Immigration et économie : les chercheurs prêchent-ils dans le vide ?
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Immigration et économie : les chercheurs prêchent-ils dans le vide ?

Le discours revient, inusable : les migrants seraient un "fardeau" pour l'économie, entraînant une baisse des salaires et privant les "natifs" de leur emploi. Pourtant, de nombreuses études d'économistes tendent à conclure le contraire. Sans que leur discours ne perce vraiment.

Le migrant, un "fardeau" pour l'économie, tirant les salaires vers le bas, ou volant les emplois et les revenus sociaux des "autochtones" ? L'argument est répandu chez les politiques. À l'approche des élections européennes, il revient encore une fois. Il suffisait d'entendre Marine Le Pen à Fréjus, dimanche 17 septembre, pour son discours de rentrée du Rassemblement National (RN). "Il n'y a plus d'argent pour l'aide au logement des Français, mais il y en a pour l'immigration. Il n'y a plus d'argent pour le pouvoir d'achat des retraités, pour les handicapés, pour les familles, mais il y en a pour l'immigration", clamait-elle, reprenant la vieille antienne de son parti.

La semaine dernière, c'était la France Insoumise (FI) qui s'exprimait sur le sujet. Son chef de file, Jean-Luc Mélenchon, a tenu  à se distancier d'un de ses porte-paroles, Djordje Kuzmanovic. En cause, une interview de ce dernier donnée à L'Obs le 8 septembre. Kuzmanovic y développait sa vision de l'immigration. Assurant être "contre la traque des migrants", il fustige dans le même temps "la bonne conscience de gauche", qui "empêche de réfléchir concrètement à la façon de ralentir, voire d'assécher les flux migratoires"Au cours de l'entretien, Kuzmanovic expliquait : "Lorsque vous êtes de gauche et que vous tenez sur l’immigration le même discours que le patronat, il y a quand même un problème [...] Lorsqu'il est possible de mal payer des travailleurs sans papiers, il y a une pression à la baisse sur les salaires". Un discours qui rappelle celui de Sahra Wagenknecht, l'équilibriste de la gauche allemande.

Quelques jours plus tôt, pourtant, lors d'un discours à Marseille, c'est Mélenchon lui-même qui affirmait :  "Oui, il y a des vagues migratoires, oui, elles peuvent poser de nombreux problèmes aux sociétés d’accueil quand certains en profitent pour baisser les salaires, comme en Allemagne. Nous disons : honte à ceux qui organisent l’immigration par les traités de libre-échange et qui l’utilisent ensuite pour faire pression sur les salaires et les acquis sociaux !" Contradiction entre ce propos et son opposition récente à Kuzmanovic ?

Le président du groupe FI à l'Assemblée n'est pas le seul à mettre en lien direct immigration et emploi. En janvier dernier, le président des Républicains (LR), Laurent Wauquiez, appelait sur le plateau de L'Emission politique (France 2) à une modification des règles du regroupement familial, et à l'instauration de quotas "par pays et par métiers". Pendant la campagne présidentielle de 2017, la présidente du FN (désormais RN) a également répété à plusieurs reprises qu'une augmentation de l'immigration faisait automatiquement baisser les salaires.

"Les demandeurs d'asile ne sont pas un fardeau"

Mais que disent les études scientifiques menées sur ce sujet ? "En général, elles concluent à un effet plutôt nul de l'immigration sur les salaires et les emplois", explique à ASI Anthony Edo, économiste au Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII), auteur d'une étude en 2015 sur "l'impact de l'immigration sur les salaires des natifs et l'emploi" (paru dans la revue Journal of Economic Analysis & Policy). Depuis les années 1990, plusieurs études ont en effet été menées, que ce soit aux Etats-Unis,  en France, ou ailleurs. Des travaux qui concluent généralement à un impact modéré voire inexistant de l'immigration sur l'emploi pour les "natifs", que l'on oppose aux "migrants". Si l'on remonte dans le temps, une étude de Jennifer Hunt en 1992 évoquait une augmentation de 0,3% du taux de chômage après le rapatriement de 900 000 personnes d'Algérie dans les années 1960. Un travail du chercheur Dominique Gross, en 2002, concluait, à propos des années 1975-1994 en France, à une augmentation "légère" du chômage à court terme après l'arrivée de migrants, et à une baisse du chômage à long terme.

Récemment, une étude menée par trois chercheurs français associés au CNRS (Ekrame Boubtane, Dramane Coulibaly et Hippolyte d'Albis), est titrée "Des preuves macro-économiques suggèrent que les demandeurs d'asile ne sont pas un «fardeau» pour les pays d'Europe de l'Ouest". 

L'étude, parue dans la revue scientifique Sciences and Advance, repose sur des données provenant de l'agence européenne Eurostat et de l'OCDE. Elle concerne 15 pays, dont la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Italie ou encore l'Espagne, entre 1985 et 2015, durant lesquelles plusieurs grands "chocs migratoires" ont eu lieu (par exemple après la guerre des Balkans). Conclusion : "Nos estimations indiquent que les chocs [migratoires] ont des effets positifs sur l'économie européenne : elles augmentent significativement le PIB par habitant, réduisent le chômage et améliorent la balance des finances publiques : les dépenses publiques supplémentaires, souvent décrites comme un «poids des réfugiés», sont largement compensées par l'augmentation des recettes par les impôts". 

"Les migrants font le travail dont les natifs ne veulent pas"

Si l'on veut se pencher sur le cas particulier de la France, ces mêmes trois chercheurs ont publié en 2015 une étude pour le Centre d'études et de recherches sur le développement international (Cerdi) sur les "politiques migratoires et les performances macroéconomiques en France". Conclusion : contrairement aux idées reçues, l'arrivée de migrants contribue à augmenter le PIB, et, dans certains cas, à réduire le chômage. L'étude conclut également à des effets positifs du regroupement familial, tant décrié par Laurent Wauquiez : "Les gens pensent à tort que ça n'a pas d'effet positif", résume Hippolyte d'Albis à ASI. "Mais prenons par exemple le mécanisme du transfert d'argent : après un regroupement familial, l'argent n'est plus transféré hors du pays, il est dépensé en France". 

Comment l'arrivée de migrants peut-elle réduire le chômage, comme l'affirment les chercheurs ? "On s'aperçoit que les migrants ont des caractéristiques assez complémentaires avec les natifs. Pour résumer, ils font les travaux que les autres ne veulent pas, explique d'Albis. En France, il y a des emplois vacants, des entreprises qui cherchent des employés mais ne trouvent pas. Typiquement, les migrants vont aller sur ces emplois vacants, donc ça va être positif pour tout le monde." Sans surprise, le chercheur évoque les secteurs de la construction, de la restauration, des services de nettoyage ou de l'aide à la personne. "Les migrants sont discriminés à l'emploi, ajoute-t-il. C'est très malheureux, mais c'est bien pour ça qu'on ne peut pas imaginer qu'ils vont prendre l'emploi des Français, contrairement au raisonnement très fort qui subsiste depuis les années 1930".

"Certains secteurs d'emplois peuvent subir des pertes de salaire"

Peut-on pour autant en conclure que l'immigration n'a aucun impact négatif sur les emplois et les salaires ? Anthony Edo, chercheur pour le CEPII, et auteur en 2013 d'une étude sur l'impact de l'immigration sur les salaires et l'emploi, nuance. "Il y a deux étapes de raisonnement, résume-t-il à ASI. En moyenne, il n'y a probablement pas d'effet de l'immigration sur l'emploi. En revanche, il existe possiblement des effets redistributifs : certains secteurs peuvent subir des pertes de salaires ou d'emplois". Autrement dit : dans des secteurs où les migrants feraient concurrence aux natifs pour les mêmes catégories emplois, l'impact pourra être négatif. Exemple théorique : "Si 100 000 journalistes arrivent d'un coup, ça créera forcément de la concurrence dans votre secteur". Dans un papier pour la lettre du CEPII, Anthony Edo  avance : "Les entreprises ont tendance à substituer aux natifs des immigrés lorsque ces derniers sont amenés à accepter de moins bonnes conditions d'emploi". Il rappelle toutefois que les salaires en France disposent d'un seuil minimum en-dessous duquel l'employeur ne peut descendre, limitant ces baisses.

En 2017, en réponse aux propos de Marine Le Pen, Challenges évoquait une autre étude datant de 2011 et menée par Gregory Verdugo, professeur à l'Ecole d'économie de Toulouse. Etude qui concluait qu'entre 1962 et 1999, en France, une hausse de 10% de l’immigration... augmente le salaire des natifs de 3%. "Les immigrés ont poussé les nationaux à grimper dans l'échelle des professions vers des métiers mieux rémunérés", explique Challenges, citant Verdugo. "Seuls les ouvriers non-qualifiés qui n'ont pu évoluer ont subi une perte de salaire limitée, de l'ordre de 0,7 à 1,8%".

"Faire venir un économiste, ça peut être contre-productif"

Mais quelle médiatisation pour ces études ? Une simple recherche Internet permet de retrouver pléthore d'articles de presse expliquant "pourquoi l'immigration ne menace par l'emploi" (Alternatives Economiques en 2011) ; que "les immigrés stimulent la croissance" (Les Echos en 2013) ; que "l'arrivée des migrants n'est pas un danger pour l'économie européenne" (Le Monde en 2015) ; s'interrogeant sur "la délicate évaluation de l'impact économique des migrants" (Le Monde en 2018) ; ou se demandant si "l'immigration peut être bénéfique pour l'économie d'un pays d'accueil" (Sud-Ouest en 2018). Le sujet n'est donc pas ignoré : l'enquête des trois chercheurs, sortie en juin 2018 et évoquée plus haut, a bénéficié d'une certaine médiatisation, dans des articles en ligne, mais aussi sur France Info et France Inter, ainsi que dans un court sujet de BFMTV.

Mais à la télévision, en revanche, le sujet se fait discret. En mars 2017, à quelques semaines de l'élection présidentielle, un sujet du JT de France 2, intitulé "Immigration, un défi ou une chance pour l'économie", revenait sur les programmes des différents candidats et rappelait que "selon les études, l'immigration apporte souvent une réponse à des besoins sur le marché du travail". Quelques débats plus longs sont organisés, sur des chaînes comme Arte, ou France 24. Mais on ne trouve guère d'émissions grand public consacrées au sujet. "Il y a forcément une partie du public potentiel qui n'est pas touché, du fait que ces sujet ne passent pas beaucoup à la télévision", admet Anthony Edo, qui ne se souvient pas avoir été invité sur un plateau télé. "La télé ne fait pas souvent appel à des spécialistes, des sociologues, des démographes, des gens qui étudient les faits. Quand on voit le décalage entre ce qui est dit et les faits, ça crée un malaise". Le chercheur dit cependant voir un regain d'intérêt depuis 2015, soit depuis l'augmentation massive du nombre d'arrivée de migrants en Europe - la fameuse "crise des migrants".

"A part les études qui nous disent que le yoga est bon pour la longévité, si peu de sujets scientifiques sont repris à la télé. Et l'économie, c'est un sujet difficile à mettre en image", pointe de son côté Hippolyte d'Albis. Est-ce pour cela que la télévision préfère se concentrer sur des cas particuliers, des "exemples concrets" ? On repense à l'appel, cet été, des restaurateurs appelant à faciliter l'embauche de migrants dans leur secteur, en manque de personnel. 

Un sujet dont se sont emparé les chaînes d'info en continu (BFMTV, LCI, CNews), mais aussi des chaînes comme France 3.  Pour Hippolyte d'Albis, "montrer des cas dans des petits villages, faire des reportages, c'est plus important que de mettre un économiste sur un plateau, qui va dire doctement que l'immigration a des effets positifs. Je pense même que ça pourrait avoir un effet contre-productif, donner une image d'arrogance, d'une élite qui sait mieux que les autres." Reste à trouver comment, enfin, faire passer le message.

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