Le malaise Ardisson
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Le malaise Ardisson

Jusqu'à Thierry Ardisson -dont la disparition a été annoncée le 14 juillet en plein défilé de la fête nationale - le cynisme du divertissement télévisé français se cachait plus ou moins efficacement sous les sourires mielleux des faux gentils, les Arthur, les Drucker, les Foucault, les Sabatier, les Delarue, pardon d'en oublier. Ecoute et bienveillance s'étalaient en prime time comme confiture sur la tartine.

Au cœur de cette dégoulinade, arriva Ardisson. Il posa sa valise sur le plateau du service public, l'ouvrit, le cynisme en jaillit comme un génie de sa lampe, tout ricanant, tout grinçant, tout hideux, mais sidérant, avec son costume de gadgets chics et d'humiliations scintillantes des dominé.e.s.  Promotion contre humiliation : le pacte n'était peut-être pas inédit, mais son dévoilement certainement.


Chroniqueur de télé, j'affrontai le cynisme ardissonien en 2001, à propos de l'affaire "sucer c'est tromper ?", question brutalement posée par l'homme en noir à l'ancien premier ministre socialiste Michel Rocard, au terme d'un bouquet de questions comme "Vous préférez une femme qui baise bien, mais infidèle, ou une femme fidèle qui baise mal ?" ou "Préférez-vous une femme qui couche avec vous en pensant à un autre, ou une femme qui couche avec un autre en pensant à vous ?" Loin de se lever outragé, Rocard joua le jeu et y répondit en invité docile. Aussi docile que les cohortes d'acteurs (et surtout d'actrices) en promo qui de semaine en semaine subissaient en public les agressions grivoises de l'homme en noir, sous la devise fièrement proclamée "Inviter aussi bien des putes que des académiciens".

Dans les premiers jours, le "sucer c'est tromper ?" d'Ardisson à Rocard passa crème dans le paysage. Un moment de télévision comme un autre, pourquoi pas ? Et puis, quelle mouche me piqua ? Peut-être était-ce un temps où je voulais encore croire à la dignité des responsables politiques : je m'en avouai choqué dans une chronique  du Monde, éloquemment titrée "Ma couille et l'Histoire". Non, on ne parlait pas ainsi à un ancien premier ministre, quel qu'il soit, quelle que soit son étiquette. Et alors se retourna le suivisme, et cette provocation-là devint sa casserole principale, qu'Ardisson traina ensuite dans tous ses portraits et toutes ses interviews, alors que, désormais banalisé, il poursuivait sa carrière provocatrice chez Bolloré (avant de se retourner spectaculairement contre le milliardaire d'extrême-droite, dans une toujours aussi cynique querelle de gros sous).

Il est temps d'avouer que je n'en suis pas spécialement fier. Dévoilant au public le cynisme de la compétition des dominations et des notoriétés, montreur macho et rigolard de people avalant ses couleuvres , révélant bassesses et grandeurs "aussi bien des putes que des académiciens", l'homme en noir n'a-t-il pas fait aussi -volontairement ou malgré lui - œuvre salutaire de transparence ? Me ramenant (comme tous ses critiques) à une certaine pruderie de bigot, ce malaise ardissonien m'a toujours fait vaciller sur mes certitudes, sur le degré d'hypocrisie salutaire dans les discours publics. Mais provoquer ce malaise est après tout le propre des créateurs (je ne parle ici, comme d'habitude que de l'oeuvre . Je ne connaissais pas l'homme).

J'aurais aimé échanger avec lui, cartes sur table, en mode anciens combattants, dans Je vous ai laissé parler. Je le lui proposai à l'automne dernier, ne sachant rien des échéances qu'il affrontait. Ce fut d'abord naturellement non. Puis tiens, après tout, pourquoi pas ? "Ce serait une belle affiche..." l'entendis-je murmurer au téléphone. Mais il fallait attendre quelques mois, pour s'intégrer dans la promo de son dernier livre. J'y étais prêt. Et puis finalement non. Cette affiche-là n'était pas dans le plan com' du grand départ. Dommage. Salut l'artiste. 


Le blog Obsessions est publié sous la seule responsabilité de Daniel Schneidermann, sans relecture préalable de la rédaction en chef d'Arrêt sur images.

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