La primatologue au samu social : "intoxication médiatique" ? (Causette)
L’histoire a été reprise, voici un mois, par presque tous les sites de presse français mais aussi sur RTL par exemple. "Pour rencontrer l’une des plus grandes spécialistes mondiales des singes et de leur langage, il faut se rendre dans un bâtiment plutôt sinistre du SAMU social, à Ivry-sur-Seine, dans le Val-de-Marne. L’ancienne maternité désaffectée a été reconvertie à la hâte en centre d’hébergement, et c’est là que, depuis début janvier, habite Francine Neago, 85 ans, primatologue réputée", racontait ainsi Le Monde fin janvier. En cause, le retrait de son minimum vieillesse qui lui permettait jusque-là de vivre à Sumatra, raconte L’Humanité : "Alors, la vieille dame s’est rendue en France. Avec en poche, de quoi tenir quatre jours à l’hôtel. Temps suffisant pour régler une formalité administrative ? Non, parce que la loi française oblige désormais ses ressortissants à vivre six mois de l’année sur son sol pour toucher ces 800 euros." Un comité de soutien est créé, pour soutenir celle "dont les travaux n'ont rien à envier à une Jane Goodall ou une Dian Fossey", selon le quotidien La Croix, et il récolte près de 30 000€ pour que la primatologue puisse poursuivre son travail en Indonésie.
Une histoire que le magazine Causette voulait raconter dans son prochain numéro, sous la forme d’une interview de Neago. Problème : "après vérification", le journal affirme que l'histoire serait "très largement romancée, pour ne pas dire bidonnée". "Au bout d'une heure et demie d'interview, quelque chose nous semble étrange. Francine mélange tout. Les dates, les faits. Elle se contredit souvent. Rien ne concorde. Bizarre... Impossible de faire un papier avec cette matière-là. Francine a 86 ans, normal qu'elle ait un peu la mémoire qui flanche. Qu'à cela ne tienne, nous tenterons de faire l'article en nous appuyant sur sa biographie «officielle»", publiée sur le site de son association. Selon cette bio, reprise sur Wikipédia et par tous les sites de presse sans vérification, la primatologue aurait écrit "onze ouvrages de référence sur les orangs-outans, étudié leur comportement en passant ses journées avec dix-huit orangs-outans enfermée dans une cage au zoo de Singapour, six mois durant, à la fin des années 1970 et enseigné pendant dix ans à l'Ucla (l'université de Californie) le langage des orangs-outans."
Selon le magazine, même la photo, trouvée sur le site de l'association de Francine Néago, serait un montage
Or Sarah Gandillot, journaliste à Causette, s’est rendu compte que l’université d’UCLA n’avait aucune trace d’un quelconque passage de Neago comme enseignante. Ou que la communauté scientifique française ne connaissait pas cette chercheuse, censée avoir écrit 11 livres références… introuvables. Pire : "contrairement à ce qu'elle laisse entendre, [Neago] n'a pas d'animaux" ni de sanctuaires où elle les protégerait, puisqu’il s’agirait en fait d’un projet de longue date, jamais réalisé.
Comment expliquer dès lors que "le consul de France à Djakarta, Pierre-Antoine Gounand, a bien, en juin 2015, tenté une démarche" pour rétablir l’allocation vieillesse de Francine Neago, comme l’affirmait la journaliste Isabelle Rey-Lefebvre du Monde ? Une fois de plus, la vérification de Causette donne une toute autre version : "l'Ambassade de France en Indonésie, contactée par Causette, assure ne pas être intervenue dans le dossier de Francine Néago concernant son minimum vieillesse." Pire, selon le consul "il est faux de dire qu'il y a une nouvelle règle administrative concernant l'allocation de solidarité aux personnes âgées" puisqu'il a "toujours fallu résider sur le territoire français au moins six mois par an pour la percevoir."
Causette explique cet emballement notamment par un "excès de communication" du comité de soutien à Neago. La journaliste de La Croix Marine Lamoureux explique par exemple qu'elle tenait ses informations notamment de Norin Chai, vétérinaire, directeur adjoint de la Ménagerie du Jardin des plantes et membre du comité de soutien de Francine : "J'ai appelé Norin Chai, du Muséum d'histoire naturelle, ainsi que Vincent Dattée [directeur d'une clinique vétérinaire] et Pierre Maurel [attaché de presse], qui ont créé l'association pour aider Francine. Ils m'ont assuré avoir vérifié un certain nombre d'infos, notamment l'Ucla et l'histoire de la cage du zoo de Singapour. Si je ne peux pas faire confiance à une source comme le directeur adjoint et responsable vétérinaire de la Ménagerie du Jardin des plantes, alors que faire ? Vous savez la vitesse à laquelle on travaille. Je n'avais pas le temps de vérifier chaque point du CV de Francine." Le même Chai qui a aujourd'hui quitté le comité de soutien et refuse tout commentaire sur le sujet.
Autre conséquence de l'article de Causette : la page Wikipédia consacrée à Francine Neago est entièrement passée au conditionnel, et certains utilisateurs de l'encyclopédie en ligne débattent de l'opportunité de supprimer la page (ou de la garder pour raconter l'emballement médiatique).
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