Omicron : pourquoi ils ont alerté avant le gouvernement
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Omicron : pourquoi ils ont alerté avant le gouvernement

Journalistes et chercheurs racontent leur mobilisation

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Vingt-cinq jours séparent les premières informations publiques sur le variant Omicron de la première déclaration explicitement inquiète d'Olivier Véran. "Arrêt sur images" a suivi jour après jour les écrits et interventions d'une scientifique, Florence Débarre, et de trois journalistes (du "Monde", du "Parisien" et du "Huffington Post"), qui témoignent de cette période auprès d'"ASI". Pourquoi ce retard à l'allumage de la part du gouvernement ? Comment la scientifique a-t-elle tenté de communiquer son inquiétude auprès des médias et des autorités ? Récit en cinq chapitres.

Florence Débarre est chercheuse en biologie évolutive au CNRS. Et l'année 2021 aura été son moment, celui de sa discipline : "En 2020, on était dans l'épidémiologie. En 2021, la gestion de l'épidémie est devenue celle des variants. Et les variants, l'évolution, c'est le cœur de mon travail." L'inconvénient, c'est que cette expertise exacerbe la lucidité, et donc l'angoisse. Le 11 décembre, elle tweete : "J'ai atteint avec Omicron un niveau d'inquiétude comparable à celui que j'avais la semaine du 26 février 2020, quand j'ai réalisé à quel point le virus circulait déjà en France […] on ne prend pas assez la mesure de ce qui s'annonce."

Pour Arrêt sur images, elle se souvient : "La veille, j'avais lu le rapport de l'agence sanitaire britannique qui montrait la propagation d'Omicron en sourdine. J'ai demandé à un collègue écossais si j'avais des raisons de m'inquiéter, et il m'a expliqué qu'il craignait l'effondrement du système hospitalier." Mais le gouvernement ne semble pas prendre la mesure de ce qui vient. Ce 11 décembre, Olivier Véran donne une longue interview au Parisien sur le pic de la cinquième vague, et, tout en reconnaissant que le variant Omicron va devenir majoritaire, minimise les risques : "La fermeture des frontières (en Afrique australe, ndlr) nous a permis de freiner la diffusion du variant". Le variant n'est pas du tout freiné : il va déferler. 

"C'est toujours pareil, observe pour ASI Grégory Rozières, qui suit le Covid pour le Huffington Post. Le gouvernement répercute une photo de l'état de nos connaissances à un instant T et l'assène comme une certitude. C'est comme lorsque Jean Castex a dit en juillet que les vaccinés ne transmettaient pas le virus. Sur le moment, dans les faits, c'est vrai, mais on savait déjà que ce serait faux. Pour un gouvernement, c'est très difficile de communiquer sur l'incertitude." 

25 novembre, première alerte : un variant au profil "horrible"

Depuis le 24 novembre, quand Omicron a été signalé pour la première fois à l'OMS en Afrique du Sud (il n'avait alors que le nom de code B.1.1.529)journalistes et chercheurs spécialisés sont pourtant sur les dents. C'est qu'Omicron sort du lot. Sur sa "spicule", ou "protéine Spike", il y a rien moins que trente-deux mutations, ce qui le rend très contagieux. "La communauté scientifique s'est emballée à un point que je n'avais jamais vu, sans commune mesure avec les variants précédents, Alpha, le   «variant anglais», et Delta, le «variant indien». On s'est dit que c'était particulier", raconte à ASI Grégory Rozières, du Huffington Post.  "Dès le 25 novembre, se remémore Florence Débarre, j'ai tweeté qu'on pourrait facilement le distinguer du variant Delta : par chance, Omicron ne possède pas la mutation de Delta utilisée en France pour son identification !" Ce 25 novembre, c'est le premier article "Omicron" de Nicolas Berrod, du Parisien. Du fait de sa contagiosité, son "profil [est] jugé «vraiment horrible» par Tom Peacock, virologue à l'Imperial College", écrit Berrod. 

Le 26 novembreGrégory Rozières publie dans le HuffPost une vidéo pédagogique sur le variant. Pour l'heure, il s'appelle "Nu", mais comme cette lettre grecque se prononce "new" en anglais, on a craint la confusion et on choisira une autre lettre, "Omicron" : l'article sera mis à jour quelques heures plus tard. Rozières prévient : les vaccins pourraient perdre en efficacité face à ce variant. Dès le 29 novembre, David Larousserie, journaliste au Monde, aborde une question qui fâche, le caillou dans la chaussure, l'enjeu qui explique (en partie, on le verra) le retard à l'allumage sur les variants en France, comparativement au Danemark ou au Royaume-Uni : la faiblesse des capacités de séquençage, pourtant "la seule technique à pouvoir formellement identifier la nature d'un virus. Il s'agit de lire une à une les quelque 30 000 «lettres» du génome", explique-t-il.  Puis le 1er décembre, dans un podcast limpide, Larousserie qualifie le variant de "feuille qui sort du buisson sur une branche qu'on n'avait pas vu grandir". Le 2 décembre, les premiers cas français connus sont signalés. 

8 décembre : "monstre" ou "bonne nouvelle" ? 

Titre de l'article de Nicolas Berrod, dans le Parisien du 8 décembre : "Omicron, plus contagieux mais moins virulent ? Pourquoi ce scénario hypothétique pourrait être une bonne nouvelle." Première ligne de l'article : "Du «monstre» à la fois très contagieux et résistant aux vaccins… à celui qui pourrait finalement sonner la fin de l'épidémie ?" La fin ? C'est que le variant semble entraîner peu de formes graves : serait-il "l'issue de la sortie de la pandémie", s'interroge le biologiste François Balloux, c'est-à-dire un virus avec lequel on peut recommencer une vie normale ? "En biologie, on est souvent surpris. Et si un tel scénario se produisait, ce serait génial",  commente dans l'article Florence Débarre. 

Génial ? "J'ai vraiment dit «génial», et j'ai validé cette citation, mais quand même, cet adjectif, c'est bizarre de le voir retranscrit à l'écrit. Vous, les journalistes, vous vous jetez sur nos phrases les plus familières et les moins contrôlées, sourit Débarre auprès d'ASI. Je suis citée ensuite sur un appel à la prudence, mais c'est à la toute fin de l'article !" L'article de Berrod, précis et documenté, épouse les incertitudes et valse, de paragraphe en paragraphe, entre optimisme et inquiétude : le virus est peut-être moins "pathogène"' (entraîne moins de formes graves), mais "si on a énormément de cas positifs, on aura quand même beaucoup de formes sévères de la maladie !", rappelle Balloux. Une évidence mathématique souvent oubliée – ce qui avait déjà été le cas il y a un an, lors de l'émergence du variant "anglais"

Le même jour, Nicolas Berrod publie un deuxième article, cette fois sur la possible moindre efficacité des vaccins face à Omicron. Les "journalistes Covid" ne chôment pas. Berrod à ASI : "On n'avait pas eu de nouveau variant depuis six mois, et là on s'est retrouvés noyés sous les informations. Le journaliste du Financial Times a tweeté le 15 décembre «Trop de données, au secours». C'est à peu près ça, mais on s'en sort !" Le 11 décembre, trois jours plus tard, Olivier Véran veut croire, comme mentionné plus haut, que la diffusion du variant est freinée. 

13 décembre : "Je dis à TF1 qu'Omicron, c'est beaucoup plus important"

Le 13 décembre, l'angoisse monte d'un cran. "[…] autant le dire clairement : la situation n'est pas réjouissante, écrit Grégory Rozières dans le HuffPost. Omicron infecte beaucoup plus les vaccinés que les précédents variants. 74 % des cas au Danemark étaient doublement vaccinés." Dans le tweet qui promeut l'article, il insiste : "Même si Omicron était vraiment plus bénin, y compris chez les non-vaccinés, il progresse bien trop vite pour ne pas être inquiétant. On est sur un doublement des cas tous les 3 JOURS." En capitales. 

Ce même lundi 13 décembre, la journaliste de TF1 Mathilde Verron appelle Florence Débarre et sollicite une interview. "Le sujet, c'est le pic de la vague Delta. Mais je lui dis qu'Omicron, c'est beaucoup plus important." Vendu : Verron l'interviewe dans son laboratoire et Débarre montre les projections inquiétantes réalisées au Royaume-Uni. "Il faut se préparer à une vague supplémentaire", explique la chercheuse dans le reportage. 

Le 15 décembre, Grégory Rozières publie l'information qui fait mal :  le nombre de cas Omicron en France est largement sous-estimé. Le 14, le porte-parole du gouvernement Gabriel Attal a expliqué que 133 cas Omicron avaient été officiellement recensés en France. Rien par rapport aux 50 000 cas Delta quotidiens ? "[…] ces petits chiffres sont clairement sous-estimés et que nous sommes, une fois de plus, aveugles (ou disons borgnes) dans notre traque des variants en France", écrit Rozières. De quoi parle-t-il ? ASI vous résume : 1. Le séquençage, cette analyse complète d'un échantillon de virus, est jugé insuffisant et trop lent en France. Fin novembre, explique Rozières, 5 % des cas positifs étaient séquencés, contre 20 % au Royaume-Uni. 2. Les méthodes de "criblage", une technique d'identification des virus plus approximative mais beaucoup, beaucoup, plus rapide, ont été modifiées pour Delta. Elles le seront à nouveau, à deux reprises en décembre, pour Omicron. Or ces changements de "codage" retardent la publication des résultats. 

On pourrait pourtant se contenter d'un criblage plus simple, consistant à repérer – comme le signalait Florence Débarre sur Twitter le 25 novembre, voir plus haut – l'absence d'une mutation, ce qui distingue Omicron de Delta. "C'est hallucinant qu'on en soit encore là, note Rozières auprès d'ASI. On sait depuis plus d'un an que nous ne sommes pas bons en séquençage et en criblage. En plus, Santé publique France, probablement débordée, tarde à rendre les données accessibles…." Pour David Larousserie, "le drame, c'est surtout le criblage dont on change les règles sans arrêt." 

 

16 décembre : la "pythie ignorée" contre Véran qui "freine avec succès" 

Le jeudi 16 décembre, du point de vue du ministre de la Santé, tout est sous contrôle. Depuis le Vaucluse où il est venu promettre 1,5 milliard d'euros aux établissements de santé locaux, Olivier Véran a cette phrase langue de bois face aux caméras de BFMTV : Omicron, dit-il, "nous le freinons aujourd'hui avec succès, je le dis, parce qu'on a quelque 200 et quelques cas qui ont été diagnostiqués dans notre pays […] comparé peut-être à cinquante, cent fois plus d'ores et déjà chez nos voisins anglais. Comme quoi notre stratégie d'isolement, de traçage, de contact tracing, de séquençage, de criblage est fonctionnelle. Néanmoins il faut pas se leurrer, y a un moment où le variant va envahir la planète […]" Or les 200 cas en question sont issus du séquençage : ils remontent donc à environ une semaine, alors que les cas Omicron doublent tous les trois jours si l'on en croit les chiffres du Royaume-Uni… Olivier Véran pourrait mentionner des chiffres plus réalistes issus du criblage, mais ne le fait pas. Grégory Rozières tweete l'interview avec ironie (voir ci-dessous).

Et puis c'est la révélation. Vers 20 h, ce 16 décembre, Florence Débarre observe des données de Santé publique France sur l'Île-de-France, et constate ce qu'elle appelle "un décrochage" : une hausse nette de la proportion de cas attribuables à Omicron dans la région. Deux heures plus tard, vers 22 h, l'agence publie son bulletin épidémiologique national du jeudi soir qui n'évoque pourtant que quelques centaines de cas liés au nouveau variant… "Donc, je doute. Je ne poste pas ma figure sur Twitter. Je me dis que je me suis peut-être trompée." Le lendemain, elle s'aperçoit que d'autres chercheurs, dont le ou la mystérieuse "Touna 14", du nom de son compte Twitter, ont reconstruit à partir de moyennes hebdomadaires, les seules disponibles, les données quotidiennes, et ont constaté eux aussi le décrochage. Elle poste alors à son tour son constat

Cette hausse probable des cas Omicron en région parisienne parvient aux oreilles de Grégory Rozières, le journaliste du HuffPost. Ça tombe bien : à 11 h, ce 17 décembre, a lieu sur Zoom la conférence de presse hebdomadaire de Santé publique France. "Sur le tchat de la visioconférence, j'écris : «Il y a un signal de suspicion d'un variant qui pourrait être Omicron en Île-de-France, est-ce que vous l'avez vu aussi ?», raconte Rozières à ASI.  Santé publique France me répond que oui, ils ont vu une hausse très légère ces derniers jours, un signal faible, mais que c'était trop tôt pour en parler." 

"Nous naviguons dans la brume, mais l'iceberg commence à se dessiner", écrit Rozières dans la foulée de la conférence de presse, tout en regrettant que la hausse francilienne ne soit "pas détaillée dans le point épidémiologique Covid-19 de la semaine publié ce vendredi"  "il est précisé que la proportion d'Omicron «reste stable»". Il détaille ce qui peut faire penser que l'augmentation des cas franciliens correspond à l'arrivée d'Omicron. Et conclut : "Santé publique France affirme regarder «les indicateurs en données quotidiennes», mais n'a pas donné plus de détails sur la situation actuelle, renvoyant au prochain point épidémiologique hebdomadaire, qui sera publié entre le 23 et le 24 décembre. Face à un variant qui, dans les autres pays, double tous les 3 jours, la pertinence d'un suivi hebdomadaire pose question."

Le lendemain 17 décembre, Débarre poste un tweet fâché sur Twitter (voir ci-dessus). Et ajoute : "Ma seule consolation, c'est que cette situation de pythie ignorée va bientôt prendre fin, car les données sont telles que la cata arrive dès la semaine prochaine en Île-de-France", poursuit-elle. Clairement, le temps politique et le temps scientifique ne coïncident pas. Heureusement, il y a les journaux télévisés.  Le 19 décembre, au 20 heures de France 2, elle est à nouveau interviewée ("La vague Omicron arrive peut-être au moment le pire pour nous, elle arrive à ce qui correspondait a priori au pic de Delta […] Ce sont deux vagues qui sont maintenant superposées") ; ainsi que le 20 décembre, au 20 heures de TF1 ("À la faveur des brassages qui vont avoir lieu pendant les vacances, on peut s'attendre à ce que le variant Omicron diffuse sur tout le territoire")

Pour TF1, afin de rendre visuelle la hausse probable des cas Omicron en France, elle utilise un schéma de son cru inspiré des graphiques britanniques. Bien que ce soit une projection, elle a ajouté des graduations, ce qui donne l'impression, regrette-t-elle trois jours plus tard sur Twitter, que c'est une prédiction rigoureuse et non une simple projection. "Il y a toujours une tension entre la prudence des scientifiques et le besoin de clarté et de simplicité des journalistes, et je me suis laissée emporter vers trop de simplicité", écrit-elle. Reste que le nombre de cas a, réellement, fortement augmenté en Île-de-France.

18 et 22 décembre : Véran au rapport

Le 18 décembre, sur France Inter, Olivier Véran mentionne enfin sans ambages l'exponentialité d'Omicron : dans quinze jours, explique le ministre, le variant sera majoritaire en France. Le 22, face à Jean-Jacques Bourdin sur RMC, il est explicite :  "Il faut comprendre quelque chose : là où le Delta se multipliait par deux […] en douze jours, le variant Omicron […] il se multiplie tous les deux à trois jours." Alleluïa ! Débarre se dit "soulagée". Reste que le problème des données Omicron en France reste entier : un énième changement de codage freine à nouveau leur exploitation. Vendredi 24, les données sont même insuffisantes pour être interprétées de manière fiable : "[…] la lumière s'éteint actuellement peu à peu dans les données publiques de criblage", tweetait Débarre la veille. Une journaliste du Monde, Florence Rosier, pointe ce 24 décembre le vertigineux décalage entre les probables 30 230 cas positifs relevant d'Omicron ce 23 décembre et le chiffre annoncé par Santé publique France le même jour : 1 440 cas

En réaction à l'orage, Santé publique France publiait ce 24 décembre au soir un communiqué de presse pour expliquer son travail, tandis que des chercheurs murmuraient aux journalistes que la faute (les changements de méthodes de criblages) était à aller chercher du côté de la Direction générale de la Santé. Ni SPF ni le ministère n'ont donné suite à nos demandes d'interview (envoyées, il faut le dire, à quelques heures du réveillon). Le journaliste du Monde David Larousserie pose cependant une question dérangeante : "On est déjà avec un Delta très fort, et il n'y a pas de nouvelles mesures de restriction, l'État insiste essentiellement sur la vaccination. Qu'est-ce qu'une meilleure prise en compte de la situation aurait changé ?


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