Plongée dans la "schiappasphère" de Twitter
Plusieurs comptes pro-Schiappa semblent fabriqués sur mesure
Marlène Schiappa a sans doute vu mieux comme début d'année. La ministre déléguée chargée de la Citoyenneté, féministe en chef de la macronie, déjà chahutée depuis sa nomination au ministère de l'Intérieur (où elle prend ses ordres de Gérald Darmanin, qui est accusé de viol), a commencé 2021 par un bad buzz
sur les réseaux sociaux : le "lissage brésilien gate".
Le dimanche 3 janvier, une vidéo postée sur Instagram depuis ce qui apparaît être le compte officiel de Marlène Schiappa, et supprimée peu de temps après, fait rapidement le tour du web : on y voit une femme faire onduler ses cheveux longs, de dos, afin de vanter les bienfaits du lissage brésilien réalisé par un coiffeur parisien. "Merci à Adriano & Vincent de @ANS-brasil pour ce #lissage qui répare les cheveux et va donc me permettre de gagner de précieuses minutes avant chaque matinale," peut-on lire en légende. Le post disparaît d'Instagram, mais circule déjà sur Twitter, où Marlène Schiappa est accusée de faire des placements de produits, à la façon des influenceuses rémunérées pour des posts publicitaires.
Marlene Schiappa fait des placements de produits sur Instagram, je crois qu’on ne peut plus rien faire à ce niveau. pic.twitter.com/zfvqLb0RhQ
— Sharnalk (@DalilBoubakeur) January 3, 2021
S'ensuit une guerre de communication : tandis que le compte Instagram de Marlène Schiappa passe en "privé", le cabinet de la ministre dément l'affaire auprès de L'Obs en qualifiant le post de faux. Pendant ce temps, des facétieux modifient la page Wikipédia de Marlène Schiappa, dont le titre passe de ministre à "influenceuse beauté" pendant quelques minutes, avant d'être rectifié. Jusqu'au lundi matin, l'entourage de Schiappa maintient cette ligne, confirmant à L'Obs et au Figaro qu'il s'agit d'un "harcèlement subi […] sur la base d’une fake news" : "Nous maintenons formellement le démenti. C’est un fake", "elle n’a pas publié ce post". Lundi matin, dans un communiqué, l'avocate de Marlène Schiappa nie tout placement de produit et promet des poursuites judiciaires envers "toute personne qui participerait à ces allégations diffamatoires"... mais la question du faux post n'est plus mentionnée. Sur Twitter, certains ont mené l'enquête en comparant l'arrière-plan dans la vidéo Instagram et d'autres photos sur lesquelles pose Marlène Schiappa : la présence d'un même sapin de Noël et d'une même porte, visibles sur tous les contenus, les a frappés. Alors que Mediapart
rappelle dans une enquête que Schiappa n'en est pas à son premier post Instagram promouvant volontairement des produits tels que des bouteilles d'eau minérale ou des masques, et que Twitter s'embrase autour du lissage brésilien, plusieurs comptes pro-Schiappa s'y font remarquer : dès les débuts de la polémique dimanche soir, ils soutiennent la ligne du cabinet ministériel et déclarent le post faux. En tête, on retrouve le compte anonyme @Avec_Marlène, très actif dans son soutien à la ministre, en fait géré par le cabinet de Schiappa, comme l'a confirmé Libération en 2018. @Avec_Marlène est catégorique : ce post est un fake. Mais ensuite, on change de version : "(...) c'est juste un truc perso".
Lorsqu'on s'aventure un peu plus loin sur Twitter, il existe en fait une flopée de comptes de soutien dévoués à Marlène Schiappa : @marlene_team, @MarleneAvec, @AvecSchiappa, @SchiappaTeam...
Et en cherchant bien, le twitto lambda peut tomber sur des comptes à l'allure moins officielle, mais au soutien schiappiste tout aussi bétonné. Si @Avec_Marlène en est la figure de proue, il existe en fait toute une galaxie de fans de Schiappa, dont certains comptes semblent, de prime abord, tenus par des personnes réelles, avec nom, prénom, photo, bio. C'est le cas de @liufangparis, qui se joint à @Avec_Marlène ce 3 janvier pour dénoncer la manipulation et rétablir la vérité : "C'est un fake..." écrit le compte, qui semble être tenu par un Parisien "food lover", d'origine asiatique.
Sauf que quelques heures plus tard, Liu Fang disparaît. Introuvable sur Twitter : son profil a été supprimé. Il n'existe pas de cache Google et l'Internet Archive n'a fait qu'une pauvre capture. Une recherche Google nous apprend qu'en septembre, il tweetait contre les Insoumis. Peu de temps après le tweet ci-dessus, alors qu'il était encore en ligne, des internautes attentifs ont détaillé le compte : pour eux, pas de doute, c'est un faux, Liu Fang n'existe pas. Un faux qui dénonçait un fake. Liu Fang serait en fait une étoile parmi d'autres dans une galaxie Twitter un peu spéciale : la schiappasphère, dont l'existence semble uniquement dédiée à la glorification de Marlène Schiappa.
— Satan Giscard d'Estaing de la Comédie-Française (@SATANgiscard) January 4, 2021
Galaxie de comptes suspects
C'est la technique dite de l'astroturfing, qui consiste à créer une multitude de comptes sur un réseau social, destinés à promouvoir une seule cause, ou une personne, et le plus souvent gérés par des communicants, tout en les faisant passer pour des personnes réelles afin de gagner en crédibilité. Il y a plusieurs critères pour reconnaître un compte de type "astroturf", un faux compte donc : le fait qu'il ait été créé à une date récente, en même temps que d'autres comptes similaires, d'autant plus s'ils se suivent entre eux ; avec une image de profil douteuse, qui n'est pas associée au même nom ailleurs sur le web...
Liu Fang, donc, interagit avec @Avec_Marlene de façon régulière, mais aime aussi beaucoup de tweets postés par des comptes qui semblent à première vue tenus par des individus : Amina Douala (@ADouala75), Michels Beaudoin (@MichelsBeaudoin) et Jocelyn Clément (@JocelynClment1). Tous ces comptes réagissent aux tweets ayant une audience large et attaquant Schiappa, comme ceux du journaliste Antton Rouget de Mediapart
ou de notre Daniel Schneidermann, qui s'est fait rétorquer par Amina Douala que "ce n'est pas la première fois qu'un ministre annonce l'évolution de l'Observatoire de la laïcité" en décembre dernier.
Tous ont été créés au même moment, en mars 2020, il y a moins d'un an donc. Et tous semblent se suivre et interagir entre eux, et être suivis par @Avec_Schiappa, compte géré par le cabinet de la ministre, qui est souvent le ou l'un des premiers à aimer leurs publications... Les internautes ont également remarqué que tous les quatre sont liés à des adresses e-mail du fournisseur d'accès Orange. Ces personnes n'ont a priori
rien en commun, mais toutes ont supprimé leur compte Twitter simultanément, au moment où les soupçons se sont tournés vers eux pendant le "lissage gate". Panique de leur créateur.trice commun.e ?
Des photos empruntées
Jusqu'à sa disparition de Twitter, Amina Douala a peu posté, sauf pour défendre Marlène Schiappa : "Si des hommes tuent leurs femmes, c'est certainement pas à cause de Schiappa qui se bat depuis des années pour elles", scande-t-elle le 17 août 2020, le jour où la ministre annonce porter plainte après avoir reçu des menaces de mort et des "des milliers d'injures"
en ligne suite à la loi sur les violences sexuelles et sexistes. Cette fervente militante ne semble exister qu'en ligne : la photo du profil d'Amina Douala est en fait celle de la cuisinière Victoire Gouloubi, originaire du Congo et installée dans les Alpes italiennes, qu'elle a postée sur sa page Facebook en 2016.
Michels Beaudouin, profil créé aussi en mars 2020, lui aussi fan absolu de Schiappa ("Le Grenelle initié par Schiappa à permis [sic] une prise de conscience, il faut continuer le combat !"), est assez fictif : sa photo de papy typique est très littéralement la première que l'on trouve en tapant "papy typique" dans Google Images... Ce compte est tellement pro-Schiappa, aimant systématiquement les tweets d'Avec_Marlène et d'autres comptes fans et accourant sans cesse à son aide pour défendre leur héroïne commune, que d'autres twittos lui demandent : "Pourquoi ton compte Twitter défend Marlene Schiappa H24 ? Tu serais pas un fake ?" Peu de temps après, Michels Beaudouin a disparu.
Quant au quatrième compère de cette galaxie, Jocelyn Clément, sa photo semble tout droit sortie du site thispersondoesntexist, qui génère automatiquement des faux visages, dits "deepfakes", assemblés par une intelligence artificielle. La forme des oreilles et l'arrière-plan, notamment, suggèrent la patte d'un deepfake. Le twitto ayant déniché ces comptes imagine donc ce qu'aurait pu dire un communicant chargé de les inventer : "Alors vous me ferez des comptes Twitter à ma gloire : je veux un vieux, un jeune, un Chinois, une Noire..."
Marlène au pays des mille comptes suspects
Mais la schiappasphère ne s'arrête pas à ce quatuor. L'utilisatrice Mireille Dupré (@dupre_mireille), par exemple, qui a rejoint Twitter en mars 2019 et se présente comme "ProfesseurE, contre la violence faite aux femmes, maman de deux enfants", partage principalement du contenu sur la laïcité ou l'égalité femmes-hommes, surtout lorsqu'il est posté par Marlène Schiappa. Passé en "privé" le 5 janvier et supprimé peu après, ce compte ne tweetait que pour répondre à Marlène Schiappa, soutenir son action en réponse à de multiples articles ou retweeter d'autres comptes militants. Le cache de Google a gardé la trace de son profil, joliment décoré de la couverture du livre de Schiappa Une et Indivisible.
Mireille retweetait Jocelyn Clément avant que le compte du jeune homme ne soit supprimé.
En plus de Jocelyn, voici donc Antoine Roux (@tonioroux) et John Glen (@JohnGlenLG et @JohnGle05335574), dont les profils - qu'ASI
a pu consulter avant leur disparition le 5 janvier - mènent vers d'autres encore... La schiappasphère donne le tournis : les tweets d'Antoine Roux sont aimés par Jocelyne Durand (@JocelyneDurand5), qui aime aussi Mireille Dupré et HouseOffSarthe (@HouseOffSarthe), qui lui-même est abonné à Clémence Barré (@ClemBarre1), Marj' (@BossetMarjorie) et IsmaelLeTwittos (@IsmaelTwittos), qui suit tout ce petit monde en retour... Chacun a ses propres centres d'intérêt, en façade du moins : Clémence Barré, de Rambouillet, et Jocelyne Durand sont féministes-mais-pas-trop (la première "aime de Beauvoir & Polanski, Charlie Hebdo & Valeurs Actuelles", l'autre est "féministe pro-choix, anti-patriarcat. #Larem") ; Ismaël, de Bergerac, remplit la case "adulescent" (il "kiff les tweets, la bouffe, la bière et le foot") tandis que John Glen se "bat pour [s]es droits LGBT".
Tous ont été soit créés entre 2019 et 2020, soit étaient inactifs jusqu'à cette même période ; les rares photos de profil de John Glen et Jocelyne Durand sortent tout droit, eux aussi, de thispersondoesntexist tandis qu'aucune "Clémence Barré" ne semble vivre à Rambouillet. Tous se retweetent entre eux, discutent de Marlène Schiappa, retweetent Marlène Schiappa, défendent Marlène Schiappa, répondent à Marlène Schiappa, retweetent d'autres (vrais) soutiens de Marlène Schiappa, congratulent Marlène Schiappa, du matin au soir et du soir au matin...
Forcément, avec un tel thème de prédilection, Twitter regroupe les constellations de la schiappasphère comme "comptes similaires", nous facilitant au passage la tâche puisqu'ils sont listés comme apparentés à @Avec_Marlene, @SchiappaTeam ou encore @AvecSchiappa :
Apparitions furtives d'un conseiller de Schiappa
Avez-vous repéré l'intrus ? Eh oui, c'est @wilcallef, une personne bien réelle puisqu'il s'agit d'Alexandre Dimeck-Ghione, un conseiller de Marlène Schiappa, nommé en 2019. S'il nous fallait deviner pourquoi il apparaît dans cette liste, nous aurions deux hypothèses : soit ce compte est aussi actif que les autres en ce qui concerne le soutien indéfectible aux retweets de Marlène Schiappa, sauf qu'en réalité il préfère partager des blagues et des images drôles. Soit... il serait derrière ces autres comptes.
Contactés, Marlène Schiappa et Alexandre Dimeck-Ghione ne nous ont pas répondu. Caroline Duchêne, la conseillère en communication du cabinet de Marlène Schiappa, a confirmé à ASI
que "le cabinet diffuse des éléments de langage et de riposte aux soutiens sur l’action menée par la ministre, y compris pour que les militants les relaient sur les réseaux sociaux". "Cela fait partie des missions de communication d’un cabinet ministériel", nous a-t-elle dit, sans préciser si les comptes mentionnés ci-dessus sont des créations de son équipe. Elle affirme ne pas pouvoir dire "quand ces comptes Twitter ont été créés ou par qui" et ajoute : "Le cabinet de Marlène Schiappa représente une quinzaine de personnes, elle a heureusement d’autres soutiens."
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