Dans "Franc-Tireur", une enquête repompée… et plagiée
"Ne ratez pas l'enquête sur les Zouaves", encourageait sur Twitter la cofondatrice du jeune magazine Franc-Tireur, Caroline Fourest, à la veille de la sortie de son sixième numéro, celui du mercredi 22 décembre. "Une géniale enquête", abondait alors un autre cofondateur, Raphaël Enthoven. Cet article, écrit par la journaliste et politologue spécialiste de l'extrême droite Fiammetta Venner (par ailleurs compagne de longue date de Caroline Fourest), était en effet présenté, dans l'édition papier comme sur le web, comme une "enquête", et même "l'enquête de la semaine" à laquelle était donc dédiée la Une de l'hebdomadaire financé par le magnat tchèque Daniel Kretinsky – avec pour ambition d'être un "journal de combat au service de la raison".
Cette double page se voulant un portrait fouillé de ces jeunes hommes néonazis mais surtout adeptes de castagne, nous l'avons fait lire à six journalistes spécialistes de l'extrême droite, dont quatre ont travaillé spécifiquement sur les Zouaves. Leurs propres articles sont en réalité à l'origine d'une large majorité des informations publiées par Franc-Tireur, qui ne leur donne pourtant crédit que pour une infime partie des informations de son enquête. Et l'hebdomadaire ne s'est pas contenté de s'inspirer d'autres médias : le verbatim d'un musicien néonazi, cité in extenso
dans un encart, est en effet un copié-collé de l'interview qu'il donna à un blog musical en 2019. Sans que Franc-Tireur ne prenne la peine de le préciser à ses lecteurs.
Une synthèse plus qu'une enquête
En lisant ce long article, une observation revient à plusieurs reprises chez les journalistes sollicités. "Il n'y a pas d'informations inédites, ou très à la marge", note ainsi Mathieu Molard, le rédacteur en chef de StreetPress – média qui a publié plusieurs articles à propos des Zouaves ces dernières années. Ce qu'une étude attentive confirme : à l'exception d'un long passage à propos de l'étymologie du nom de "zouaves", de l'évocation de vidéos du fil Telegram Ouest Casual (tenu par des Zouaves et leurs proches), puis de citations de l'avocat-conseil de SOS Racisme et de la présidente du collectif Vigilance arménienne contre le négationnisme, tous les faits concernant les Zouaves sont extraits d'articles écrits par des journalistes enquêtant de longue date sur le groupuscule, et de billets de blog.
En tout et pour tout, quatre médias sont cités, à chaque fois par rapport à des éléments relativement mineurs ou des citations : StreetPress est crédité pour la diffusion de deux photos ; le site d'enquêtes en sources ouvertes Bellingcat pour le pseudonyme choisi par le chef des Zouaves lors de sa venue en Ukraine ; Vice pour des SMS échangés entre Zouaves ; Libération pour un titre d'article (sur lequel on reviendra) ; et Charlie Hebdo pour l'information selon laquelle la sécurité du meeting de Zemmour a activement mobilisé les Zouaves aux quatre coins du meeting de Villepinte. L'évocation de Charlie Hebdo est la seule à correspondre effectivement à une information précise relayée par Franc-Tireur. Dans tous les autres cas de figure, en effet, les médias cités, en particulier StreetPress et Libération, ne le sont que pour une fraction minime des informations extraites et republiées dans l'hebdomadaire.
Alors, quand on leur demande ce qu'ils pensent du statut accordé à l'article par Franc-Tireur – celui d'une grande enquête de Une –, certains sont particulièrement sévères : "C'est un billet d'humeur", s'agace le journaliste indépendant Elie Guckert, notamment auteur pour Mediapart d'un article à propos de l'engagement armé de militants identitaires en Arménie, dont le chef des Zouaves. "Cet article porte le titre pompeux d'enquête : je pense qu'il s'agit d'une très très belle revue de presse, limitée du fait que les sources sont rarement citées, et rarement citées avec précision", estime pour sa part le journaliste Maxime Macé, auteur avec Pierre Plottu d'enquêtes sur les Zouaves, notamment dans Libération. "C'est plus une sorte de note de veille qu'autre chose", lâche Sébastien Bourdon, auteur d'articles dédiés au groupuscule pour Bellingcat et Mediapart. Plus compréhensif, Mathieu Molard décrit de son côté "un article de synthèse", dont "on a l'impression que les infos tombent du ciel". Il précise aussitôt ne pas être vraiment choqué, et se satisfait que StreetPress soit crédité, même si ce n'est que pour des photos : "Des papiers avec des infos reprises ailleurs, ça se produit très régulièrement dans la presse."
De nombreuses erreurs factuelles
Si l'article, dont l'angle tourne beaucoup autour du virilisme, présente les Zouaves de manière vaguement fidèle pour les journalistes, tous s'agacent d'une bonne dizaine d'erreurs factuelles, qu'ils attribuent notamment à l'absence de travail au long cours sur les Zouaves par son autrice. "Comme toujours avec ces «boys clubs» qui transpirent le garçon musclé, où l'on préfère rester entre mecs, ça sent le refoulé et l'incel, du nom donné à ces loosers américains de la séduction qui regrettent le bon vieux temps de la domination", écrit ainsi Fiammetta Venner. "J'ai vraiment du mal à voir le côté incel chez eux", note, comme d'autres, le journaliste de StreetPress Christophe-Cécil Garnier, auteur d'enquêtes de fond sur les Zouaves. S'appuyant sur "des clichés de colosses", Venner décrit aussi leur chef, Marc de Cacqueray, comme "plus chétif" que les autres… alors qu'il est au contraire "un des costauds sinon le plus costaud de la bande", fait remarquer Maxime Macé.
Autre erreur : lorsque le chef des Zouaves se rend à Kiev, Franc-Tireur écrit qu'il le fait "pour participer à un championnat de kickboxing" et qu'il en a "profité pour assister […] à un festival de musique néonazi". Sauf que c'est l'inverse, le festival étant la principale raison de sa venue en Ukraine, explique Sébastien Bourdon, auteur de la seule enquête sur le sujet pour Bellingcat. L'un de ces journalistes est par ailleurs resté perplexe devant l'affirmation selon laquelle Marc de Cacqueray "penche plutôt pour […] le satanisme", ce qui lui semble tout à fait erroné. Pour appuyer cette affirmation, Venner met en avant le T-shirt d'un groupe de "black metal néonazi", Moloth, avec lequel "on le voit souvent" et qui est "frappé de la croix inversée sataniste". Une analyse absente du travail journalistique antérieur à propos des Zouaves. Une information exclusive peut-être ? Que nenni. Tout ceci provient d'un obscur blog d'extrême droite, La face cachée, entièrement dédié à taper sur les Zouaves, ici en prétendant sans autre preuve qu'un T-shirt que leur chef est sataniste.
Mais la principale bourde factuelle est commise dès la seconde phrase de l'article : "Sur un autre cliché, déniché par StreetPress, on découvre de gros
garçons roses gonflant leurs pectoraux, sans cagoules et torses nus
après une séance d'entraînement au combat, avec des coupes de cheveux
improbables, allant du ras à la semi-tonsure en passant par la barbe
viking. Eux, ce sont les «Zouaves» donc." Sauf que la photo, issue d'un article de Plottu et Macé dans StreetPress, ne montre pas les Zouaves, mais uniquement leur chef – et un autre membre, alors légionnaire.
Les huit autres personnes sont en réalité membres du groupuscule néonazi suisse Swastiklan. Si eux correspondent en tous points aux "molosses tatoués et bodybuildés" décrits dans l'article, la description ne s'applique pas aux Zouaves. "À part Marc de Cacqueray, les autres sont des jeunes lambda, pas si musclés que ça, et presque aucun n'a de tatouages visibles", expose Sébastien Bourdon. "Dans leur ensemble, ils n'ont pas cette esthétique skinhead et bombers des années 1980, ils s'habillent dans un style casual qu'ils ont repris des hooligans", assure Maxime Macé. Loin, très loin de la Une de Franc-Tireur qui représente deux brutes aux gros muscles bardés de tatouages nazis.
Une incompréhensible balle perdue pour "Libé"
Mais c'est une autre erreur qui a suscité le plus de dépit chez l'un des journalistes appelés par ASI, en l'occurrence Maxime Macé, dont le travail avec Pierre Plottu dans Libération est utilisé avec prodigalité par l'autrice de Franc-Tireur dans son propre article. De quoi est-il question ? Fiammetta Venner reprend les informations qu'ils ont publiées le 30 octobre 2020 dans Libération à propos de la venue en Arménie de Marc de Cacqueray, sans citer le quotidien – un article lui-même issu du fil Twitter d'un chercheur allemand ayant repéré un post Instagram du chef des Zouaves. Puis elle se moque dans la foulée ("Libération s'émeut") d'un autre article de Libération sur le soutien de l'extrême droite à l'Arménie ("un stigmate qui reste en travers de la gorge de la diaspora"), que le journal aurait publié juste après le post Instagram de Marc de Cacqueray. Et conclut : "Comment accepter que soient amalgamés le combat des Arméniens et le photobombing d'un instagrameur néonazi ?"
Sauf que l'article cité par Franc-Tireur avait été publié le 1er octobre 2020, près d'un mois avant le déplacement arménien du chef du groupuscule. "Il n'a absolument aucun rapport avec le départ de Marc de Cacqueray, regrette Macé. L'autrice mélange tout, se trompe, et son erreur factuelle porte préjudice à notre travail. Et elle rajoute une phrase (sur l'amalgame avec le combat des Arméniens, ndlr) d'une parfaite mauvaise foi, puisque nous n'avons pas fait ça." Il rappelle par ailleurs qu'à l'époque, la publication de cet article sur le soutien très intéressé de l'extrême droite à la cause arménienne leur avait valu quelques menaces de mort, avant d'être dépublié par Libération – on en avait parlé ici. "Donc soit elle n'a pas lu l'article qu'elle cite, vu qu'il a été déréférencé, soit elle ne l'a pas compris, soit elle fait volontairement une faute pour servir son propos, auquel cas c'est particulièrement malhonnête." Il a envoyé un courriel à Fiammetta Venner en espérant que cette erreur puisse au moins être corrigée sur le site internet de Franc-Tireur, sans réponse pour l'instant.
Un témoignage exclusif ? Non, un plagiat décontextualisé
Vient enfin ce qui est probablement le texte le plus problématique de cette enquête, dans un encart. Fiammetta Venner introduit : "Ukraine, virilité, nationalisme… un proche des Zouaves témoigne." Serait-elle parvenue à décrocher un entretien avec un ami ou un camarade de bagarre du groupuscule, ce qui serait un véritable exploit ? Le chanteur répondant au pseudonyme de Famine, leader d'un groupe de métal néonazi (dont Christophe-Cécil Garnier a dressé le portrait dans StreetPress cette année), s'y exprime sur une douzaine de lignes, sans autre mise en perspective que "membre de Peste noire, un groupe de métal national-socialiste qui a côtoyé les Zouaves" qui "décrit bien l'attrait de ses membres pour la virilité et la guerre en Ukraine auprès des nationalistes". Racontant sa perception de l'Ukraine, pays dans lequel il s'est rendu, Famine s'y félicite de la virilité de l'extrême droite ukrainienne tout en déplorant son absence côté français ("Les Français sont devenus des trans" entre autres joyeusetés), si ce n'est chez "les Zouaves Paris", justement.
"Les verbatims ne sont pas forcément un problème quand on parle de sujet qui ne sont pas clivants, ou d'idéologies pénalement réprimées par la loi. Là il est homophobe, transphobe et ouvertement néonazi, analyse la journaliste indépendante Daphné Deschamps, qui couvre notamment l'extrême droite violente pour Politis. Le papier reprend un propos puni par la loi sans aucun contrepoint, ce qui est compliqué d'un point de vue déontologique, et peut-être même légal." Autre détail gênant, aucun des journalistes joints n'estime que Famine est "proche" des Zouaves, même s'il a pu les avoir croisés – sans qu'aucune preuve n'existe. Difficile, cependant, de ne pas noter que le seul autre média à avoir allégué cette proximité est le blog d'extrême droite La face cachée, déjà cité plus haut, d'ailleurs dans le même article affirmant que le chef des Zouaves était sataniste.
Mais surtout, difficile de ne pas tiquer quand certains utilisateurs de Twitter ont fait remarquer, après la publication du sixième numéro de Franc-Tireur, que cette longue citation de Famine était en réalité intégralement recopiée au mot près (avec quelques élisions) à partir de l'interview que le chanteur néonazi donna en 2019, lorsqu'il résidait en Ukraine, au blog musical Le scribe du rock. Un plagiat pur et simple, donc. Et un plagiat qui renforce l'effet délétère de la citation in extenso : "On pourrait considérer que l'article précédant l'encart fait contrepoint, à partir du moment où elle aurait été chercher ce témoignage, où elle l'aurait «poussé», estime Christophe-Cécil Garnier. Mais elle a juste repris quinze ligne de pure haine comme Famine peut le faire, et on sait qu'elle n'a pu porter de parole contradictoire vu qu'elle n'a pu le rencontrer." Franc-Tireur est donc peut-être un "journal de combat au service de la raison", mais à en juger par son enquête sur les Zouaves, il n'est pour l'instant pas au service de la déontologie journalistique – déjà mise en cause par le site indépendant Lignes de crêtes, qui avait décortiqué en novembre son enquête affirmant l'infiltration musulmane de l'Union européenne.
Sollicitées par ASI, ni Fiammetta Venner, ni Caroline Fourest, ni la rédaction de Franc-Tireur ou sa rédaction en chef n'ont répondu.
Fourest réfute la notion de plagiat
Caroline Fourest a finalement répondu à cet article sur son blog le 22 janvier, dans un billet d'abord consacré à notre enquête en deux volets à propos de sa promotion du livre – qu'elle préface – de Thomas NLend, "infiltré chez Soral". Afin de montrer le caractère injuste des critiques de l'enquête, elle évoque l'article ci-dessus : "Encore le mois dernier, ils ont accusé Franc-tireur de «plagiat» parce que nous avons cité en encadré l’extrait d’un site d’extrême droite accablant pour les Zouaves ! Délirant." Elle estime donc que le copié-collé de cette interview de Famine, non signalé aux lecteurs, n'est pas un plagiat. Et ne répond pas aux autres aspects gênants de cette enquête de Fiammetta Venner.
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