Manifestations monstres, crise sociale inédite, situation pré-révolutionnaire pour certains : il fallait bien une soirée spéciale sur France 2 pour traiter la crise de la réforme des retraites. L'événement, présenté par Caroline Roux (qui officie dans C dans l'air, sur France 5) se voulait une grande soirée de débat, une soirée découpée en deux. D'abord un débat politique avec Clément Beaune (ministre des Transports), Aurore Bergé (députée Renaissance), Olivier Marleix (député LR), Jordan Bardella (président du RN), Sandrine Rousseau et François Ruffin (députés Nupes).
Dès le début de la discussion, Caroline Roux est inquiète de voir Paris hérissée de poubelles en feu, le sol jonché de vitrines brisées. Sandrine Rousseau craint que les gens ne se détournent du vote comme moyen d'expression ? La patrouille la rattrape : "Parce que la majorité est sourde à cette mobilisation, casser devient légitime ?" Rousseau tente une explication, et rappelle l'interview présidentielle ratée la veille. Retour de la patrouille : "Donc vous leur donnez raison. C'est très difficile, sans doute, à entendre." Pour qui ? On ne saura pas. Rousseau reprend son raisonnement, voit dans la mobilisation la fin d'un système, celui de la Ve République en l'occurrence. Caroline Roux conclut : "Donc quand la rue déstabilise les institutions, c'est quelque chose qui vous convient."
Élément notable : il n'y a pas de syndicaliste en plateau (pas plus dans la seconde partie de soirée, voir plus bas). En duplex en revanche, Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la CGT, s'exprime depuis… le hall de France Télévisions. Et Caroline Roux a deux questions importantes : "Vous y croyez encore ?" Et, bien sûr, "Est-ce que vous craignez que ça ne dégénère ? Et est-ce que vous les condamnez ces violences d'ailleurs ?" Depuis le hall de la chaîne, la syndicaliste se demande sans doute si on a entendu la longue explication qu'elle vient de donner sur les origines du mouvement et son amplification.
Après 1 h 39 d'émission, Caroline Roux ose demander si la police ne manquerait pas parfois de politesse avec les manifestants : "Un mot peut-être rapidement sur le climat de ces arrestations préventives." "Rapidement", c'est le mot. Personne ne mentionne les nombreux cas de violences policières documentés depuis plusieurs jours par la presse : le Monde, Libération, Mediapart, France 3, le Parisien, Franceinfo (entre autres). Aucune image n'est diffusée non plus, elles sont pourtant partout depuis le début des manifestations spontanées le 16 mars.
Seule Sandrine Rousseau ose l'expression "violences policières" et tente d'alerter sur le durcissement des techniques de maintien de l'ordre depuis le début du mouvement social. Immédiatement rattrapée par le col par Clément Beaune d'abord, puis Caroline Roux qui embraye : "Sandrine Rousseau vous rendez hommage aux forces de l'ordre aussi ?" La députée écolo tente tant bien que mal de reprendre le fil de son raisonnement, et de réaffirmer que les forces de l'ordre sont de plus en plus violentes. Caroline Roux la coupe : "Parce que ce que sont des mouvements plus violents, non ?" Rousseau ne rend pas encore les armes. Elle continue, jusqu'à ce que Roux parvienne enfin à lui faire cracher le morceau : "Mais vous condamnez aussi les violences contre les policiers ?" ; "- Je condamne toutes les violences" ; "- Aaaah ! C'est dit !". Pas une seule fois Bergé, Beaune, Marleix ou Bardella ne seront interrogé·es pour obtenir leur condamnation des violences policières.
La france "irréformable"
En seconde partie de soirée, le pluralisme n'est toujours pas sorti des vestiaires. Le deuxième débat se fait entre éditorialistes : Gaspard Koenig (philosophe), Nathalie Saint-Cricq (éditorialiste de France Télévisions, Olivier Babeau (notre toutologue libéral préféré du moment), Jean Viard (sociologue), Salomé Saqué (journaliste), Brice Teinturier (directeur général délégué d'Ipsos) et Camille Pouponneau (maire ex-PS sans étiquette de Pibrac, dans la Haute-Garonne). Caroline Roux lance la discussion sur les chapeaux de roues en demandant à Olivier Babeau son avis sur "cette France irréformable, ça fait beaucoup rire les Allemands, ça fait beaucoup rire les Espagnols, ça fait beaucoup rire tout un tas d'autres pays." Le ton est donné.
Et ça continue avec Jean Viard. Alors que le sociologue tente d'expliquer pourquoi le timing de la réforme est mauvais, Caroline Roux tente de le rattraper : "Vous dites que ce n'est pas forcément la mauvaise réforme, mais c'est certainement pas le bon moment ?" Manque de chance, Jean Viard trouve non seulement que ce n'est pas le bon moment, et qu'en plus la réforme est mauvaise. Et le sociologue d'argumenter : tout le monde ne veut pas partir à la retraite en même temps, tout le monde n'a pas la même pénibilité, la pandémie a changé le rapport au travail. Viard avance aussi un argument politique : "On ne fait pas de réforme contre le premier syndicat français (la CFDT, ndlr)." Cri du cœur de Caroline Roux : "On a toujours fait comme ça ! On n'a jamais dit : «Chacun fait ce qui lui plaît»."
Mais le meilleur était pour la fin : Nathalie Saint-Cricq nous a offert l'un de ses meilleurs moments sur le service public. D'abord, elle tente d'expliquer pourquoi les manifestants demandent à ce que les plus riches soient taxés en priorité, plutôt que de voir leur temps de travail augmenter. "Il y a aussi comme Olivier [Babeau] disait, comme vous le disiez tous, cette sorte d'égalitarisme français qui fait que, même si ça ne change rien de taxer «les riches», comme on dit, à 90 % parce qu'il n'y a pas assez de riches, très riches, pour aider les pauvres qui sont beaucoup plus nombreux que tout le monde, on se dit quand même que l'idée que votre voisin soit aussi enquiquiné que vous, ça rassure en France." Besoin d'une traduction ? On n'aime pas les riches. Et quel riche n'aime-t-on pas en particulier ? Emmanuel Macron bien sûr : "Il y a le style Macron qui… bon… Il réussit, il est jeune, il est diplômé, il est riche, il a pas… bon voilà. Donc ça c'est quelque chose qui, naturellement, peut énerver les gens. Faut considérer que c'est irrationnel, mais que ça existe." Conclusion de Caroline Roux : "Là, le président, il reçoit des messages, il suffit qu'il regarde ces reportages-là pour savoir qu'il a encore besoin, sans doute, de parler aux Français, pour être, peut-être cette fois-ci, entendu." Un nouveau passage au JT de 13 h en prévision ?
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