Les mille vertus du "brand content" selon Brut
Le 22 novembre, j'ai assisté à une hallucination collective au festival Médias en Seine – espace d'entre-soi journalistique créé en 2018 par Radio France et le groupe Les Échos-Le Parisien. Lors d'une table-ronde intitulée "Publicité, parrainage, brand content, jusqu'où les marques peuvent financer les contenus ?", le journaliste de France Culture François Saltiel a exclusivement donné la parole à des apôtres du "brand content" pour chanter à l'unisson les bienfaits de toutes les formes de contenus sponsorisés. Sur la scène : Adrien Torrès, "brand strategist lead" chez Brut, Sylvain Roger, vice-président pour l'Europe et l'Amérique du Nord en charge de la stratégie commerciale du développement et des partenariats d'Euronews, ou encore Thomas Jamet, patron d'IPG Mediabrands et – surtout – grand théoricien autoproclamé du brand content. Dans ce panel aux idées semblables, point de contradiction… j'ai même fini par me demander pourquoi le thème du jour était posé sous forme de question.
"En promotion", dans les coulisses de la pub
Ce billet est le premier d'une chronique mensuelle de François Soinian… un pseudonyme permettant à son auteur, qui exerce à cheval dans le journalisme et la publicité, d'analyser librement leurs liens incestueux chez Arrêt sur images.
Je résume l'esprit de la table ronde : pour sauver le pluralisme de la presse en ces temps de vaches maigres, le publireportage 2.0 est une planche de salut tout à fait honorable. Dans ce milieu médiatico-publicitaire, il est aujourd'hui d'usage de penser que les marques sont des véritables médias qui s'ignorent. Elles ont l'argent, les ressources, la flexibilité : rien de plus logique pour les médias que de leur dérouler le tapis rouge et de faire les yeux doux. Évidemment, rien ne doit être fait pour froisser l'annonceur. L'un des plus fervents défenseurs de ce modèle n'est autre que Brut, média viral à la façade progressiste, et surtout à la puissance de frappe phénoménale – le leader européen des médias sociaux touche chaque mois 500 millions de spectateurs, dont 15 millions en France. Le pionnier des vidéos courtes est devenu un eldorado pour les marques, trop heureuses de toucher une audience vertigineuse composée d'un public-cible de choix : les 18-34 ans. "Les valeurs d'un côté, les enjeux financiers de l'autre", résume bien François Saltiel.
Le brand content, pilier de la stratégie de Brut
Sur scène ce jour de novembre, Adrien Torrès s'extasie. "L'intérêt du brand content, c'est le frottement qui va exister entre le regard d'une rédaction et la volonté d'une marque, et la forte vérité que ça va générer." Il ne va pas jusqu'à préciser de quelle vérité il nous parle. Si le "Brand strategist lead" vante tant les mérites des contenus sponsorisés, c'est que Brut vit grâce à la réalisation de vidéos produites en partenariat avec les marques : le publireportage représente 60 % de ses revenus publicitaires. Et la cadence va encore s'intensifier, pour préserver à tout prix la rentabilité, comme l'a révélé en septembre un article des Échos.
Après avoir connu une "hypercroissance" et levé 109 millions d'euros depuis 2016, le média doit désormais "optimiser ses ressources", y indique le cofondateur et dirigeant de Brut Guillaume Lacroix. L'objectif : doubler le chiffre d'affaires en 2022, et faire de même en 2023, afin de s'émanciper des investisseurs. Traduction ? Faire un nettoyage manu militari d'une partie des équipes (d'après le Monde, l'équipe de Brut America a ainsi été réduite de 42 salariés en janvier dernier à 20 actuellement, sans préavis). Et accélérer la production de contenus pour les marques, la capacité à leur vendre de l'attention passant avant tout le reste, info comprise. "L'enjeu est surtout de faire grossir sa communauté pour vendre plus cher son contenu dit brand content", résumait plus sobrement les Échos.
Les journalistes devraient s'estimer contents
Le journaliste naïf, aux principes idéalistes, ne devrait pas s'effrayer face à une telle stratégie. Les "partenariats" se font toujours "en bonne intelligence" et surtout sans jamais "se vendre" (quoi que cela veuille dire dans ce contexte), assure le "brand strategist lead". Il s'émeut aussi : les rédacteurs et rédactrices spécialisé·es du service brand content de Brut, qui produiraient "99,9 %" de ces contenus dans le média "devraient être vus autrement que des vendus" – discrète référence à l'interdiction faite aux journalistes par les diverses chartes déontologiques de participer à des opérations publicitaires. Mais Adrien Torrès va encore plus loin ce jour-là : le service publicitaire de Brut sert aussi de source d'inspiration pour des journalistes en mal de sujets, explique-t-il face au public. "C'est justement à l'occasion d'une recherche d'un sujet porté par une marque qu'on peut découvrir un gisement éditorial intéressant qu'on peut continuer à exploiter", s'épanche-t-il.
Un discours repris par son confrère d'Euronews, qui se félicite des opportunités offertes par les marques pour le travail des journalistes. "Le fait d'avoir Rolex, marque très investie dans le monde de la musique en particulier, comme partenaire de contenus, nous a permis d'approcher les plus grands ténors. Cela donne des accès. C'est tout à fait pertinent et légitime. Cela nous aide pour la suite quand on souhaite faire un reportage sur eux", déroule tout sourire Sylvain Roger. Aujourd'hui, accéder à une personnalité nécessiterait donc de faire des courbettes financières en préambule devant une marque. Chez Euronews, le brand content représente entre 50 % et 60 % des revenus publicitaires. "Travailler avec les marques nous stimule, nous donne accès à des experts, nous incite à chercher plus loin", insiste Sylvain Roger. Ce charabia, déroulé par des acteurs sincèrement convaincus, me fait frémir : les médias devraient donc voir ces partenariats comme une chance inespérée pour sauver leur Titanic ?
Une confusion des genres assumée
Et ce mariage incestueux entre marques et médias a pris depuis quelques années une tournure inquiétante. Les contenus produits pour les marques font de plus en plus discrètement irruption dans les fils Twitter, Facebook ou Instagram des médias. Avant, les entreprises se contentaient de faire proliférer leur communication sur leurs propres réseaux sociaux. Maintenant, elle prend une place identique, en sandwich entre deux vidéos journalistiques. Le publireportage est devenu plus sournois : il se pare désormais des vertus de l'info. Les médias se sont faits vendeurs de tapis, au service d'un seul maître : l'argent. La "muraille de Chine" entre publicité et journalisme, souvent mise en avant par les directions s'est effondrée sans que personne ne s'en offusque. Chez Brut, c'est à raison d'un contenu de marque par jour par plateforme d'après Adrien Torrès. Les vidéos produites pour Enedis, Yves Saint Laurent, la Redoute ou Volkswagen défilent à côté des reportages portant des thèmes écologistes et sociaux.
Un discret "Partenariat rémunéré" est affiché sur le post – écrit avec la même police que Brut. La vidéo promotionnelle n'affiche, elle, que le logo "Brut" à l'écran – tout est fait pour que la marque avance masquée. Dans les commentaires, les internautes se laissent berner par cette supercherie malhonnête. Dans une vidéo réalisée récemment pour le Crédit agricole, Brut fait ainsi la promotion du Point Passerelle, un dispositif de soutien proposé par la banque, à travers le parcours d'une personne en difficulté. Sur Facebook, la majorité des internautes saluent le parcours du malheureux, sans jamais mentionner la marque… Grâce à ce clip, la banque a récolté plus de 1 100 likes et 231 000 vues. Ou comment faire passer une opération de com' sous les radars, tout en imprégnant le cerveau disponible des internautes - sur le site de Brut, aucune mention n'alerte sur le caractère publicitaire de la vidéo, ce qui est d'ailleurs illégal.
Dans une sorte de transe journalistico-publicitaire, Brut dénonce et cautionne à la fois, à la manière des magazines de mode qui prônent l'acceptation de l'âge tout en refourguant à leurs lectrices des crèmes rajeunissantes. Lors de Médias en Seine, François Saltiel a tout de même pointé que Brut pouvait ainsi dénoncer le travail forcé des Ouïghours qui alimente l'industrie textile mondiale (comme Adidas et Puma, ou Nike). Et proposer dans le même temps un "reportage" très positif pour Nike sur les investissements de la marque auprès des enfants – "partenariat rémunéré", précise au moins la version Facebook, tandis que sur le site de Brut, aucune indication n'est faite, là encore, de la nature publicitaire de la vidéo.
Cette contradiction n'est que le fidèle reflet de notre monde, répond Adrien Torrès à François Saltiel, pas gêné le moins du monde par cette perversion. "L'ambivalence est la réalité du monde. Quand on veut informer une génération, on n'est pas là pour lui faire croire qu'il y a des gentils et des méchants […] Nous ne sommes pas un juge pour décider si telle ou telle marque a le droit de vivre", se dédouane-t-il. Mieux : ces discours commerciaux élèveraient même l'esprit du citoyen coincé dans sa tour d'ivoire. "Les marques font partie de la vie de la cité. Elles soulèvent des conversations. Leur imaginaire est structurant. C'est trop facile de dire que faire du brand content, c'est se vendre au grand capital. Faire du brand content, c'est faire vivre la vie de la cité. On doit intégrer les marques dans le récit de la transformation positive", poursuit le "brand strategist lead", d'évidence plus convaincu par les courbes de revenus publicitaires que par la qualité de l'information et la crédibilité des médias.
Et ce n'est qu'un début
Cette petite musique, faisant de sociétés privées un vecteur de bien commun à travers la porosité médiatique, est un refrain assumé dans la famille Brut. Pour le cofondateur Guillaume Lacroix, les marques pourraient même devenir carrément les prochains médias d'information, et a ainsi misé sur une convergence prochaine entre médias et commerce - à l'image de ce qui se passe déjà en Chine. "Il n'y a aucune raison pour que Carrefour ne devienne pas le média majeur de l'information sur l'alimentation. J'imagine que ça va faire hurler certains journalistes", s'amusait-il lors d'une conférence à Stratégies en mai 2021. Au diable les journalistes, donc. Pour lui, ses jeunes spectateurs sont des futurs consommateurs, des cibles à atteindre. "Nous avons un public publiphobe – adepte d'adblockers – mais marquophile", estime en novembre 2022 Adrien Torrès, dans une novlangue qui me fait froid dans le dos. "Ils font la queue pour des Nike", appuie-t-il encore.
Brut a donc poussé le curseur encore plus loin que le brand content et s'est lancé dans le "live shopping", aux côtés de son nouveau grand amour : Carrefour. En février 2022, le média a créé Brut Shop, une coentreprise dédiée au "commerce social" et au "live shopping". Sans le jargon, c'est du téléachat 2.0, c'est-à-dire un système de vente pour promouvoir à la pelle des produits à travers des vidéos diffusées en direct sur les réseaux sociaux, y compris sur le fil Facebook de Brut (le média, pas la boutique, pardon on s'y perd) où était ainsi diffusé le "live-shopping" du "black friday", animé par des influenceurs – la version 2021 sur la chaîne YouTube de Carrefour, la version 2022 sur le compte Facebook de Carrefour. À l'heure où la confiance dans les médias bat des records à la baisse, Brut n'hésite pas à mettre le plus de distance possible avec ce que le journalisme compte de déontologie. Prochaine étape du mélange des genres, le lancement d'une nouvelle application mobile mêlant sa rubrique BrutX dédiée aux documentaires de prestige, sa rubrique de reportages et d'interviews en direct Brut.Live, et son téléshopping Brut Shop. Un panneau publicitaire géant qui pose une question : Brut peut-il continuer à se prétendre média d'information journalistique ?
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