Bastille : la police réclame des images aux journalistes
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Bastille : la police réclame des images aux journalistes

La Préfecture de police de Paris exige des rushes, les journalistes refusent

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Au moins cinq journalistes ont reçu une requête inhabituelle cette semaine : la préfecture de police de Paris leur demande "l'intégralité des séquences" tournées sur la place de la Bastille lors de la manifestation du 28 novembre, qui a fait de nombreux blessés parmi les forces de l'ordre. Enquête.

Lorsqu'on est étudiant en journalisme, recevoir un e-mail de la Sécurité territoriale marqué "URGENT", accompagné d'une requête demandant "l'intégralité des séquences" tournées lors d'une manifestation peut donner des frissons. Surtout si la Sécurité territoriale a d'abord appelé votre père pour lui demander, avec insistance, votre numéro de téléphone. C'est ce qui vient d'arriver à Yazid Bouziar, étudiant à l'Institut européen de journalisme et habitué des manifestations, lorsqu'il a ouvert sa boîte de réception ce lundi. 

Deux jours avant, samedi 28 novembre, Yazid a filmé avec son téléphone les affrontements entre police et manifestants pendant la "Marche des Libertés" contre l'article 24 de la Loi sécurité globale, entre République et Bastille. Affrontements qui auraient fait, selon le dernier décompte, 98 blessés du côté des policiers. Ces violences, et peut-être singulièrement celles subies par la police, feraient l'objet d'une enquête préliminaire ouverte par le procureur de la République de Paris cette semaine, selon l'avocat Arié Alimi. Ce qui expliquerait la volonté de la Sécurité territoriale de visionner les images tournées par Yazid.

"C'était vraiment flippant," confie Yazid à ASI. "Je me suis senti sous pression." Il répond à son interlocuteur en s'interrogeant sur le "cadre légal" de la demande, notamment concernant le secret des sources. La Sécurité territoriale réplique : "Je ne saisis pas très bien quelles sources vous souhaitez protéger en invoquant le secret des sources, puisque vous êtes vous-même à l'origine des images que nous souhaitons récupérer." Et d'ajouter que la préfecture se tient à sa disposition pour "faire parvenir une réquisition". L'étudiant, qui n'a fait que publier quelques vidéos de la manifestation sur Twitter, s'inquiète. "Je me suis dit : mais dans quoi je me suis fourré ?" se rappelle-t-il. Prudent, Yazid contacte son école de journalisme et son syndicat, afin de ne pas faire de "faute déontologique". Il lui est alors conseillé de ne pas remettre ses rushes. 

Yazid n'est pas le seul journaliste dans son cas : en début de semaine, plusieurs reporters habitués à couvrir les mouvement sociaux ont reçu un coup de fil de la Sécurité territoriale (qui dépend de la préfecture de police de Paris) pour leur demander, poliment mais fermement, leurs images tournées en marge des affrontements. ASI a dénombré et contacté cinq journalistes ayant reçu un e-mail ou un appel. Tous ont refusé de remettre leurs rushes.

Le 4 décembre, le média indépendant Quartier général a publié un communiqué titré "La Préfecture de police met la pression sur QG et d’autres médias indépendants", dans lequel l'équipe dénonce "des demandes inacceptables portant atteinte au secret des sources". Selon ce texte, le journaliste de Quartier Général Adrien AdcaZz a reçu pas moin de sept "appels masqués et messages vocaux" de la part de la Sûreté territoriale de Paris et a trouvé son vrai nom. "Ces renseignements sont pourtant des données privées", note le média dans son communiqué. "Comment a-t-il pu en disposer ? Sur quel fichier ce numéro figure-t-il ? Un opérateur de télécom a-t-il pu le délivrer ?"

"ils voulaient des images de black blocs" 

Depuis l'accélération des mouvements sociaux ces dernières années, nos confrères spécialistes des manifestations sont rodés : lacrymos, nassesagressions, voire garde à vues pour les moins chanceux, ils en ont déjà vu beaucoup. Mais décrocher le téléphone pour entendre "Bonjour, c'est la Préfecture de police, nous aimerions vos images" ou recevoir un e-mail leur demandant "l'intégralité de leurs séquences", en plein débat national sur le droit de filmer les forces de l'ordre, ils ne s'y attendaient pas. Un reporter qui a l'habitude du terrain s'est confié à ASI: "Ils m'ont appelé lundi ou mardi, ils voulaient des images de black blocs qui chargeaient les policiers, des tensions avec les manifestants. Je leur ai répondu que toutes les images que j'avais étaient sur mon Facebook et mon Twitter, qu'il n'y avait rien d'autre." Un autre abonde : "La préfecture a appelé, ils ont appelé un peu tout le monde d’ailleurs. Ils veulent les rushes." Il rigole : "Au moins, c'est sûr, ils ont mon numéro." Gaspard Glanz, reporter tout terrain et créateur de Taranis News, a également été contacté par la Sûreté territoriale, et a tweeté sa réponse : "Y a marqué "JOURNALISTE" sur mon profil, et pas "poucave au service du ministère de l’Intérieur". Cordialement."

Contacté par ASI, Glanz cite "la protection des sources, garantie par l'article 10 de la Convention des droits de l'homme"Il dit avoir déjà reçu ce genre de demande : "Généralement, je leur envoie un petit mail avec un GIF [image animée humoristique, ndlr] qui dit : 'Haha, NO.'" 

"Travailler sur le plus d'images possibles"

Un officier de la Sécurité territoriale ayant pris contact avec les journalistes confirme auprès d'Arrêt sur images qu'une "investigation" est ouverte et que "le but de la démarche est d'obtenir l'intégralité des rushes qui ont été prises pendant la manifestation, pour travailler sur le plus d'images possibles" dans le cadre d'"une procédure en cours", sans vouloir commenter davantage. Nous lui avons demandé pourquoi il leur était nécessaire d'obtenir des images des journalistes alors que la Préfecture de police avait de son côté filmé les affrontements, mais il a mis fin à la conversation.

"Je trouve cette demande inadmissible," s'agace un reporter, tandis qu'un autre ajoute : "Ce n'est pas notre travail de participer à cela, on n'est pas là pour infiltrer les manifestants." "Je leur ai dit que ce n’est pas moi qui décidais, mais ma rédaction. Et ma rédaction a dit non, comme pour tout le monde," explique l'un d'eux. Un autre a déclaré avoir effacé toutes les images afin d'éviter le sujet. Un troisième leur a répondu : "Les images que j'ai tournées ne m'appartiennent plus, je travaillais pour un média étranger." 

Ceux qui n'ont pas été contactés se disent, pour rire, "presque vexés". "Elles sont pas assez bonnes, mes images ?" ironise l'un d'eux. Le journaliste Taha Bouhafs s'amuse : "Vous vous imaginez bien qu'ils ne me l'ont pas demandé"Un autre journaliste habitué des luttes sociales, qui n'a pas été contacté cette fois, se rappelle pour ASI d'une suggestion inhabituelle que lui avait fait la police : "Pendant le mouvement des Gilets jaunes, des policiers m’ont demandé de leur fournir mes images, en me proposant de les mettre sur une clé USB glissée dans une enveloppe dans la boîte aux lettres du commissariat, anonymement. Ce que j’ai refusé de faire, en prétextant ne plus avoir les images."

"Ils ont des drones"

Comme Yazid, certains reporters contactés se sont vus mentionner une possible réquisition de leurs images... de façon insistante, voire "menaçante" selon un journaliste. Pour l'avocat Arié Alimi, la police est "en droit de demander ces images," mais ne peut les réquisitionner, sauf à la demande de justice ; et là encore, sans pouvoir contraindre les journalistes. Alimi cite l'article 56-2 du Code de procédure pénale et précise que "les entreprises de presse ou de communication audiovisuelle ne sont pas soumises à l'obligation de déférer à cette réquisition".

Laurent Bortolussi, journaliste et fondateur de l'agence Line Press, avoue ne pas comprendre la démarche. "On sait que les autorités n'ont plus besoin de nos images : ils ont des drones, un puissant maillage de caméras, ils peuvent retracer le parcours d'un manifestant depuis sa sortie du métro," explique ce journaliste sur le terrain depuis 30 ans. Alors pourquoi cette démarche ? Bortolussi, comme Arié Alimi, soupçonne la Préfecture de police de vouloir décrédibiliser ces journalistes auprès des manifestants en utilisant leurs images pour incriminer certains d'entre eux. Alimi insiste : les journalistes "ne doivent pas se soumettre" à ce genre de requête : "Sinon, une ligne sera franchie."

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