Obono : Valeurs actuelles fictionne son racisme sans l'assumer
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Obono : Valeurs actuelles fictionne son racisme sans l'assumer

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Son directeur Geoffroy Lejeune s'est excusé en démentant toute intention raciste. Mais la dernière fiction d'été de l'hebdomadaire d'extrême-droite, imaginant une mise en esclavage de la députée LFI Danielle Obono, peut difficilement ne pas être qualifiée ainsi, malgré l'utilisation de procédés de distanciation classiques dans la "littérature de la haine".

Cette fois-ci, Valeurs actuelles n'a pu se protéger derrière le paravent des idées : la condamnation de son dernier "roman de l'été", à l'auteur anonyme, théoriquement fictionnel et publié exclusivement dans l'édition papier (comme tous les autres de ces séries estivales lancées en 2019), est unanime au sein de la classe politique et journalistique. Parues jeudi 27 août, ces 7 pages ramenant la députée LFI Danielle Obono au rang d'esclave dans une Afrique du 18e siècle, telle que fantasmée par l'hebdomadaire d'extrême-droite, ne ménagent pas leur racisme. Les réactions se sont cependant plutôt focalisées sur une illustration montrant la parlementaire enchaînée par le cou. La polémique dépassera-t-elle les controverses auxquelles le magazine est habitué avec ses Unes, pour se solder par une procédure en justice - à l'instar de la condamnation confirmée en appel après une couverture sur les Roms ?

Plus de 36 h de polémiques anti-Valeurs Actuelles

La colère est partie de la députée elle-même, dès le matin du 28 août. "Il paraît 'Qu'on-Peut-Pu-Rien-Dire' #BienPensance. Heureusement on peut encore écrire de la merde raciste dans un torchon illustrée par les images d'une députée française noire africaine repeinte en esclave... L'extrême-droite, odieuse, bête et cruelle. Bref, égale à elle-même", a-t-elle twitté en diffusant l'illustration la représentant en esclave, entraînant des condamnations débordant très largement son seul parti. Du secrétaire du PS Olivier Faure en passant par le président LREM de l'Assemblée nationale Richard Ferrand, jusqu'à une part importante des membres du gouvernement avec le Premier ministre Jean Castex ou Gérald Darmanin, entre autres, les critiques ont plu pendant 36 heures –jusqu'à une intrusion du collectif Ligue de défense noire africaine au soir du 29 août dans les locaux du magazine, qui a protesté. "On est libre d’écrire un roman nauséabond, dans les limites fixées par la loi. On est libre aussi de le détester. Moi je le déteste et suis à vos côtés", écrit à Obono le ministre de la Justice Éric Dupont-Moretti, semblant indiquer que le droit est respecté –le parquet de Paris a tout de même ouvert une enquête pour "injures à caractère raciste" lundi 31 août. Chez les commentateurs et éditorialistes, de Jean-Michel Aphatie à Éric Naulleau, la tonalité est identique.

Même certains des plus farouches adversaires idéologiques de la députée ont choisi de condamner publiquement Valeurs actuelles cette fois-ci. Parfois sans réserves, à l'instar du président du Printemps républicain Amine El-Khatmi : "Aucun désaccord ne résiste au dégoût qu’inspirent ce dessin et le dossier consacré à Mme Obono par Valeurs. Chassez le naturel de l’extrême-droite, il revient toujours au galop." Parfois à regret, comme l'essayiste et polémiste Caroline Fourest : elle encadre sa réprobation du "véritable racisme" de Valeurs actuelles en rappelant que la députée "n’a pas pleuré sur Charlie, confondu laïques et racistes au moment où nos vies étaient en jeu", et en regrettant que l'hebdomadaire "oblige la gauche républicaine à soutenir la gauche identitaire d’Obono".

Même dilemme à l'hebdomadaire Marianne, ayant été nommément désigné dans la réprobation de Jean-Luc Mélenchon aux côtés de Charlie Hebdo et de Valeurs actuelles : "Ça suffit le harcèlement nauséabond", avait-il en effet publié sur Twitter. "Marianne critique farouchement les positions de la députée Obono sur la laïcité et l’universalisme (comme Charlie Hebdo). Quoi de commun avec la fiction de Valeurs ? Assimiler cela à du racisme est un jeu dangereux et la négation du débat politique", répondait dans un premier temps la directrice de sa rédaction Natacha Polony, n'évoquant que dans un second temps le "fantasme raciste" publié par l'hebdomadaire concurrent. 

"Jamais nous n’avons écrit, et jamais nous n’écrirons quoi que ce soit concernant Danièle Obono qui soit influencé par la couleur de sa peau, ce serait abominable (...) discuter sur le fond, ce n’est pas 'harceler' ", ajoute le journaliste Hadrien Mathoux, de Marianne, auteur quelques jours plus tôt d'un article sur "Les décoloniaux plébiscités aux universités d'été des Verts et de la France insoumise". Charlie Hebdo, qui avait publié un article le 26 août sur "les errements de la France Insoumise" à propos de ses positions antiracistes, a également répondu à Mélenchon le 29 août : "Vous jetez dans le même panier raciste la revue d’extrême-droite, Marianne et Charlie Hebdo."

Valeurs Actuelles assume... puis rétropédale

Chez Valeurs actuelles, face à l'ampleur de la polémique, la fiction raciste est d'abord assumée. " 'Merde raciste' ? Il s’agit d’une fiction mettant en scène les horreurs de l’esclavage organisé par des Africains au 18e siècle...", répond le 28 août l'hebdomadaire à Obono. "Inventer du 'nauséabond' dans une fiction relatant les atrocités de l’esclavage commis par des Africains il y a 3 siècles relève au mieux de la mauvaise foi, au pire de la manipulation. Reprenez vos esprits et apprenez à lire", enchaîne-t-il à l'égard de Mélenchon. Samedi 29 août, le ton change radicalement. Le directeur adjoint de la rédaction Tugdual Denis présente ses excuses à Obono à l'antenne de BFMTV, et ajoute : "Je regrette qu'on ait pu penser qu'on soit raciste." Dans la foulée, il a donné une interview –aux questions compréhensives– au Point, et l'hebdomadaire a publié un communiqué réitérant l'absence de racisme du texte tout en s'excusant auprès de la députée.

Joint par Arrêt sur images, le directeur de la rédaction Geoffroy Lejeune "assume à titre collectif" le texte dont il indique ne pas être l'auteur, tout en refusant de révéler son nom. "Je comprends l’indignation, je ne l’avais pas anticipée dans ces proportions, mais le sujet est horrible, super malaisant", précise-t-il à ASI en restant fermement sur le terrain de l'esclavagisme africain. "S’il y a ces réactions, c’est qu’on n'a pas été complets, et fait une connerie." Il dément avoir choisi une publication à la rentrée afin d'engendrer une polémique propice aux ventes : "On est accusés de racisme, et ce n'est ni ce qu'on pense ni ce qu'on veut faire, je préfèrerais que cette polémique n'ait pas existé. Sur le fond, je ne le regrette pas car il faut mener ce combat idéologique. Sur la forme, si personne n’a compris, ça veut dire que c’est une erreur. Je ne suis pas fou, je ne vais pas m’accrocher." Une façon de ne pas perdre ses derniers annonceurs ?

L'illustrateur non-anonymisé de toutes les séries d'été du magazine, Pascal Garnier, a assuré sur sa page Facebook, dans un étrange rétropédalage, avoir exprimé directement à Obono sa "consternation" et avoir "toujours milité pour la paix et l'harmonie entre les êtres humains" – il n'a pas répondu à la sollicitation d'ASI. Le 27 août, jour de la publication de Valeurs actuelles, il se réjouissait pourtant sur la même page, dans des publications désormais supprimées, de la "transgression" représentée par son dessin d'une "Danièle Obono enchaînée", ou par l'aspect "délicieusement provocateur" d'une "Danièle Obono sauvée de l'esclavage par le christianisme". Et s'adressait à l'hebdomadaire en des termes bien différents de ceux utilisés ce 29 août : "Merci à Valeurs actuelles de m'avoir encore cet été confié cette liberté d'illustrer."

Un texte très différent du reste de la série d'été

Le texte s'inscrivait dans une série aux auteurs tous anonymes, mettant en scène soit des personnalités passées transposées dans le présent, soit des personnalités actuelles transportées dans un passé lointain. Les semaines précédentes, le ministre de la Justice Dupond-Moretti était convaincu par Philippe Le Bel de rétablir la peine de mort, Eric Zemmour rêvait qu'il permettait à Napoléon de l'emporter à Waterloo –Lejeune en est l'auteur–, Didier Raoult devenait une star des tranchées pour les Poilus, Karl Marx réincarné dans le corps de la fille de Gérard Miller se prenait d'affection pour Zemmour, François Fillon se rêvait en noble sarthois entrepreneur et démocrate précoce passant devant un tribunal révolutionnaire. Des portraits plutôt flatteurs. Nicolas Hulot, lui, était dépeint en conseiller écologiste de Charlemagne, ridiculisé mais pas avili. "On est cohérents avec ce qu'on fait dans le reste du magazine, les fictions sur Hulot et Obono sont faites pour les combattre", précise Lejeune.

Malgré les fermes dénégations de l'hebdomadaire, difficile de nier le racisme de cette fiction d'été après un examen attentif. Le texte sur Obono est en effet marqué par des réflexions hallucinantes de racisme et de mépris, la plupart du temps énoncées comme des pensées de la députée elle-même, devenue esclave, ou de personnages du récit intitulé "Obono l'Africaine". Lui faisant évoquer la "négritude", l'auteur écrit qu'elle "ne savait pas que [Christiane Taubira] avait emprunté le concept à Aimé Césaire". Une réflexion d'Obono sur "l'africanité" est immédiatement suivie par "la pensée des cafards qui grouillaient autour d'elle dans l'obscurité malodorante","où il lui fallait sacrifier à des besoins immémoriaux". Le texte semble constituer une sorte de chemin de Damas pour la députée, qui abandonne progressivement ses idéaux politiques, finissant par voir la lumière lorsqu'elle revient en France après avoir été rachetée par un moine à son maître.

Le "personnage Obono" s'humilie lui-même

Le récit construit une humiliation personnelle du "personnage Obono" à travers ses propres pensées, a fait remarquer sur Twitter la chercheuse en littérature et en sciences sociales à l'Université de Louvain, Amina Damerdji –un constat identique a ensuite été fait sur son blog par notre chroniqueur André Gunthert et sur Twitter par la linguiste Laélia Véron. "Si l'effet de raillerie est clair, les niveaux de discours le sont moins : la naïveté et l'ignorance (...) paraît [sic] se dégager naturellement d'elle-même (de ses pensées, de son cœur) et non pas de la vision dégradante d'un auteur haineux", décompose Damerdji, exemples à l'appui. La chercheuse note ainsi que "quand son physique est raillé, le propos est attribué aux 'femmes du village' " qui dans le texte "se moquaient un peu de la taille courte et de la silhouette ramassée de Danièle". Lors d'une marche vers le marché aux esclaves, le personnage de la députée  "avait la consolation de se dire que son âge, trop avancé pour le goût de ses ravisseurs, la préservait des profanations", ce qui constitue pour Damerdji "un tour de force de renversement, attribué à elle-même assimilant en son for intérieur le jugement des esclavagistes".

Jointe par ASI, la chercheuse rappelle que le procédé du "discours indirect libre", ancien puisque déjà central dans le procès fait à Flaubert autour de Madame Bovary, est recyclé aujourd'hui par l'extrême-droite dans ses écrits. Cette spécialiste des "ouvrages fictionnels qui ont fait polémique et sont allés jusqu'à la justice pour incitation à la haine" étudie "la manière dont certains auteurs comme Renaud Camus se cachent derrière des procédés littéraires pour profiter des protections supplémentaires données aux écrivains afin de faire passer des messages racistes". Selon elle, le texte publié dans Valeurs actuelles fait sans aucun doute partie de cette "littérature de la haine", où "on habille un texte qui en réalité fait partie du débat politique, et s'inscrit dans le champ journalistique, d'oripeaux littéraires pour se protéger car c'est une façon pour l'auteur de se déresponsabiliser".

Qui donnera des interviews à ce "très bon journal" ?

La publication de cette fiction raciste, assumée puis regrettée par Valeurs actuelles face à l'ampleur de la réprobation, changera-t-elle la perception de l'hebdomadaire d'extrême-droite –appellation que ses dirigeants rejettent–, encore simplement décrit comme "ultra-conservateur" dans l'article du Parisien rapportant ce 29 août sa condamnation, quasi-unanime si ce ne n'est le soutien public de l'Action Française ? "Si certains en doutaient encore... Valeurs actuelles ne peut plus se cacher : c'est un hebdomadaire d'extrême droite et [il] doit donc être traité comme tel. Chaque politique qui s'y exprime sait à qui il parle", a ainsi prévenu sur Twitter le journaliste de Libération Sylvain Chazot.

Y compris, peut-être, un certain Emmanuel Macron : il avait donné l'an dernier une longue interview au magazine sur les thèmes de l'immigration et de l'islam, et n'a jamais démenti le fait qu'il avait estimé auprès de ses proches que c'était un "très bon journal" selon un article publié par Valeurs actuelles suite à l'entretien. Au même moment était publiée dans un de ses hors-séries une diatribe antisémite contre l'historien Benjamin Stora. D'après Libération, Macron "a appelé au téléphone Danièle Obono pour lui apporter son soutien". Donnera-t-il une nouvelle interview à Valeurs actuelles ?

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