C'est un événement peu connu de la Seconde Guerre mondiale, dont le Mémorial de la Shoah commémore le 80e anniversaire : le 14 mai 1941, plusieurs milliers de Juifs sont convoqués par la police française au gymnase Japy, dans le 11e arrondissement de Paris, pour "examen de leur situation", comme le rappelle en introduction, Daniel Schneidermann. Plus de 3 000 d'entre eux seront ensuite envoyés dans des camps du Loiret, à Pithiviers et Beaune-La-Rolande, avant d'être déportés à Auschwitz.
Il s'agit là de la première rafle de masse de Juifs en France. Chacune des victimes avait reçu une convocation sous la forme d'un "billet vert", qui donne son nom à l'épisode. Le Mémorial de la Shoah vient de publier une centaine d'images d'archive inédites, "qui bouleversent nos représentations, et notamment celles du rôle de la police
"
, relève Daniel. Pour en discuter, ASI a invité l'historien Laurent Joly, spécialiste de l'antisémitisme d'Etat sous le régime de Vichy ; Dominique Vidal, journaliste, fils de déportés juifs, et spécialiste du conflit israélo-palestinien ; et Jenny Plocki, militante "d'extrême-gauche
"
selon ses propres mots, rescapée de la rafle du Vél' d'Hiv, et dont les deux oncles ont été victimes de la rafle du billet vert.
Des photos inédites
Plusieurs articles ont été publiés ces derniers jours s'appuyant sur ces photos exceptionnelles, comme ce photoreportage du Monde. "Qu'est-ce qu'on voit ? Eh bien on voit avant tout, les familles des hommes, puisque ce sont uniquement des hommes qui ont été convoqués […], ici devant le gymnase Japy, où les raflés ont été transférés après s'être présentés dans les commissariats, face-à-face avec la police parisienne, dans une ambiance relativement calme. On voit ces mêmes familles apportant des paquets aux hommes […], discutant, semble-t-il, relativement paisiblement avec la police parisienne", décrit notre présentateur.
Pour Laurent Joly, ces photos sont "un éblouissement, une fascination" : "Là on découvre le scénario total de la journée avec des photos extrêmement poignantes, parce que le photographe travaille pour la propagande allemande, et il n'a pas visiblement le dessein d'humilier les gens. Et il en ressort quelque chose de très humain, des visages très tourmentés […] Et du coup la propagande a eu beaucoup de mal à utiliser ces photos […], parce que comment, là, stigmatiser les Juifs, les «nuisibles de la France», les «parasites» , quand on voit juste des hommes et des femmes inquiets, avec des bébés ?" D'autant qu'à cette époque, les intentions de la police française et de l'Allemagne concernant le sort des Juifs était loin d'être claires : "Ils ont des regards interrogatifs, relève Joly. Ils se demandent «Mais qu'est-ce qu'on va faire de nous ?»"
"Sur le simple plan iconographique, ce sont des images qui sont très loin de celles qu'on a dans l'œil, habituellement, de déportations et de rafles", observe notre présentateur, contrairement à celles, par exemple, du documentaire Nuit et Brouillard
d'Alain Resnais de 1955. "On est un an avant l'obligation de l'étoile jaune, et puis ce sont aussi des populations qui ne sont pas encore habituées à être stigmatisées (..) Leur mise à mort n'est pas d'actualité pour elles. C'est pas du tout les mêmes visages, ni les mêmes attitudes qu'on a l'habitude de voir", observe Joly. Plocki, concernant ses oncles, explique que lorsqu'ils ont reçu le fameux "billet vert", "
ils n'avaient pas le choix, ils y sont allés
".
Face à ces images, Dominique Vidal dit avoir ressenti "une terrible injustice parce que la rafle du Vél' d'Hiv' a écrasé la mémoire de celle-là […] C'est une des dimensions très rarement soulignées du génocide des Juifs [en France] : les deux tiers étaient des Juifs étrangers […] Et ça pose des problèmes très douloureux sur pourquoi et comment, et quelle a été l'attitude des organismes juifs français, comment l'État français a pu s'entourer d'un certain nombre de complicités... […]" Vidal tient également à relever le formidable élan de solidarité qui en France a permis de sauver la vie de milliers de Juifs. Plocki, elle, tient à nuancer : "Je n'ai pas senti de gros mouvements de solidarité, j'ai surtout senti des gens qui avaient peur, qui se cachaient et qui ne voulaient rien savoir." S'ensuit un échange sur les raisons des Juifs convoqués de se rendre à la police, notamment pour éviter de vivre dans la clandestinité. Même si après la rafle du Vél d'Hiv, de nombreux Juifs comprennent que la clandestinité est préférable à la déportation.
Continuum génocidaire
Cette rafle été très peu documentée, mais notre cheffe des images Adèle Bellot a retrouvé sur le site de l'INA le témoignage d'un des hommes qui se trouvaient à l'intérieur du gymnase Japy, âgé de 20 ans à l'époque. Cette opération a été mise en place "sous impulsion allemande évidemment, explique Joly, et sous contrôle aussi puisqu'on voit que Dannecker fait un peu le tour des différents de lieux de regroupement. […] Dannecker, il est vraiment la tête pensante du génocide des Juifs en France. […] Il a préparé un plan en janvier 41 pour mettre en place la solution finale en France, dans une logique déjà génocidaire, mais il faut y aller par étape. Et donc on arrive à une première étape : il faut arrêter 5 000 personnes au printemps 1941."
"Ce qui me paraît important, observe de son côté Vidal, c'est qu'on est à cinq semaines de l'intervention nazie en union soviétique. C'est un moment très important de radicalisation, à la fois contre le judaïsme et le bolchévisme. C'est le moment où la fusion de ces deux luttes contribue à radicaliser le projet génocidaire." S'ensuit un échange dense sur les étapes du génocide, un "continuum" vers l'extermination des Juifs, comme le rappelle Daniel.
"ils ont pas d'états d'âme, les flics"
Daniel Schneidermann rappelle que le frère de Plocki n'est autre que Maurice Rajsfus, historien, journaliste et militant, auteur d'une cinquantaine d'ouvrages dont La police de Vichy, qui vient d'être réédité avec une préface d'Arié Alimi, avocat de nombreuses victimes de violences policières des deux dernières années. Ce qui nous amène à aujourd'hui : "Pour moi, les flics c'est les flics, assène Jenny Plocki. Ils obéissent au gouvernement. En ce moment le gouvernement il est plutôt pour qu'on tabasse. Donc ils tabassent. Je veux dire, ils ont pas d'états d'âme les flics. […] Alors il y en a quelques uns, ça arrive, qui ont des états d'âme, mais dans l'ensemble, non. Les flics, c'est les flics quoi." Plocki se souvient cependant de policiers qui avaient prévenu sa famille de rafles à venir.
Notre présentateur interroge l'historien Joly : le nombre de policiers avec un "bon fond", "c'est chiffrable ?" : "Ce qui est chiffrable c'est le taux d'échec de la rafle : à peu près 60% des gens ont échappé à l'interpellation. […] S'ils y ont échappé, c'est d'une part parce qu'il y a eu des fuites en amont, beaucoup quand même, parce que c'était la première fois qu'on faisait ça, on n'avait jamais arrêté massivement des gens à leur domicile […] Et puis y a aussi eu des ratés pendant l'opération. Vous savez, les victimes de la rafle du Vél d'Hiv, c'étaient souvent les épouses et les enfants des gens qui ont été arrêtés en mai 41 […] Donc quand vous êtes flics, que vous arrivez et que vous voyez une femme avec des enfants, vous pouvez avoir plus pitié que quand vous voyez un homme qui a l'air un peu militant communiste. Ce qui explique que pendant l'opération, il y a eu des flics qui ont dit «Bon bah je repasse dans deux heures»", afin que les épouses et enfants puissent disparaître.
L'émission se clôt sur des images du conflit israélo-palestinien, dont Vidal est un spécialiste : il s'agit de voir en quoi les images récentes, comme les nouvelles photos de la rafle du billet vert, bouleversent nos représentations habituelles du conflit, dont l'imagerie repose sur les tirs de roquettes palestiniennes opposées aux bombardements aériens d'Israël. Ces derniers jours, on a vu des images auxquelles on est moins habitués, une tentative de lynchage visant un Israélien qui venait de renverser un passant palestinien, d'échauffourées et de tensions verbales entre Israéliens et Palestiniens, dont le député israélien d'extrême droite Itamar Ben Gvir, : "Le téléspectateur de TF1, de France 2 et de France 3, il a surtout vu des bombardements sur Gaza, nuance Vidal […] La plupart des grands médias ne se sont réveillés que quand les roquettes du Hamas sont tombées sur Jérusalem. Or depuis trois semaines, il y avait ces ratonnades, ces bagarres à Cheikh Jarrah […] Et une fois que les dix jours à Gaza ont commencé, on a eu très peu de choses sur les bagarres et parfois les tentatives de lynchage dans les villes mixtes. Alors que tout ça ne s'est jamais produit depuis 1948."
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