Dis, Havas, dessine-moi un plan com' (à 191 000 €)
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Dis, Havas, dessine-moi un plan com' (à 191 000 €)

Plongée dans les méthodes de l'agence pour manipuler les médias

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En 2021, l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), plus important organisme de recherche dédié au numérique en Europe, a vu grand pour sa communication : il s'est choisi un des leaders mondiaux de la communication, l'agence Havas. Qui lui a mitonné un plan com' aux petits oignons. ASI soulève le couvercle.

Dans un document ayant fuité début janvier sur Twitter, la très bolloréenne agence de communication Havas (elle est dirigée par Yannick Bolloré, fils de) explique doctement aux dirigeants d'un organisme de recherche, l'Inria, comment manipuler les médias. Enfin, pas tous les médias… dans ce "mémoire technique" de "prestation de conseils en influence", qui répond à un appel d'offres de l'institution de recherche publique, il y a d'abord les gentils médias. Avec certains, Havas espère un relais de la parole des dirigeants, de ses communiqués de presse "impactants et pédagogiques" ou de toute autre opération de promotion. On y trouve entre autres le Figaro, le Point, le Monde, le Parisien ou la presse quotidienne régionale. D'autres pourraient diffuser des publireportages complaisants, à l'instar de Konbini

Mais il y a aussi les méchants médias : le Canard enchaîné, Mediapart, l'émission Cash Investigation ou une lettre confidentielle, la Lettre A. Pour ceux-là, et pour toute information déplaisante qui pourrait sortir sur l'institut de recherche, l'agence de communication propose "un accompagnement sur mesure en cas de crise avérée". Ce qui comprend la mise en place d'une "cellule de crise" afin de "développer des stratégies d'endiguement" et de "veiller à l'escalade de ces sujets et à leur potentielle transformation en crise, en presse et sur les réseaux sociaux". Ce document d'avril 2021 a manifestement séduit les dirigeants de l'Inria. Selon nos informations, Havas a décroché le marché pour le coquet budget prévisionnel de 191 000 euros par an – dont du média-training à 500 euros de l'heure.

Chez Havas, on utilise des enfants comme décor

Dans l'appel d'offres de "conseil en influence" lancé en 2021, l'organisme de recherche souhaitait "accroître [sa] capacité à être un acteur incontournable des grands enjeux de réflexion liés aux sciences du numérique". Alors, pour emporter ce marché public, Havas a mis les petits plats dans les grands : sur 150 pages, l'agence de communication détaille ses propositions pour "produire de manière agile des contenus créatifs et engageants". Premier constat pour Havas, "l'excellence scientifique" du travail des chercheurs de l'Inria "peut constituer un facteur limitant de [sa] visibilité".

Alors, l'agence suggère d'aller "un cran plus loin", à travers une proposition de récit mettant en scène l'Inria en "explorateur du numérique", devenant "une source d'inspiration et un propulseur" pour les journalistes, afin de "donner du sens et partager la découverte" ainsi que de "porter l'innovation et incarner l'excellence" – si vous comprenez ce que ça veut dire, n'hésitez pas à commenter cet article. Suivent une vingtaine d'exemples un peu plus concrets. Et parfois légèrement loufoques, telle cette idée de sommet sur l'intelligence artificielle sans humains. Ou plutôt "une activation décalée et pensée pour un public digital native afin de mettre en lumière que vous êtes à l'avant-garde", le tout complété par un "partenariat avec un influenceur tech comme Mathieu Flaig (53 000 abonnés sur Twitter) pour commenter l'événement et partager les contenus", et un autre "partenariat média (un publireportage, ndlr) avec Vice" (magazine jeune et tendance, ndlr), afin d'obtenir "une couverture «décalée» et avec un angle inédit".

Au rang des suggestions plus réalistes, Havas propose qu'une classe d'école primaire visite une antenne de l'Inria à proximité de Marseille… mais les élèves ne constitueraient tout au plus qu'un accessoire pratique afin d'inviter quelques journalistes, véritables cibles de l'opération. Le jour dit, il est ainsi prévu un "accompagnement de la visite locale avec un consultant d'Havas", ainsi qu'une "interview avec la journaliste locale" de la responsable locale de l'institution, pour la Provence. Seconde invitation, celle "d'un journaliste de la presse jeunesse pour partager un retour d'expérience de la classe" – ici Sciences et Vie Junior. Sans oublier la "réalisation d'une vidéo en format réseaux sociaux présentant la visite des enfants", ainsi que la venue des élus locaux comprenant une "coordination avec les équipes social média […] pour encadrer le contenu publié dans le cadre de la visite". Visite-Potemkine, serait-on tenté d'ajouter.

Plutôt tribune dans "Le Monde" ou pub dans Konbini ?

Autre option proposée par Havas, des rencontres du PDG de l'Inria, Bruno Sportisse, avec des éditorialistes, qui "permettront de faire valoir la position d'Inria dans le débat public et de donner de la perspective et de la profondeur à son action". Les journalistes visés pour ces "rendez-vous en one-to-one et informels" ? Le directeur du Figaro, Alexis Brézet, le directeur délégué du Parisien, Rémy Dessarts, ou des éditorialistes comme Michel Noblecourt (le Monde) et Pierre-Antoine Delhommais (le Point). Outre d'éventuels éditos favorables à l'Inria, Havas mise aussi sur l'exploitation de la mécanique des tribunes libres. L'agence propose ainsi la "rédaction d'une tribune par Bruno Sportisse qui affirme les convictions d'Inria pour un numérique à la française", tribune cosignée par "un panel de personnalités influentes".

Afin de toucher directement le grand public, Havas ne néglige pas le "newsjacking", consistant à envoyer des communiqués de presse dès qu'une actualité pourrait servir l'image de l'Inria. Ou à "hijacker" la journée de la sobriété numérique, avec une idée : "Au même titre que la journée de la Terre voit ses citoyens éteindre ses lumières, la journée de la sobriété numérique voit le nettoyage de ses comptes social media (sic)" Au programme ce jour-là, entre autres, une "campagne de call to action (sic) auprès du grand public" pour "supprimer tous les anciens tweets et historiques de comptes inutiles, faire le grand nettoyage dans nos boîtes mail". Le tout avec l'aide d'un "partenariat média" (une publicité, donc) qui soit "pensé pour avoir une couverture grand public en ciblant notamment Konbini".

Un sondage jugé absurde par les chercheurs de l'Inria

Autre proposition sortie de la boîte à outils de la première agence de communication de France : une enquête d'opinion "axée sur la vision des Français des explorateurs d'aujourd'hui", associant l'image des chercheurs à celle d'un Thomas Pesquet. La publication des résultats, accompagnée d'infographies et de partages sur les réseaux sociaux par les comptes officiels ou de fonctionnaires de l'Inria, se ferait "en exclusivité dans un journal de presse prescripteur comme le Figaro" avec une interview de Bruno Sportisse. 

Si, pour l'heure, aucune de ces propositions d'Havas ne semble avoir été appliquée telle quelle, la stratégie globale a été mise en œuvre, à en juger par un sondage, justement, dont la promotion a eu lieu en novembre dernier. "La formation aux enjeux du numérique perçue comme prioritaire par plus de 80 % des Français", clame un communiqué de presse de l'institut à propos de ce "baromètre" qui "présente une photo inédite du rapport des Français au numérique". En guise de média "prescripteur", Havas a fait tourner la machine Bolloré : CNews se charge de publier un article (garanti sans contradiction) à propos de ce sondage qu'elle "a pu se procurer en avant-première", explique la chaîne info à ses lecteurs. 

Autre élément de la stratégie, la publicité masquée avec un média d'info-divertissement. Et ce n'est pas Konbini mais Brut qui s'y est collé, afin de promouvoir le sondage contre rémunération : "Selon une étude Harris Interactive pour Inria, seulement 30 % des Français déclarent avoir une bonne compréhension de ce qu'est le big data. Diane, Raphaël et Jules en parlent avec Nicolas, chercheur en informatique", explique Brut sur son site pour présenter cette vidéo "produite en partenariat avec une marque" (l'Inria, donc, mais le nom n'est pas mentionné). Le "Nicolas" présenté par Brut n'est d'ailleurs pas juste "un chercheur", mais surtout le directeur du centre de recherche bordelais de l'Inria. Et n'est pas directement spécialiste du "big data" – comme l'indique sa biographie sur le site web de l'Inria. Peu d'autres médias ont montré leur intérêt pour ce sondage, malgré la création d'infographies et les relais des comptes de l'Inria sur les réseaux sociaux, comme le préconisait le document : seuls deux sites spécialisés ont relayé le sondage, ainsi que le quotidien régional la Dépêche (qui se contente de synthétiser le communiqué de presse, citations de Bruno Sportisse comprises, sans préciser que Sportisse n'a pas parlé au journal).

Plusieurs chercheurs regrettent auprès d'ASI que l'Inria ait préféré dépenser de l'argent public pour un tel sondage, à la valeur scientifique nulle selon eux, plutôt, par exemple, qu'une enquête réellement scientifique, menée avec des sociologues, afin de faire avancer la connaissance sur le rapport des Français au numérique. "Dans une période où les budgets sont contraints, où on a parfois même du mal à pouvoir embaucher des doctorants ou d'autres personnels pour mener à bien les recherches, c'est un peu problématique", fait remarquer à Arrêt sur images un·e délégué·e syndical·e. Mais c'est en réalité tout le plan de communication qui a été vivement débattu, notamment sur une liste de discussions interne à l'Inria. "Les bons journaux sont ceux susceptibles de reprendre la communication de l'institut, et les mauvais journaux sont ceux qui sont susceptibles d'aller gratter. C'est en contradiction avec notre propre esprit critique. Ça ne peut que heurter la conscience d'un chercheur", explique un autre représentant syndical.

Des médias peu curieux alors que l'Inria est secouée

Dernier élément important de la communication de l'Inria, les entretiens presqu'annuels de son PDG avec le Figaro – négociés directement, sans intervention d'Havas. Le dernier en date a été publié en novembre 2021. Il raconte comment "l'institut dirigé par Bruno Sportisse est le bras armé des pouvoirs publics pour la recherche et l’innovation", par exemple en étant maître d'œuvre et coordonnateur de l'application TousAntiCovid  (ex-StopCovid) ou du "projet Regalia" destiné à la régulation des plateformes numériques. Le Figaro ajoute aussi que l'Inria "vise à augmenter massivement le nombre de start-up incubées chaque année" et passe "un nombre croissant de partenariats avec des entreprises". Bref, rien d'incroyable. Sauf si l'on sait qu'au sein de l'Inria et de sa communauté de quelques milliers de chercheurs, ces stratégies suscitent d'intenses débats internes, certains estimant qu'elles placent au second plan la recherche et l'évaluation scientifique, témoignent auprès d'ASI des représentants syndicaux – quasiment jamais contactés par les médias traitant de l'Inria.

L'idée que l'Inria doit venir appuyer de manière beaucoup plus opérationnelle la croissance de la start-up nation, quitte à créer directement des logiciels clés en main pour des entreprises et pour l'État, remonte en réalité à 2019... sauf que l'opposition interne n'a pas cessé depuis. "On ne va pas demander à l'Inserm de fabriquer, empaqueter et faire la publicité de médicaments", donne en exemple à ASI Julien Diaz, délégué syndical du SNCS-FSU. Ces derniers mois, la direction a d'ailleurs durci son discours, en intimant aux chercheurs, par l'intermédiaire de son service juridique, à être moins critiques. Exemple : une "tentative d'intimidation" reçue par un compte Twitter anonyme d'opposition aux politiques de l'Inria, ou des interventions directes dans des listes de discussion internes, froissant certains chercheurs, qui s'estiment censurés. 

La crise à l'Inria ne devrait-elle pas intéresser des journalistes ? Un article critique sur l'institut a bien été publié en 2021 par Libération – depuis la publication du présent article, Mediapart puis le Monde se sont penchés sur les polémiques qui agitent l'Inria. Mais dans le dernier entretien accordé au Figaro par le patron de l'Inria, Bruno Sportisse, nulle évocation de la colère des chercheurs contre sa stratégie très start-up nation. La journaliste Elsa Bembaron explique à ASI n'avoir pas jugé utile de joindre les syndicats avant d'échanger avec Sportisse, l'entretien étant "focus stratégie"

L'Inria et Havas ont été joints par ASI. Aucun n'a souhaité faire de commentaire.

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