Des queues interminables devant les stations-service, des grévistes jugés "irresponsables", une situation qui a des allures de "prise d'otage" : voilà la grammaire médiatique à l'œuvre dans les grands médias depuis une quinzaine de jours pour qualifier le mouvement de grève en cours dans les raffineries françaises, chez les géants Esso-Exxon, et bien sûr Total. Cette façon de déprécier ce mouvement social est finalement assez commune, voire franchement caricaturale. Mais sommes-nous face à une grève comme les autres ? Dans un contexte de pénurie, d'inflation et de tensions géopolitiques, mais aussi face aux superprofits engrangés par les multinationales de l'énergie et l'impératif écologique qui semble gagner du terrain, est-ce que le patronat et les médias qui le relaient sont encore en position de force ?
Quelle est donc la véritable essence médiatique du mouvement social ? C'est ce dont on va parler aujourd'hui avec nos deux invités : en plateau Thomas Porcher, économiste proche de La France insoumise, membre des économistes atterrés, enseignant à la Paris School of Business, auteur de plusieurs ouvrages sur l'économie, dont le dernier, Mon dictionnaire d'économie, paru chez Fayard il y a quelques semaines ; et à distance, Benjamin Ferron, sociologue, docteur en sciences politiques, et notamment spécialiste de la communication et de la médiatisation des mouvements sociaux.
Irresponsabilité et prise d'otages
Sur LCI, l'éditorialiste économique maison, Pascal Perri, le dit lui-même : il n'a pas à juger de la légitimité de la grève mais quand même, il ne la trouve pas "opportune". Sur tous les plateaux, des éditorialistes crient en cœur : "C'est pas le moment." Benjamin Ferron montre que ces modes de discours sont des "schèmes récurrents", dans le traitement des grèves, avec "des mises en accusation explicites ou implicites" des grévistes, faisant comprendre qu'une protestation "acceptable" est une "protestation qui ne doit pas provoquer trop d'effets".
Il suffira d'une file
Les images des files d'attente devant les stations services ont été légions ces dernières semaines. L'économiste Thomas Porcher comprend, lui, la colère, l'énervement des clients qui galèrent à faire le plein. Porcher pense en outre que ces gens eux aussi, subissent, comme les raffineurs, l'inflation et la baisse de pouvoir d'achat qui va avec. Mais ils ont en plus la frustration "de ne pas pouvoir avoir le même effet finalement, que ces salariés qui bloquent" les raffineries.
Rapport de force
Les micros ont également été tendus auprès d'usagers mécontents. Une tendance forte selon Ferron, qui est celle d'épouser "le point de vue des usagers" dans les médias, "au détriment d'autres cadres explicatifs, d'autres manières de comprendre l'événement", comme ses causes par exemple. Pour Porcher, c'est justement le fait qu'on se rende compte qu'il y a "plein de gens qui galèrent" qui permet de créer un rapport de force plus en faveur des grévistes.
Balance ton salaire
Le 10 octobre dernier s'est ouverte une séquence pour le moins édifiante. La direction de Total a en effet publié un communiqué où elle révélait, avec beaucoup de flou, le salaire moyen des opérateurs de raffinerie. Des chiffres qui seront repris ensuite sans broncher par l'ensemble des éditorialistes, avant d'être critiqués plus tard. De mémoire, Porcher n'a jamais vu un truc pareil. "Regardons l'augmentation des cadres dirigeants, on va halluciner", lance Thomas Porcher. Il comprend également la colère des travailleurs payés au Smic, et bloqués par des salariés qui gagnent le double d'eux : "C'est une manière d'opposer les pauvres entre eux."
Pour aller plus loin
- Le gréviste, l'usager et le journaliste. Les grèves dans les journaux télévisés depuis les années 1960, par Claire Sécail, et Camille Nous ;
- Enfin un article qui donne la parole aux opérateurs de raffinerie, qui racontent leurs conditions de travail, dans Libération.
- Le portrait du cégétiste Adrien Cornet dans Socialter
, à la croisée des chemins entre lutte sociale, et écologique.
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