisième larron venait se glisser dans notre dialogue, alors malgré vous, à votre insu peut-être, certains d'entre vous se désinvestiraient.

C'est cette énergie, dont la circulation nous maintient vivants. Paradoxalement (mais ce n'est pas notre seul paradoxe) une certaine précarité est peut-être le meilleur gage de longévité. Dans la préservation de cet écosystème, je sais pouvoir compter sur vous.

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