"Les préjugés antisémites se situent davantage à l'extrême droite" [AVENT2020]

Arrêt sur images

La chercheuse Nonna Mayer contre les idées reçues

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A quelques jours de Noël, on rêverait d'un chocolat plus suave, pour notre calendrier de l'Avent. Mais au cours de la soirée des Miss France, il se trouve que Miss Provence, alias April Benayoun, a été la cible d'insultes et de menaces antisémites, après avoir expliqué que son père possédait la nationalité israélienne. Les résurgences de l'antisémitisme, en France et ailleurs, ont fait l'objet de nombreux contenus et émissions d'Arrêt sur images. Comment les évaluer ? Comment distinguer antisémitisme et antisionisme ? C'est donc l'objet de cette émission, du 26 avril 2018.

"Une épuration ethnique à bas bruit" est-elle en train, dans certains quartiers, de frapper les Juifs de France ? Une partie de la gauche radicale est-elle contaminée par un antisémitisme qui se donnerait "l'alibi de l'antisionisme" ? Telles sont les accusations assez tonitruantes d'un manifeste très largement médiatisé, en ce début de semaine. Ce manifeste ne crie-t-il pas trop fort dans le but de se faire entendre ? Et faut-il crier trop fort pour se faire entendre ? On en débat avec nos trois invité.e.s : Nonna Mayer, chercheuse au CNRS/Science Po, autrice de Mesurer le racisme (2017) ; Sylvain Attal, journaliste ( ex France 24), auteur de La Plaie (2004), une enquête sur "le nouvel antisémitisme". Tous deux n'ont pas signé le manifeste contrairement à notre troisième invitée Noémie Halioua. Journaliste à Actualité Juive, elle a co-rédigé le livre collectif Le nouvel antisémitisme en France qui accompagne ce manifeste. Elle est autrice également de L'affaire Sarah Halimi, cette femme juive de 65 ans, tuée en 2017 à Paris.

Que dit ce manifeste Précisément ?

Tout d'abord, rappelons que ce manifeste a été publié le 22 avril dans Le Parisien. Il a été rédigé principalement par Philippe Val, ancien directeur de Charlie Hebdo, et signé par plus 250 personnalités comme on l'a évoqué dans un article sur les coulisses de cette signature. 

Sur le fond,  le texte dénonce "un silence médiatique" autour de l’antisémitisme alors que "dans notre histoire récente, peut-on lire dans le manifeste, 11 Juifs viennent d’être assassinés - et certains torturés – par des islamistes radicaux parce qu’ils étaient Juifs". Les signataires ajoutent que "les Français juifs ont 25 fois plus de risques d'être agressés que leurs concitoyens musulmans, et que  10 % des citoyens juifs d'Île-de-France ont récemment été contraints de déménager parce qu'ils n'étaient plus en sécurité dans certaines cités". Par conséquent, les signataires demandent "que les versets du Coran appelant au meurtre et au châtiment des Juifs, des Chrétiens et des incroyants soient frappés d'obsolescence par les autorités théologiques".

Dès le lendemain de sa parution, le texte a suscité une vague de réactions. Fallait-il signer ou pas ce manifeste ? La question a fait le tour des plateaux télé. De nombreuses personnalités politiques et religieuses se sont succédé depuis le 22 avril, pour avancer leurs arguments (Louis Alliot, vice président du FN ; Eric Coquerel, Deputé FI ;  Nadine Morano (LR) ; Alexis Corbière député FI ; Nicole Belloubet, ministre de la justice LREM ; Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris). Sur le plateau, Sylvain Attal, explique "qu'il n'a pas signé le manifeste parce qu'il essentialise beaucoup". "On ne peut pas montrer du doigt toute la communauté musulmane comme le fait ce texte, dans cette communauté, il y a des laïcs, des gens qui prennent ce qu'ils ont envie de prendre dans Le Coran comme dans toute religion." 

Et Nonna Mayer, pourquoi n'a-t-elle pas signé ? " Il y a un phénomène d'antisémitisme, c'est indéniable (...) Mais compte tenu de ce texte, il était hors de question de signer. Je ne suis pas d'accord avec l'usage outrancier « d'épuration ethnique », et il y a une utilisation sensationnaliste des chiffres que je trouve imprudente". Elle réprouve particulièrement cette phrase : "une personne juive a 25 % de risques d'être agressée qu'une personne musulmane". " Rien ne permet de dire une chose pareille", selon elle. La chercheuse au CNRS précise qu'en France, on dispose "de chiffres de la police mais qu'on doit les prendre avec précaution", "rien aujourd'hui ne permet de mesurer précisément les agressions contre toutes les minorités, pas seulement antisémites". 

La difficulté à porter plainte selon les commissariats, selon le profil des personnes agressées, sans oublier les victimes qui n'osent pas déposer une plainte : tout cela empêche d'évaluer précisément les violences. Peut-on tout de même tirer des tendances de ces chiffres à disposition ?  "Si on se fonde uniquement sur les violences, explique  Mayer, nous sommes à 96 ou 97 actes de violence dirigés contre les Juifs ou des personnes présumées juives pendant l'année qui vient de s'écouler c'est-à-dire en 2017. Les violences ont donc augmenté, contre 72 actes de violences contre les populations musulmanes." Elle ajoute que nous avons atteint "un pic en 2014, avec la manifestation Jour De Colère contre Hollande, qui réunissait des sensibilités très différentes avec l'extrême droite identitaire d'un côté et des fans de Dieudonné et Soral de l'autre." "On a entendu ce jour-là des slogans antisémites qu'on avait pas entendus depuis les années 30, s'alarme Mayer, mais il ne s'agissait pas au départ une manifestation antisémite." "C'est aussi pour cela que je n'ai pas signé, car le manifeste exempte toute l'extrême droite du type Soral", renchérit Attal.

Quels éléments pour qualifier un meurtre d'antisémite ?

Revenons à ces 11 morts évoquées dans ce manifeste. Les noms des victimes ne sont pas cités. Mais on sait qu'il s’agit des victimes des attentats terroristes. L’un perpétré en 2012 par Mohamed Merah dans une école juive de Toulouse et l’autre trois ans plus tard dans un Hyper Casher à Paris. Mais pas seulement. Le texte fait référence également à deux autres meurtres plus récents. Celui d'abord de Mireille Knoll, une octogénaire, tuée de plusieurs coups de couteau à son domicile. Le caractère antisémite du meurtre n’a semblé faire aucun doute dans les médias, comme on l'observe dans plusieurs extraits télé avec l'avocat Robert Badinter, le député UDI Meyer Habib, ou Emmanuel Macron. Alors "crime crapuleux" ou "meurtre antisémite" ?  Le débat permet de faire un parallèle avec un autre meurtre. Celui de Sarah Halimi, cette femme juive de 65 ans, défenestrée par un de ses voisins, en avril 2017, à Paris, dans le même quartier que Mireille Knoll. Il a fallu attendre un an  pour que la juge en charge du dossier retienne pour ce cas le caractère aggravant d'antisémitisme. Noémie Halioua, autrice de L'affaire Sarah Halimi, revient sur "cette interprétation tardive" de la justice et sur la couverture médiatique également tardive de ce crime.  "Elle a été assassinée dans des conditions extrêmement barbares, aux cris d'Allahou akbar, puis jetée par la fenêtre et dans mon enquête je me suis aperçue que pas mal d'éléments permettent d'étayer la piste antisémite (...) la justice a tardé à réagir, les médias ne se sont pas saisis de l'affaire." 

Quels sont les éléments qui l'ont persuadée du caractère antisémite (question que posait notre enquête le 29 mars dernier) ? "J'en étais persuadée dès le premier entretien que le suspect Kobili Traoré a eu avec la juge, dit-elle. Il a expliqué que ce soir-là il avait une bouffée délirante, convaincu qu'il avait le diable en lui et lorsqu'il arrive chez Sarah Halimi, il voit une ménorah (chandelier en hébreu) et se dit : je suis dans la maison du diable, ce que l'expertise psychiatrique explique très bien. Il pense que c’est elle le démon, il fait donc un télescopage entre son délire et la thématique antisémite et cet imaginaire que le Juif incarnerait le démon. " 

"On dit souvent : non ce n'est pas de l’antisémitisme,  s'agace Attal. C’est de la bêtise, ou bien, c’est un déséquilibré pour écarter le motif antisémite. Or un déséquilibré peut être mû par des motifs antisémites."

Paradoxalement, Nonna Mayer, qui analyse tous les ans les sondages de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, rapporte que "la minorité juive est celle qui est la mieux considérée". Les enquêtes d'opinion montrent que pour la population "ce sont des Français comme les autres, qu’ils ne forment pas du tout un groupe à part, que leur religion, on en a une idée plutôt positive." "En revanche, il y a deux stéréotypes, parmi les plus anciens, liés au pouvoir et à l’argent, qui eux montent et descendent en fonction de l’actualité, poursuit-elle. Et chaque fois, qu’il y a, dans l'opinion publique, le sentiment de deux poids deux mesures, on voit une hausse des préjugés". Qu’est-ce qui peut donner justement le sentiment qu’il y a deux poids deux mesures ? "On voit monter le sentiment que les Juifs ont trop de pouvoir, quand il y a interdiction des spectacles de Dieudonné ou quand il y a interdiction des manifestations pro palestiniennes, comme ce fut le cas à l’été 2014."

L'Antisionisme est-il l'alibi de l'antisémétisme  ?

Passons à une autre polémique provoquée par le manifeste. L'antisionisme serait-il devenu "l'alibi de l'antisémitisme de la gauche radicale" comme le soulignent les signataires  ? Avant d'y répondre, retour en images sur la marche blanche organisée en mars dernier en hommage à Mireille Knoll. Francis Kalifat, le président du Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France) a refusé la venue de Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. Qu'en pense Attal, qui a justement accompagné le leader de la France Insoumise dans cette manifestation ? Il regrette que Mélenchon se soit fait chahuter par l'extrême-droite.  "Mais ce qui m'a mis hors de moi, raconte-t-il, c'est que les mêmes membres de la ligue de la défense juive (association d'extrême droite) avaient fait une haie d'honneur à Marine Le Pen pour la faire passer par un autre itinéraire." Halioua a également désapprouvé cette interdiction. "La rue n'appartient pas au Crif, dit-elle. C'était une marche républicaine, et je pense qu'il ne faut exclure personne."

Qu'en est-il de l'argument avancé par le responsable du Crif selon lequel derrière le masque de l'antisionisme se trouve toujours l'antisémitisme ? "Effectivement, admet Attal, lorsque Mélenchon a appelé à cette manifestation de 2014 sur Gaza où il y a eu des slogans mort aux Juifs, il a déclaré que ces manifestants se sont montrés comme des vrais républicains. En revanche, il a critiqué les Juifs qui prennent la nationalité israélienne." Pour l'auteur de La Plaie,  il s'agit là "d'une déclaration de criminalisation d'Israël en général qui concourt à l'amalgame entre Juifs et sionistes". (D'après nos propres recherches après l'émission, cette citation est tirée du blog La règle du jeu de Bernard-Henri Lévy. François Heilbronn, professeur associé à Science Po, y écrit : "Nous sommes le 24 août 2014 à Grenoble, à l’université d’été du Parti de Gauche. Le futur candidat de La France Insoumise commence par relativiser les attaques contre les lieux de culte et les commerces juifs. Il note que c’est le fait de « quelques énergumènes ». Et il affirme que les manifestants anti-israéliens ont su « se tenir digne et incarner mieux que personne les valeurs fondatrices de la République française »". Cette citation a été reprise ensuite par de nombreux blogs et sites pro-israéliens).

"Je ne pense pas du tout que Mélenchon est antisémite" nuance-t-il  mais "il agit surtout avec des arrière-pensées politiques." Par exemple, "il a parlé sur son blog de l'armée israélienne comme d'une armée de tueurs, ça renforce un critère antisémite".

"Ce sont les bon vieux préjugés qui structurent l'antisémitisme : les Juifs ont trop de pouvoirs, les Juifs ont de l'argent, détaille Mayer qui ajoute : c'est souvent au nom de ces stéréotypes qu'il y a eu des meurtres et des agressions (...)"  Historiquement ces préjugés ne sont-il pas de droite et d'extrême-droite ? "Il y a deux facteurs. Le premier qui comprend les vieux stéréotypes (pouvoirs, argent, groupe à part), et le deuxième qui repose sur la critique d'Israël. Ce sont deux facteurs indépendants l'un de l'autre. Sur le premier, on retrouve des personnes âgées, peu éduquées de droite et d'extrême droite qui ont des scores élevés sur toutes les échelles de racisme. Ceux que l'on retrouve sur le deuxième facteur (critique d'Israël), c'est un autre profil à la fois  jeune, instruit, avec le  score le plus bas sur toutes les échelles de racisme et de rejet des minorités, et qui se situe à gauche et à l'extrême gauche. Mais à l'extrême droite, il y a à la fois, la critique d'Israël et l'adhésion à tous les vieux stéréotypes, ce n'est pas le cas à l'extrême gauche où on n'observe que la critique d'Israël."

L'antisémitisme d'extrême droite

"Dans cette polarisation autour de l'islamisme radical, ajoute Nonna Mayer, il ne faut pas oublier que ce qui nourrit encore au niveau des opinions le grand nombre d'antisémites, ce sont les bons vieux préjugés antisémites qu'on retrouve beaucoup plus à l'extrême-droite." On termine justement l'émission sur l'antisémitisme d'extrême droite, en revenant sur les polémiques soulevées par la réédition annoncée en janvier dernier des pamphlets antisémites de Céline, et la présence du penseur antisémite Charles Maurras dans le livret des commémorations nationales 2018. Halioua est plutôt favorable à la réédition des pamphlets antisémites de Céline et à la commémoration de Maurras, qu'elle distingue de "la célébration de l'homme". Ce n'est pas l'avis d'Attal qui appelle à "la vigilance".

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