Arte met fin à "Tracks", 11 personnes licenciées
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Arte met fin à "Tracks", 11 personnes licenciées

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"Tracks" se voulait le magazine des marges, des artistes méconnus, des tendances souterraines. Diffusé sur Arte, cette porte ouverte sur les contre-cultures vient de se refermer brusquement. Alors que la chaîne communique sur une équipe qui "tire sa révérence", les salariés dénoncent un licenciement brutal et inexpliqué.

Le 25ème anniversaire de Tracks aurait pu être un feu d'artifice, mais Arte a choisi d'en faire un pétard mouillé. Le 23 décembre, dans un mail adressé à ses collaborateurs, l'équipe de Tracks annonce la fin du programme, tel que les téléspectateurs le connaissent depuis 1997 : "La rédaction historique de Tracks tire sa révérence. Pour nous, ça a été 25 ans de bonheur. Merci pour votre fidélité [...], l'étincelle est toujours là." Le mail, qui devait rester dans un cercle professionnel, est rapidement posté sur Twitter par un journaliste de l'émission, déclenchant une vague d'incompréhension chez les fans du programme qui, depuis plus de deux décennies, donnait à voir des artistes inconnus, des modes confidentielles, des pans entiers de contre-culture passés sous les radars des médias mainstream. En réalité, le sort de l'émission s'est joué bien avant le 23 décembre, dans les bureaux d'Arte, comme l'explique à Arrêt sur Images Jean-Marc Barbieux, l'un des deux rédacteurs en chef de l'émission : "On sait depuis le mois d’octobre que le contrat n’a pas été renouvelé. Ils avaient jusqu’au 15 pour donner leur réponse. Notre patron a reçu le 6 dans la journée un recommandé disant qu’ils ne souhaitaient pas reconduire l’émission."

Des licenciements passés sous silence

Courant octobre, la société de production Program 33, qui fabrique Tracks pour le compte d'Arte, reçoit donc un courrier. Tracks  s'arrête pour les équipes qui la produisent, dont certains membres étaient là depuis la création du programme. Malgré 25 ans de bons et loyaux services, les 11 personnes qui travaillent à temps plein sur l'émission n'ont le droit à aucune explication : "Arte ne nous a donné aucune explication, on ne sait pas si c’est une question de budget, de longévité, d’équipe qui vieillit. Ils auraient pu nous parler, s’exprimer, nous expliquer. On n'a eu aucun échange. Comme si on était jetés", raconte une journaliste. Une version confirmée par David Combe, co-rédacteur en chef de Tracks : "Quand on a demandé des raisons, on n’a jamais eu de réponse. On n’a jamais obtenu aucune justification. J’ai toujours pensé qu’une émission de télé disparaissait parce qu’elle ne participait pas à la stratégie de la chaîne. Arte a nécessairement une idée derrière la tête, je ne la connais pas honnêtement." Pour Programm 33, dont la direction n'a pas répondu à nos demandes, la décision est sans appel : faute des revenus produits par Tracks, les 11 salariés qui travaillent à temps plein sur l'émission doivent être licenciés.

Depuis trois mois, la chaîne n'a pas eu un mot pour ses équipes, même si un déjeuner est prévu en janvier entre un membre de la direction et plusieurs désormais ex-salariés du programme. Plus gênant encore, Arte aurait tenté de verrouiller la communication autour de ce divorce, et d'empêcher que celui-ci ne devienne public trop tôt. "On nous a demandé de ne pas communiquer, explique Jean-Marc BarbieuxArte avait peur du shitstorm. Ils avaient peur qu’il se passe quelque chose comme on a une grosse communauté. Il ne fallait surtout pas que ça arrive." Plusieurs salariés licenciés l'attestent : Arte contrôle même la façon dont les équipes vont faire leurs adieux. "On nous a demandé de ne pas dire «Adieu» mais «Au revoir». C'est d'un cynique...", se désole Barbieux. 

Et alors que le licenciement est prévu le 23 décembre, l'équipe n'a toujours pas pu dire "au revoir" à ses fans. Le mail qui a été diffusé sur les réseaux sociaux ne leur était pas destiné, et, à date, rien n'est prévu par la chaîne pour saluer ces 25 ans d'antenne. À tel point que les équipes de l'émission ont dû s'imposer pour prévoir un petit quelque chose : "Nous avons réussi à faire mettre un carton à la fin du dernier épisode qui dit : «25 ans de bonheur merci aux Tracksiens et Tracksiennes». C’est tout ce qu’on nous a autorisés à faire. On ne sait même pas que ça va s'arrêter pour nous, on peut croire que c’est un message d’anniversaire, et non d'adieu", se désole une ancienne de l'équipe. L'épisode, qui doit être diffusé courant février à l'antenne, soit trois mois après les licenciements, est déjà disponible sur Youtube. Dans une version où le fameux carton d'adieux n'apparaît pas. 

Arte patauge dans sa comm'

Après le choc des licenciements, l'équipe de Tracks a aussi eu la surprise de voir Arte reprendre son message d'au revoir. Dans un message posté sur le compte Instagram de l'émission, la chaîne publie le 25 décembre un copié-collé partiel du mail adressé par l'équipe de Tracks à ses collaborateurs, amendé de quelques ajouts, dont la phrase "L'émission Tracks continue !" Et ces mots : "Arte réfléchit actuellement à une évolution de l'émission Tracks. Les équipes de la chaîne travaillent actuellement avec les producteurs français et allemands à un nouveau concept numérique enrichi [...], et à un nouveau rendez-vous à l'antenne resserré autour de numéros spéciaux thématiques."

Dans la suite du message, la chaîne remercie "ceux qui tirent leur révérence", "David Combes, Jean-Marc Barbieux, Élisabeth Rivière, et toutes les équipes de Program33." Le nom de David Combe est même mal orthographié avec l'ajout d'un "s" à la fin. "Ils ont complètement paniqué devant l'ampleur que ça prenait, confie un ancien de l'équipe, et ils ont fait n'importe quoi." Chez Tracks, les mots ne sont pas assez durs pour qualifier la voie choisie par Arte : "Je trouve ça minable, tempête Gianni Collot, réalisateur qui travaillait comme intermittent pour l'émission. Ça me fait penser aux grosses boîtes américaines qui prennent le contrôle d’une société et qui gardent tout. C’est une émission de télé, c’est pas une bouteille de shampoing. Les personnes qui font l’émission participent à son identité. Elles y mettent leur passion, leur talent, leurs tripes. Tracks, ce n’est pas qu’un nom." La même journaliste citée plus haut est elle aussi en colère : "La comm' d’Arte n’a jamais rien fait pour nous accompagner. Et là, ils font un communiqué qui est faux. Tracks, dans sa formule magazine, n’existe plus, c’est fini. Ils écrivent qu'on tire notre révérence, mais pas du tout, on n’a pas décidé de partir, on a été licenciés. Si Tracks continue, pourquoi licencier l’équipe ?"

Un "nouveau Tracks" en 2023 ?

Si Tracks ne s'arrête pas selon Arte, que va devenir l'émission ? Certains anciens ont leur petite idée. Lors de l'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022, la chaîne lance Tracks East, petite soeur du programme historique, qui "met le cap vers les pays de l’Est et rencontre des journalistes et des artistes qui portent un regard différent sur le conflit actuel". Produite du côté allemand d'Arte, Tracks East devrait continuer avec une trentaine  d'épisodes en 2023. Pour ce qui est des émissions thématiques annoncées par Arte, là aussi, les équipes sont sceptiques : "Ils veulent faire des émissions thématiques qui réutiliseraient les archives de l’émission. Pour nous qui avons passé notre temps à chercher de nouvelles choses à raconter, regarder dans le rétro c’est pas non plus ce qu’on a envie de faire. Mais c'est quand même ironique de virer ceux qui connaissent ces archives par coeur", sourit Barbieux. 

Pour Gianni Collot, le gâchis est immense : "Ça fait un grand trou. Culturel et créatif. Pour moi Tracks c'était un espace important dans le PAF. Le retirer, ça me chagrine énormément. Les nouveaux artistes d’aujourd’hui, qui va en parler ? Pas les chaînes mainstream. Le petit espace qu’avaient l’art et la contre-culture est mort. Et bien sûr Arte ne propose rien pour le remplacer." Jointe par ASI, la direction d'Arte n'a pour le moment pas répondu à nos sollicitations, mais s'est exprimée auprès d'Europe 1, expliquant "que la marque continuera malgré tout d’exister et d’être diffusée à l’antenne le vendredi, alimentée notamment par les équipes allemandes." Le dernier épisode produit par les historiques du programme sera lui diffusé en février. Reste à savoir si le carton d'au revoir sera bien présent au montage.



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