En téléréalité, les mecs trompent, les femmes patientent
Octobre 2022. Une révélation fait trembler la République. Sur le tournage de La bataille des clans
(TFX), Belle Longwell a eu une relation sexuelle avec Kevin Guedj, marié avec Carla Guedj-Moreau, alors que celle-ci sortait avec Allan Guedj, cousin dudit Kevin. Oui, comme dans les familles royales, entre cousins : il faut un bac +12 en généalogie. Si ce scoop a eu le même effet qu'une affaire Karachi ou qu'un Watergate pour les internautes sur les réseaux sociaux, il n'a pourtant rien d'extraordinaire. En vingt ans de téléréalité, du Loft
en 2001 jusqu'aux Cinquante
(W9) en 2022, les couples se sont faits, défaits, et se sont surtout trompés. Je ne me lancerai pas dans une comparaison hasardeuse entre Emma Bovary et Manon Marsault, Thérèse Raquin et Carla Moreau, me bornant à rappeler que depuis toujours, les aventures extra-conjugales font vendre.
Elles nourrissent ce petit monstre avide qui se terre en chacun d'entre nous : le voyeurisme. L'adultère a même été institutionnalisé à la télévision en juillet 2002, un an après la déferlante Loft Story.
Angela Lorente, la responsable du casting de cette première téléréalité d'enfermement, et la société de production Glem mettent à l'antenne sur TF1 le premier épisode de L'île de la tentation
. L'adultère devient business. Le concept ? Quatre couples "non mariés"
veulent tester leur amour face à la tentation d'une vingtaine d'hommes et de femmes, eux célibataires. Pendant un séjour de 12 jours sur une île au large du Honduras, les couples, séparés, enchaînent les rendez-vous avec les tentateurs en maillots très échancrés. Pendant les rituels du "feu de camp", chaque participant découvre les images du séjour de son ou sa partenaire. C'est racoleur à souhait, d'une vulgarité crasse… et c'est un succès d'audience estival avec, par exemple, 5,2 millions de téléspectateurs, Cornetto en main devant leur écran, le 10 août 2002.
Dans cet oasis de luxure, Diana, cheveux noir corbeau, peau plâtrée de fond de teint, et Brandon, fan d'arts martiaux aux muscles saillants, tous deux strip-teasers, testent leur couple devant la France entière. Et là, patatras : il découvre pendant le tournage que sa chère et tendre a succombé à un "tentateur". S'ensuit une scène devenue iconique où l'homme viril veut montrer que sa "nana" lui appartient en s'armant d'un bâton, ici un manche à balai, pour rejoindre le "campement des femmes". Ce que la production et le principal intéressé se gardent bien de révéler, c'est que l'amoureux transi découche dans les bras d'autres femmes très souvent depuis trois ans. Le couple quitte l'aventure séparément. Diana Jones devient la pécheresse par excellence, la femme adultère, la catin. La bimbo qui n'en a que l'air capitalise sur son image. Elle enchaîne les photos dénudées dans les magazines comme Entrevue
. Le couple Brandon et Diana se reforme, sort un CD Single sobrement intitulé "pour la vie", paie des paparazzis pour diffuser de fausses photos volées, puis se sépare. L'adultère, ça rapporte.
Mais l'infidélité exacerbe aussi les stéréotypes de genre, poussés à leur paroxysme. Quand une candidate se met en couple avec un candidat, elle devient sa propriété, "sa" femme. Dans La Villa des cœurs brisés 7, alors qu'elle enfile son maillot de bain pour une activité paddle, Belle Longwell (encore elle) se fait sévèrement recadrer par son nouveau petit ami depuis quelques heures, Allan Guedj (le cousin, encore lui). Il lui impose de porter un de ses shorts de bains à lui, bien plus couvrant au niveau du popotin. Elle refuse de le porter. Il se venge en embrassant une autre femme. Classe. Parce que lui a le droit – un classique.
"Les productions valorisent la vie sexuelle active des hommes, qui trompent leur copine sous les yeux des téléspectateurs,
analyse dans Madmoizelle
la journaliste Audrey Parmentier. En reprenant les mots utilisés par les participants : «ils rôdent» la nuit, preuve qu'ils n'ont pas dormi dans leur lit." En téléréalité, les hommes sont par nature infidèles et ne peuvent retenir leurs pulsions. Les femmes trompées, elles, prennent le rôle des éplorées. Elles boivent la tasse de leurs propres larmes, leurs yeux bouffis se cachent derrière de grandes lunettes de soleil au petit-déjeuner. Elles sont les naïves, les cruches qui ont trop cru au prince charmant…. Ces connes….
Le 11 septembre 2009, la France retient son souffle devant TF1. Dans le sas de Secret Story, un face-à-face mémorable se dessine – il s'est ancré sur toutes les rétines de ma génération. Jonathan est face à Daniela, les deux sont séparés par une vitre de plexiglas si fine, et pourtant si infranchissable. L'homme infidèle face à la femme trompée. Pour mieux comprendre la dramaturgie de la scène, quelques clefs : Jonathan se met en couple avec Daniela au bout de cinq jours de tournage. Oui, c'est comme des ados, ça va vite. Elle, est éliminée la première de la "maison des secrets". Ils se promettent d'emménager ensemble "à l'extérieur"
et de s'aimer pour la vie. Mais l'amoureux embrasse Sabrina quelques jours plus tard. La scène est diffusée. Depuis chez elle, Daniela sait. Ce 11 septembre, leur confrontation est diffusée lors du prime, après avoir été enregistrée en amont par la production. Elle, "intense", pleure et se colle au plexiglas. Lui a le visage fermé, tente les larmes de crocodile. Un homme reste un homme. II ne peut résister à son instinct primaire, à savoir sauter sur tout ce qui bouge. Alors imaginez quand ils sont enfermés…
Bien souvent, d'ailleurs, la candidate inconsolable devenue trope de téléréalité donne une deuxième chance à son compagnon infidèle. Et puis une troisième, persuadée qu'elle "le changera". Ce modèle est diffusé depuis vingt ans auprès des adolescents. Dans son livre Téléréalité la fabrique du sexisme
, la sociologue Valérie Rey-Robert décrypte : "L'une des positions les plus convoitées est de devenir celle avec qui le séducteur se range. D'être en quelques sorte l'Élue."
L'autre femme, la "briseuse de ménage",
garde cette réputation collée à la peau toute sa carrière. Elle sera celle que les autres regarderont de travers quand elle participe à une émission. Il faut se méfier de la tentatrice qui "ne se respecte pas"
.
Quand elle débarque, ses consœurs se méfient et sortent les griffes. Quand la jeune femme en couple découvre la tromperie de son conjoint, c'est d'ailleurs généralement d'abord à l'autre candidate qu'elle s'en prend.
En télé-réalité, la sororité est en effet un gros mot. Le 31 mars 2020 dans les Marseillais aux Caraïbes
, 1,3 million de téléspectateurs regardent Alix Desmoineaux débarquer sur le tournage "par surprise" – encouragée par la production, donc. Elle apprend, en larmes, que son compagnon, lui aussi au casting, l'a trompée avec une autre participante, Oceane. Record historique. Pendant l'épisode, c'est contre elle que sa colère de femme trompée se dirige. Plus tard, elle lui met son poing dans la gueule et se fait virer du tournage : les productions raffolent des crêpages de chignon entre femmes qui se battent pour le même homme. "Beaucoup de candidates ressemblent à ce que la féministe Andrea Dworkin appelle «les femmes de droite», explique Valérie Rey-Robert dans son livre. C'est à dire des femmes qui ont conscience de la violence et de la misogynie, mais font le «choix» d'adopter un point de vue misogyne et patriarcal également dans l'espoir de mieux s'en sortir de cette façon dans la vie et d'être protégée par les hommes qui partageront la leur".
Les femmes infidèles, elles, sont plus rares dans ces programmes. Elles n'entrent pas dans les codes genrés de la "femme idéale", prêtes à tout pour atteindre son objectif : garder "son homme", se marier et faire des mômes. En couchant avec le cousin de son petit ami, Belle Longwell a ainsi transgressé les codes du genre, et brisé le but ultime de toutes les jeunes femmes dans ces programmes : un couple marié avec des enfants. C'est d'ailleurs elle qui a été humiliée sur les réseaux sociaux. Les hommes peuvent tromper … ils finiront par se poser. Alors que la vague MeToo a déferlé, que les adolescentes battent le pavé, pancarte violette vissée aux mains contre le patriarcat, que les lycéennes militent pour constitutionnaliser l'IVG, la téléréalité propose un contre-récit puissant, sur l'air du classique sexiste "boys will be boys".
Pas pertinente pour "ASI", la téléréalité ?
Certain·es abonné·es mitraillent de commentaires grinçants mes chroniques. Mais mettre des œillères, clamer fièrement que la téléréalité n'a pas sa place dans l'actualité médiatique, ériger un mur entre vous et la culture de masse ne vous rendra pas plus de gauche, ni plus intelligent·e. La téléréalité est un angle mort médiatique. Classisme oblige, elle n'aurait sa place que dans la nauséabonde presse à scandales. Pourtant, elle est partout.
Dans votre téléviseur, quand vous zappez "par erreur" sur Top Chef ou The Voice
, sur la page d'accueil de votre session Netflix avec des émissions bien mises en avant et qui cartonnent, à l'instar de Love is Blind
. Dans vos journaux, quand Le Monde
prend un "apéro" avec Nabilla Benattia, ou quand Télérama enquête sur la loi du silence qui étouffe la parole des candidates victimes de violences sexuelles. Dans vos supermarchés, en tête de gondole, sous la forme des biographies mal écrites publiées à la pelle par d'ancien·nes participant·es. Elle s'incruste dans le fil Instagram de vos ados qui se noient dans les clashs, les arnaques, et autres produits vendus par des Marseillais
devenus influenceurs.
Elle pénètre leur langage, leurs expressions incompréhensibles, leur vocaux échangés sur Snapchat. Pire, elle s'empare des corps des jeunes femmes qui, matraquées par des clichés de candidates au ventre lisse, aux fessiers sculptés à la Kim Kardashian, en viennent à passer sur le billard. Elle se loge, insidieuse, dans les complexes des ados, dans ce nez trop gros, cette poitrine trop plate. Et enfin, cœur de notre chronique : elle s'infiltre dans leur vision de l'amour, du sexe, du couple et… de la fidélité.
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