Canal +, 2016 : Comment Bolloré a tué l'investigation [AVENT2020]

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Viré ! Pour une parodie - hilarante - de l’émission de Pascal Praud, L’Heure des pros, l’humoriste Sébastien Thoen vient d'être viré de Canal+. Le groupe Bolloré montre ainsi sa conception de la liberté d’expression. Mais qui en sera surpris ? Le 12 février 2016, l’investigateur de Canal+ Jean-Baptiste Rivoire est invité sur notre plateau (en compagnie de l'économiste des médias Julia Cagé, à nouveau reçue le 27 novembre 2020). Et il égrène la longue liste des sujets d’investigation interdits dans les émissions de Canal+. "Volkswagen, entreprise de tous les scandales", "Le monde selon YouTube", "François Homeland" (une enquête sur le président et les guerres), "Attentats: les dysfonctionnements des services de renseignement", "Les placards dorés de la République" (sur les emplois fictifs dans la haute fonction publique), "La répression made in France" (sur comment la France exporte des matraques électriques, et autres outils de répression, à des régimes pas toujours recommandables), et enfin, "Nutella, les tartines de la discorde", également refusé. Etc etc. Le comportement liberticide de Vincent Bolloré, depuis le rachat de Canal+, est l’expression la plus brutale du pouvoir des industriels sur les médias dont ils sont propriétaires. Dans d’autres groupes, l’influence s’exerce de manière plus feutrée. Mais elle existe toujours. De l’importance des médias indépendants !

Garantir l'indépendance des journalistes, en particulier vis-à-vis de leurs actionnaires: c'est l'objectif affiché de nombre de gouvernements depuis trente ans – pour l'essentiel, des gouvernements de gauche. Après la tumultueuse prise de contrôle de Canal+ par Vincent Bolloré, l'objectif a ressurgi par le biais d'une proposition de loi, laquelle ne vise plus à limiter la concentration des médias mais à les doter de garde-fous déontologiques. Sera-t-elle efficace? Sera-t-elle suffisante? Nous en débattons cette semaine avec trois invités : le député PS auteur de cette proposition de loi Patrick Bloche, le journaliste de Canal+ et représentant syndicat SNJ-CGT Jean-Baptiste Rivoire, et l'économiste Julia Cagé, auteure de <em>Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie</em> (Seuil, 2015).

Acte 1

Il n'est pas commun que nos invités arrivent sur notre plateau avec un paquet de feuilles. La plupart du temps, ils n'apportent rien. Quelques-uns, les plus studieux, se dotent de carnet et stylo. Mais cette semaine, Jean-Baptiste Rivoire est arrivé avec un petit tas de documents. Avant que le tournage ne commence, j'ai le temps d'apercevoir un exemplaire de Direct Matin, plusieurs feuilles volantes, et une lettre, rangée dans son enveloppe estampillée "recommandé avec accusé de réception".

L'émission débute. Passage des Guignols en crypté, censure d'un documentaire sur une filiale suisse de Crédit Mutuel (banque qui est l'un des partenaires financiers du groupe Bolloré): nous passons en revue les principaux faits d'armes de l'actionnaire du groupe Canal+, Vincent Bolloré. Pourtant, à l'image de Maïtena Biraben, certaines figures de la chaîne se défendent de toute intervention du patron dans le contenu de leurs émissions.

Réelle ou (en partie) fantasmée, la reprise en main de Canal par l'industriel breton ? Bien réelle, pour Rivoire, qui rappelle que Bolloré a "assumé" avoir évincé le documentaire lors d'un comité d'entreprise de Canal+, le 3 septembre 2015. Il rappelle également la réponse (quinze jours plus tard) d'une représentante de la direction de Canal+ à une question sur la censure du documentaire: "La direction tient avant tout à défendre les intérêts du groupe Canal, et estime qu'il est donc préférable d'éviter certaines attaques frontales ou polémiques à l'encontre des partenaires actuels ou futurs du groupe."

En tant que rédacteur en chef adjoint de Spécial Investigation, le journaliste est particulièrement bien placé pour observer les effets de cette reprise en main. Au pôle investigation de la chaîne, depuis quelques mois, "on reçoit beaucoup moins de projets d'investigation, et on ne nous envoie plus aucun projet d'enquête sur le monde bancaire. Malheureusement, je crois que le message est passé."

De son petit tas de documents, Rivoire extrait une liste : la liste de sujets retoqués par le "comité d'investigation de Canal+" - réunion qui se tient tous les deux mois, au cours de laquelle sont validés les projets d'enquête. Alors que sous l'ancienne direction, "80 à 90%" des sujets étaient retenus en moyenne, depuis la reprise en main de Bolloré, les choses sont nettement moins simples: "Au dernier comité d'investigation, nous avons proposé à la direction onze projets d'enquête. On a eu sept refus." Il égrène la liste des sujets dont on n'entendra pas parler sur la chaîne cryptée : "Volkswagen, entreprise de tous les scandales", "Le monde selon YouTube", "François Homeland" (une enquête sur le président et les guerres), "Attentats: les dysfonctionnements des services de renseignement", "Les placards dorés de la République" (sur les emplois fictifs dans la haute fonction publique), "La répression made in France" (sur comment la France exporte des matraques électriques, et autres outils de répression, à des régimes pas toujours recommandables), et enfin, "Nutella, les tartines de la discorde", également refusé. Nutella? Peut-être un lien avec le fait que le groupe Ferrero, qui détient la marque de pâte à tartiner, figure parmi les 50 plus gros annonceurs de France (avec, de surcroît, 76% de son budget pub destiné à la TV) ? Dans ce top 50 figurent également... Volkswagen et Google, qui possède YouTube. 

Acte 2

Patrick Bloche aussi est venu avec son lot de papiers: imprimée à l'intérieur d'une couverture cartonnée, sa proposition de loi sur les médias, qui va être examinée le 8 mars prochain. Il assure qu'avec elle, des gens comme Rivoire seront protégés. Rivoire n'y croit pas du tout. Brouillon de loi contre lettres menaçantes : sur le plateau, c'est papier contre papier.

Bloche brandit l'article de sa proposition de loi qui concerne les comités d'éthique: "La loi va rendre obligatoire les comités d'éthique, et va s'assurer que ces comités sont indépendants vis-à-vis des actionnaires", avance le député.

Pour s'assurer que ces grands principes seront appliqués, la proposition de loi désigne un gendarme: le CSA. Un fonctionnement qui ne convainc pas du tout le syndicat majoritaire chez les journalistes, le Syndicat national des journalistes (SNJ). "Le CSA comme garant de l’indépendance, de l’honnêteté et du pluralisme de l’Information: c’est un véritable cauchemar!" réagissait le SNJ dans un communiqué publié le 28 janvier dernier.

"L'instance de régulation de l'audiovisuel en France a son président nommé par le pouvoir exécutif: quelle est son indépendance?" abonde Rivoire. Julia Cagé n'est pas non plus convaincue: le CSA a un vrai problème de transparence, estime l'économiste. Le processus de nomination des dirigeants de l'audiovisuel public en est un exemple. Verdict de l'économiste: "Je pense qu'il n'y a rien de négatif dans cette proposition de loi. Tout ce qui est dedans va dans le bon sens. Mais rien ne va assez loin", estime Cagé. L'économiste propose de mettre en place une sorte de "super-CSA" : une commission paritaire commune à tous les médias, où siégeraient des journalistes, des actionnaires de médias et de représentants de l'Etat. 

Acte 3

Le député assure pourtant avoir déjà fait beaucoup: "Cette proposition de loi est mal vécue par tous les possesseurs de médias, que ça soit la presse écrite ou la presse audiovisuelle. Pendant les auditions, j'en prends plein la gueule!", se défend-il. Quant au "super-CSA" de Cagé, il ne lui paraît pas nécessaire : la menace, par le CSA, de suspendre les autorisations de diffusion des chaînes et stations de radio est déjà un outil suffisamment contraignant, estime-t-il.

"Vous êtes à côté du problème!" lui lance le journaliste de Canal+. Qui, pour le prouver, dégaine un nouveau papier. "En quoi votre proposition de loi aurait changé quelque chose dans la censure très grave qui se déroule à Canal+ depuis huit mois? Quand nous avons été censurés, nous nous sommes défendus auprès de la direction de Canal+, nous n'avons pas été entendus. (...) J'ai décidé de prendre un mandat syndical pour aller défendre la liberté éditoriale de cette émission [Spécial investigation] et de cette chaîne au comité d'entreprise. Qu'a fait la direction nommée par Bolloré ? [Elle m'a envoyé] cette lettre, qui me convoquait à un entretien préalable au licenciement. Personne n'a bougé dans la majorité gouvernementale", raconte le journaliste, en brandissant la feuille à en-tête de Canal. 

Acte 4

Point aveugle de la proposition de loi du député socialiste: la lutte contre la concentration. Dès 1983, le Premier ministre de François Mitterrand, Pierre Mauroy, défendait une loi contre "le pouvoir de l'argent" et des grands patrons de presse – à l'époque, ils ne s'appelaient pas Bolloré ou Drahi, mais Hersant. Et depuis? Depuis, "trente années de renoncement" des socialistes à légiférer sur cette question, regrettent les réalisateurs Gilles Balbastre et Yannick Kergoat dans Les Nouveaux chiens de garde (2012).

En 2011 pourtant, on a bien cru que cela allait changer: la lutte contre la concentration était dans le programme du PS en 2011, rappelle Julia Cagé. Promesse... rédigée par Bloche lui-même, qui était à l'époque secrétaire national aux médias. Pourquoi y avoir renoncé depuis ? Le député louvoie : "Cela n'a pas été arbitré, parce que François Hollande a fait un autre choix...". Jean-Baptiste Rivoire a une explication plus radicale : "Ce que je finis par penser, c'est que Vincent Bolloré et François Hollande ont un intérêt conjoint à étouffer l'investigation. C'est leur intérêt mutuel"

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