Vote électronique, pourquoi casser les urnes?
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chronique

Vote électronique, pourquoi casser les urnes?

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Abstention record, crise de la représentation politique : tout est réuni pour le grand retour du vote électronique, ce serpent de mer techno-politique. Tant pis si les expérimentations ont occasionné trois à cinq fois plus d'erreurs de dépouillement que le système traditionnel, tant pis si les expériences montrent que l'abstention n'est en rien réduite par le vote électronique... il se trouve toujours une start-up prête à disrupter la démocratie.

66,7 % le 20 juin, un petit pourcent de moins le dimanche suivant : aux élections régionales de 2021, les Français ont massivement plébiscité l'abstention, élue deux fois de suite à une très large majorité. Coup de massue pour la classe politique française, tous partis confondus. Les appels à la mobilisation de l'entre-deux-tours, même ceux des têtes de gondoles lepénistes aux accents paternalistes encore plus déplacés que les suppliques angoissées de la concurrence, ont misérablement échoué. La démocratie représentative française connaît une crise structurelle. Puisqu'il semble inconcevable que le problème puisse venir de l'attitude des représentants élus, ne restait qu'un coupable à désigner : le mode de scrutin papier, dont on ira jusqu'à incriminer l'empreinte carbone (c'est dire la pénurie de pertinence qui sévit). Dans de telles conditions de débat public, il fallait bien que quelqu'un finisse par proposer la reine des fausses bonnes idées : ressortons des cartons le vote électronique, et l'abstention disparaîtra immédiatement, terrassée par l'effet waouh d'un tel saut en avant technologique.

Dès le 21 juin, le PDG d'Orange Stéphane Richard sonne la charge sur Twitter (le fait qu'Orange vende depuis 2018 une solution de vote électronique à des municipalités françaises n'est que pure corrélation). Dans 20 Minutes, Christophe Castaner, voulant bien faire, défend également le principe, mais nuance son propos... en reprenant des arguments de la complosphère étasunienne. Sur Twitter, les habituels zélotes du disruptif y vont aussi de leur plaidoyer solutionniste, mais c'est le tweet (pro-vote électronique) du journaliste tech Jérôme Colombain qui déclenche un tir de barrage unanime des hacktivistes français et autres défenseurs des libertés numériques. Pourquoi ? Parce que selon eux, le vote électronique n'est pas seulement un serpent de mer techno-politique un peu agaçant qui pointe régulièrement le bout de son museau depuis une vingtaine d'années, mais quelque chose de plus sinistre et de plus dangereux. Une mise à jour du code-source démocratique français qui, derrière les promesses scintillantes de disruption, de civic tech, de blockchain et d'applis magiques, supposerait la profanation de l'État par les pilleurs de temples de la start-up nation.

Le bon vieux duo urne + enveloppe

Reprenons depuis le début, avec une question toute simple : quelles sont les caractéristiques du vote ? Facile. Selon la constitution française de 1958, le scrutin est "toujours universel, égal et secret". Le système du vote à bulletin secret et isoloir respecte-t-il ces garanties ? Oui, plusieurs fois oui. L'immense avantage du processus de vote tel que fixé depuis 1988 (avec l'adoption de l'urne en plexiglas transparent) est justement la transparence de chaque étape - sauf la plus cruciale, le bulletin glissé dans l'enveloppe, dont l'opacité doit justement être garantie -, qui garantit l'intégrité du scrutin. N'importe quel électeur, par sa seule présence, peut observer que tout ce qui se passe est conforme à la loi, qu'aucune malversation n'a lieu lors de l'enregistrement des votants, du dépouillement des votes et de la transmission des résultats. Soit. Mais les électeurs doivent se déplacer et le dépouillement est anormalement long dans une époque régie par l'instantanéité du service. Pourrait-on faire plus pratique en garantissant le même niveau de vérificabilité ? Oui, affirment les camelots vendeurs de solutions électroniques en déployant leur catalogue : machine à voter, portail Internet dédié, application mobile, blockchain, algorithmes de chiffrement, vote par SMS, boîtier électronique... le grand barnum de la tech ne manque pas de joujoux qui brillent, sur lesquels on ne s'attardera pas. Le problème, c'est que niveau sécurité, aucun n'arrive à la cheville du bon vieux duo urne + enveloppe.

Comme le rappelle Tris Acatrinei, chercheuse en cybersécurité et vigie parlementaire via son Projet Arcadie, comme l'ont rappelé tant d'autres (Tristan Nitot, Olivier Tesquet, Christophe Michel...) ces derniers jours sur les réseaux sociaux, tous les systèmes pré-cités présentent des obstacles trop importants pour être déployés. Importants et nombreux. Piratage du scrutin, fuite de la base de données des votes des électeurs, coût élevé des machines pour les communes, impossibilité de garantir à 100% le secret du vote ou le fonctionnement technique optimal des machines (une panne d'électricité, un bug du logiciel, et c'en est fini du scrutin), difficulté à former les 13 millions de Français touchés par l'illectronisme en 2020 selon le Sénat...

Le plus grand défaut de ces systèmes réside cependant ailleurs, dans leur opacité structurelle. Peu importe le dispositif mis en place, l'électeur n'aurait aucun moyen de contrôler en temps réel ce qui se passe sur le serveur recevant les votes. Aucun moyen non plus de contrôler l'authenticité des votes dépouillés. En informatique, on appelle cela une boîte noire : des données entrent, des résultats sortent, mais on ne sait pas ce qui se passe entre les deux. C'est déjà sacrément problématique quand il s'agit des algorithmes de Tinder ou Facebook, ça devient carrément catastrophique quand il s'agit d'une élection à portée nationale, type présidentielle. Redisons-le : en terme de transparence, aucun serveur informatique ne pourra jamais rivaliser avec une boîte en plexiglas posée sur la table d'une mairie, dispositif panoptique inverse par excellence, où tout le monde peut surveiller l'institution en fonctionnement.

Aucune incidence sur l'abstention

Le vote électronique reste donc, à l'heure actuelle, une chimère technologique... et les institutions françaises le savent pertinemment. Dès 2008, l’État instaure un moratoire sur l'acquisition de machines à voter par les communes. Ce moratoire est toujours en vigueur, et le Sénat ne dénombrait plus que 64 villes détentrices de ces machines en 2014. Depuis vingt ans, l'enseignante-chercheuse Chantal Enguehard, directrice de recherche à l’Observatoire du vote a en outre constitué un large corpus de recherche sur l'efficacité de ces dispositifs. Ses travaux démontrent notamment que les expériences de vote électronique en France pour neuf élections entre 2007 et 2012 - y compris la présidentielle - ont occasionné  3 à 5 fois plus d'erreurs de dépouillement que le système classique. Interrogé en 2019 sur la possibilité de levée du moratoire, le Sénat évoquait le risque d'une  "altération du rituel républicain qui associe les citoyens aux opérations de dépouillement". Même constat chez l'Inria, qui développe depuis 2012 son système de scrutin électronique libre et ouvert, Belenios : la plateforme peut être utilisée pour des scrutins à faible enjeu ou à échelle réduite, mais les développeurs eux-mêmes rappellent qu' "aucun des systèmes existants n'atteint le niveau de sécurité garanti par le vote papier". En 2021, le CNRS ne dit pas autre chose.

 Symboles de ces tâtonnements et polémiques, les Français de l'étranger, qui avaient voté par Internet pour les législatives de 2012 et les consulaires de 2014, sont revenus à la procuration en 2017 face aux "risques de piratage"... mais repasseront par Internet pour le scrutin de 2022 ! Quant aux élections régionales, le Sénat concluait récemment que "le vote par Internet ne peut pas être mis en œuvre pour les élections régionales et départementales de 2021, les pré-requis techniques ne pouvant pas être satisfaits dans ces délais."  Techniquement donc, c'est foutu. Mais faisons-nous l'avocat du diable : les machines réduisent-elles l'abstention? Non plus, à en croire l'exemple anecdotique de la commune d’Épernay, qui fait partie des dernières communes françaises à utiliser les machines à voter... et qui a connu 78% d'abstention au second tour des régionales. En avril, les élections professionnelles, réalisées par Internet, ont recueilli... 5,44% de participation. En Europe enfin, les exemples de la Suisse et de l'Estonie, où le vote électronique se démocratise, ne permettent pas de démontrer une augmentation significative de la participation. Partout en Europe, le vote électronique stagne ou recule.

Big data électoral

Et pourtant, nous y voilà : après quinze ans d'expérimentations foireuses et des milliers de pages démontrant son absence de plus-value, le lobbying pour un vote électronique se porte comme un charme. Mieux : dans une France où l'on paie ses impôts sur son téléphone, tout un marché de la démocratie participative émerge - la civic tech, qu'on appelle ça-, comme le relataient les chercheuses Alice Mazeaud et Magali Nonjon en 2018. Les start-ups de 2021 s'appellent VoteLab, Electis ou V8TE. Derrière elles, un sillage de référendums, consultations citoyennes et autres joyeusetés de démocratie directe, interactive et disruptée. Leur clientèle : villes et régions autoproclamées intelligentes - on vous voit, Neuilly-sur-Seine -, management en mal de flexibilité et corps intermédiaires avides de lifting technologique - l'équivalent institutionnel du boomer. Et après tout, pourquoi pas ? Si de telles plateformes permettent de faciliter la représentation associative ou syndicale, si la civic tech augmente l'interaction entre les électeurs d'une commune et ses représentants, soit. Tant qu'on ne se sert pas de scrutins capitaux comme banc d'essai pour technologies inabouties...

Mais ne nous leurrons pas : derrière les belles volontés de démocratie 2.0, la civic tech lorgne sur la donnée produite par l'électeur, tel le premier Google venu. Et rêve tout haut d'une transmutation du vote en big data électoral qui permettrait un jour, grâce à l'aide toujours bienvenue de l'algorithme magique, de visualiser en temps réel les opinions de chacun, de les corréler, de les comprendre... et, rêvons au présent, de les anticiper (comme le propose le programme Explain, développé par la start-up LMP, utilisée en 2017 par... Emmanuel Macron). Alors, de la ville intelligente à l’État plateforme, la gouvernance moderne épouserait enfin le mode cybernétique, où un essaim de sous-traitants fournirait sur tout le territoire l'interface-écran de contrôle entre la collectivité territoriale et ses administrés.

Sous-traitance du domaine électoral

On pouvait s'en douter, la pandémie, comme toute crise, est une aubaine pour les disrupteurs ambitieux. Il y a deux ans, la Cnil rappelait que "les technologies civiques ne sont pas neutres" et que leur "solutionnisme technologique" risquait notamment "d'exclure des processus politiques des pans entiers de la population". Ce temps est révolu. Le 29 juin dernier, Gilles Babinet, vice-président du Conseil national du numérique, se fendait d'une tribune ahurissante, dans laquelle il suggérait de profiter "du foisonnement d’initiatives citoyennes provoqué par la crise sanitaire pour créer une véritable filière qui favorise l’émergence et la diffusion de ces « services publics citoyens »", développés dans leur coin par des individus - comme Guillaume Rozier avec CovidTracker. L’État les soutiendrait "en mettant à disposition ses ressources et infrastructures : données publiques utiles à l’innovation d’intérêt général (...) et si besoin financement (...)". Ce qui fait beaucoup de mots pour décrire la sous-traitance du domaine électoral à des acteurs privés - pardon, aux "entrepreneurs citoyens"- contre l'accès aux données publiques, dont ils seront ensuite libres de monétiser l'analyse à des clients tiers. Concrètement, dans un tel système, Guillaume Rozier serait peut-être libre de vendre les analyses big data produites par sa plateforme CovidTracker à, disons, des compagnies d'assurance ou des industries pharmaceutiques, avec la bénédiction du ministère de la Santé. Et si ça rate ? Pas grave, "c’est le propre de l’innovation que d’itérer, d’échouer et de recommencer", nous rétorque Gilles Babinet, tout sourire.

Alors en fait, non. Il va falloir rappeler à ce joli monde que la démocratie n'est pas une appli qu'on commercialise avec quelques bugs et qu'on patche au fur et à mesure, itération après itération. Leur rappeler que la méthode agile n'est pas compatible avec les exigences constitutionnelles de ce qui fait État. Que le comportement d'un électeur ne se pilote pas comme celui d'un utilisateur d'appli. Que l'abstention n'est pas la conséquence d'une interface mal configurée. Que dans un pays où les modes de protestation traditionnels - manifestation et grève, folklore et autosacrifice - sont désormais systématiquement récompensés par la mutilation du corps ou du statut social, ce boycott électoral massif n'a (peut-être) rien à voir avec un caprice de flemmards mais représente (peut-être) simplement la dernière possibilité de contestation politique sans danger immédiat offerte à une population radicalisée et paupérisée par deux ans de luttes sociales et dix huit mois de crise sanitaire. Il suffit de retourner faire un tour sur les principaux groupes Facebook de Gilets jaunes, voir l'accueil réservé à celles et ceux qui exhortent leurs concitoyens à voter. La voilà, votre démocratie directe participative, votre vox populi aux emojis enragés. Le voilà, votre vote électronique. 

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