Police : l'été d'Overton
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Police : l'été d'Overton

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Tendons l'oreille. Dans le joyeux tumulte des vacances et du "chassé-croisé" des juilletistes et des aoûtiens, dans les sinistres craquements de la planète qui brûle, n'entendons-nous pas un étonnant silence ? Écoutons mieux. Ce grand silence de l'été est le silence du gouvernement français, alors que les policiers, pour revendiquer d'être désormais au-dessus de la loi, se font porter malades, ou se placent en "service minimum", dans plusieurs régions.

Dans l'engrenage de la rebellion policière de la semaine dernière, l'accélération estivale donne le tournis. Le 23 juillet, dans une interview "exclusive" au Parisien, le directeur général de la police nationale Frédéric Veaux "considère qu’avant un éventuel procès un policier n’a pas sa place en prison, même s’il a pu commettre des fautes ou des erreurs graves dans le cadre de son travail". Il réagit au placement en détention provisoire d'un policier de la BAC de Marseille, accusé d'avoir tiré au LBD sur un jeune passant, au cours d'une opération de maintien de l'ordre.

Estimant ainsi que les policiers ne devraient pas relever de la loi ordinaire, le DGPN est immédiatement soutenu, sur Twitter, par le préfet de police de Paris Laurent Nuñez. Les deux hauts fonctionnaires, dans cette démarche factieuse, s'avancent-ils sans soutien politique ? C'est tout le contraire. Le Parisien, toujours lui, révèle le surlendemain que Gérald Darmanin a relu l'interview de Veaux avant publication. Il en assume donc le contenu. Et pour que les choses soient claires, le ministre de l'Intérieur se fait photographier avec Veaux et Nuñez. Deux hauts fonctionnaires et un ministre soutiennent donc une grève policière qui ne dit pas son nom (la police, rappelons-le, n'a pas le droit de grève).

C'est tout ? Non. Le 27 juillet, recevant plusieurs syndicats de police regroupés dans un "bloc syndical", Darmanin, selon les syndicalistes, accepte l'idée de "revoir" à l'automne les dispositions du code de procédure pénale sur la détention provisoire.  Peut-être – hypothèse optimiste – Gérald Darmanin a-t-il estimé prioritaire de désamorcer le mouvement de contestation, avant que le gouvernement ne siffle, à l'automne, la fin de la récréation policière. Peut-être. Par extraordinaire une loi serait-elle adoptée sous pression policière, que le Conseil constitutionnel (même s'il compte parmi ses membres... l'épouse du haut fonctionnaire Frédéric Veaux) ne pourrait faire autrement que la sanctionner.

C'est le moment que choisissent à leur tour deux figures ultra-médiatiques du syndicalisme policier, Linda Kebbab (SGP Police FO) et Matthieu Valet (Syndicat indépendant des commissaires de police) pour pousser leur avantage et réclamer dans le Figaro la constitution de tribunaux spécialisés dans le jugement des policiers poursuivis pour leurs actions en maintien de l'ordre. Là encore, cette demande extravagante de la création d'une juridiction d'exception n'a aucune chance d'aboutir : n'importe quel écolier peut comprendre qu'elle contrevient au principe d'égalité des citoyens devant la loi. Mais elle a été avancée.

À ce silence politique fait écho un tout aussi impressionnant silence médiatique. Arrêtons-nous un instant sur cette extravagance dans l'extravagant : l'épouse de Frédéric Veaux, Véronique Malbec, est une des neuf membres du Conseil constitutionnel. Sans intenter à cette magistrate (ex-directrice de cabinet d'Éric Dupond-Moretti) un quelconque procès, cette situation pourrait être simplement "relevée" par les journalistes politiques, habituellement si friands de la moindre rumeur de couloir de ministère. Or, à l'heure où j'écris, le fait n'a  pas été, ne serait-ce que mentionné, dans les articles consacrés à l'épisode. De même, l'épreuve de force vraisemblable entre Macron et Borne d'une part (qui n'étaient pas "dans la boucle" de relecture de l'interview de Frédéric Veaux), et Gérald Darmanin ne fait pas l'objet des investigations politiques habituelles.  Les éditocrates sont à la piscine.

Mais le plus inquiétant est moins ce que l'on a entendu, que ce que l'on n'a pas entendu :  ni le chef de l'État, ni le ministre de la Justice, ni la première ministre, ni aucun responsable de la minorité présidentielle n'ont riposté d'aucune manière à la revendication factieuse du ministre de l'Intérieur et des deux chefs policiers, tous se contentant de rappeler rituellement qu'il fallait "laisser la justice faire son travail". "Nul, en République, n'est au-dessus de la loi", a rappelé tout aussi rituellement Emmanuel Macron. Significative de l'apathie gouvernementale, cette molle réponse d'Élisabeth Borne, mollement interrogée par Neila Latrous sur BFMTV.

On ne comprend que trop bien ce silence.  Du mouvement des Gilets jaunes aux récentes émeutes, en passant par la protestation contre la réforme des retraites, ce pouvoir, faible et minoritaire, n'a résisté à ses oppositions de droite et de gauche que grâce au concours de la police. Des grotesques arrêtés anti-casseroles, à l'impunité policière garantie par cette blague nommée IGPN, la police a conquis d'impressionnantes marges de liberté.

Aujourd'hui tétanisé, le pouvoir souhaite avant tout mettre fin à la contagion de la fronde policière, qui s'est manifestée sous la forme d'arrêts maladie de complaisance (accessoirement, on n'a pas entendu non plus le nouveau ministre de la Santé s'inquiéter de cette complaisance, mais on n'est plus à ça près). Les extravagantes revendications de la police sont ainsi entrées dans le débat public. On en discute sur les plateaux. On va peut-être en discuter à l'Assemblée. Elles élargissent ce qu'on appelle "la fenêtre d'Overton" (ensemble des opinions considérées comme plus ou moins acceptables dans l'espace public). Si à l'automne, une loi devait plus ou moins exempter les policiers de détention provisoire, le pouvoir pourrait, en revanche, se flatter d'avoir courageusement rejeté la revendication de tribunaux spécialisés.

Aux journalistes, s'impose une question : quels mots poser sur cette situation, sur ce régime qui tremble devant sa police ? Régime policier, démocratie illibérale, pré-fascisme, fascisme tout court?  "Le problème avec les emplois du mot fascisme contraints de coller parfaitement à la situation du moment et à elle seulement, c’est qu’avant l’heure c’est pas l’heure, mais qu’après l’heure c’est trop tard", analyse judicieusement Frédéric Lordon. "On ne dirait pas sans abus que le macronisme en tant que tel est un fascisme. On peut en revanche affirmer avec certitude qu’il aura tout installé, et tout préparé [...] et aura déposé une épaisse et confortable couche de fumier. Tout va y pousser avec une déconcertante facilité". Sous nos yeux.



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