Tempête dans une tasse de café
Obsessions
Obsessions
chronique

Tempête dans une tasse de café

Ma chronique non publiée par "Libération"

Chaque vendredi depuis 2003, j'envoie ma chronique Médiatiques à Libération. Elle est en général publiée en ligne au cours du week-end, et toujours dans le journal le lundi suivant. Les lectrices et lecteurs ne l'y trouveront pas aujourd'hui. Voici pourquoi.

A la non-publication de cette chronique, décidée dans la journée de dimanche 14 septembre, la direction du journal m'a donné deux raisons. D'abord, les développements évolutifs et imprévisibles de "l'affaire Legrand-Cohen". Et aussi, une obligation de protection vis à vis de Thomas Legrand, salarié du journal.

Voici cette chronique, que j'ai décidé de publier ici, comme une pièce supplémentaire au dossier de la difficulté de critiquer un média à l'intérieur même de ce média.

Reconnaissons-le d'emblée : cela fait mal au ventre, dans l'affaire du café médiatico-socialiste Legrand-Cohen, d'accorder quelque point que ce soit à la ministre trumpiste Rachida Dati, et à la volière de perroquets des médias Bolloré qui n'ont, avec les bonnes pratiques du journalisme, qu'un rapport lointain. 

Mais pourquoi ces attaques de l'extrême droite -et de la mélenchonnie- contre Thomas Legrand et Patrick Cohen ont-elles porté ? D'abord, parce que les conseils tactiques avisés de Legrand à deux dirigeants PS, autour d'un café dans une brasserie parisienne en juillet, sont tout de même dérangeants, déontologiquement parlant. Outre le passage "On fait ce qu'il faut pour Dati" sur lequel Legrand, par ailleurs éditorialiste à Libération, s'est expliqué dans ces colonnes, les deux extraits les plus problématiques concernent Raphaël Glucksmann, candidat potentiel de gauche à la présidentielle. 

D'abord, on entend Legrand conseiller aux deux socialistes comment positionner le produit Glucksmann au centre de l'offre politique, en élargissant cette dernière jusqu'aux frontières de la macronnie : "Le champ, c'est de Ruffin à Canfin, pas de Ruffin à Glucksmann. […] L'intérêt de Canfin, c'est d'élargir la bordure pour que Glucksmann soit plus au milieu !" Par ailleurs, on l'entend se vanter de l'influence de France Inter pour amener vers le "bon vote" de second tour une catégorie d'électeurs. "Le marais centre-droit/centre-gauche, on ne les entend pas beaucoup, mais ils écoutent France Inter." La scène conforte irrésistiblement le story telling obsessionnel de ladite extrême droite, sur ce service public audiovisuel "payé avec notre argent", et qui roulerait pour la gauche. Et plus largement le stéréotype, omniprésent dans toutes les sphères de la société, bien au-delà de l'extrême droite et de la gauche de la gauche, du journaliste politique connivent avec les puissants. Bref, OK, devant des responsables politiques, un journaliste politique ne devrait pas dire ça.

En dézoomant un peu, ce que l'on voit, dans les extraits vidéo -partiels et largement montés- diffusés par le magazine d'extrême droite l'Incorrect, c'est un journaliste qui joue. Qui joue à exhiber à ses interlocuteurs son influence et celle de sa station. A leur expliquer, à eux, pros de la chose, les bases de la tactique politique. Il est grisant, il est vrai, de jouer à la popol avec les puissants. De co-construire avec eux l'espace de ce qui pourra être révélé au public et de ce qui devra rester "off", espace implicitement balisé entre eux une fois pour toutes, si bien qu'il n'est même plus besoin de préciser que "bien entendu, c'est off". Toutes les règles non dites de ce jeu sont documentées par quelques "repentis", dont le dernier en date est le journaliste de Libé Rachid Laïreche, qui "a passé huit ans dans la bulle des journalistes politiques" (Il n'y a que moi que ça choque ? Les Arènes, 2023). Laïreche, sur sa corporation : "On livre une vision déformée et déprimante de la chose publique, des lois, des réformes. On oublie les retombées dans la vraie vie. Nous sommes obsédés par la stratégie. On entretient des relations tordues, ambivalentes, malsaines avec les élus." Etc etc. Mais c'est un jeu inavouable. Même les plus apparemment anodines scènes de coulisses (les plaisanteries de buvette de l'Assemblée, le tutoiement, les bisous), ne doivent pas être aperçues du public.

Pourtant quelle tempête, dans cette tasse de café ! Voici qu'un député RN claironne qu'il va saisir rien moins que le procureur. Voici qu'un large collectif de sénateurs de droite, aussitôt invités par Pascal Praud, annoncent saisir l'ARCOM. Laquelle, s'auto-intronisant arbitre suprême des propos de bistrot, et sur la base de ces extraits montés, convoque les présidentes de France Inter et France Télévisions. Quel miraculeux souci général des bonnes pratiques journalistiques !

Dans la vraie vie, cette proximité médiatico-politique, cette dévorante passion réciproque, n'interdisent pas, au moment d'écrire, l'indépendance de la plume. Et seul l'imprimé, ou le prononcé à l'antenne, devraient être justiciables de la critique des médias (ou de l'ARCOM, pour l'audiovisuel). Mais là comme ailleurs, la barbarie trumpiste, et la trouille qu'elle suscite, ont fait voler en éclats ces vieilles règles.

Dans ce nouveau monde, le renoncement de Thomas Legrand à continuer de présenter son émission de France Inter, En quête de politique, est l'issue la plus honorable qui pouvait être trouvée. Entre le service public, et l'extrême droite médiatique qui brandit la déontologie en la foulant aux pieds, cette issue permet de rappeler l'antique ligne rouge. Ecoutez la différence ! proclamait le slogan de France Inter, au siècle dernier. Il est plus pertinent que jamais.

Le blog Obsessions est publié sous la seule responsabilité de Daniel Schneidermann, sans relecture préalable de la rédaction en chef d'Arrêt sur images.

Partager cet article Commenter

 

Cet article est libre d’accès
En vous abonnant, vous contribuez
à une information sur les médias
indépendante et sans pub.

Déjà abonné.e ?

Lire aussi

Voir aussi

Ne pas manquer

DÉCOUVRIR NOS FORMULES D'ABONNEMENT SANS ENGAGEMENT

(Conditions générales d'utilisation et de vente)
Pourquoi s'abonner ?
  • Accès illimité à tous nos articles, chroniques et émissions
  • Téléchargement des émissions en MP3 ou MP4
  • Partage d'un contenu à ses proches gratuitement chaque semaine
  • Vote pour choisir les contenus en accès gratuit chaque jeudi
  • Sans engagement
Devenir
Asinaute

5 € / mois
ou 50 € / an

Je m'abonne
Asinaute
Généreux

10 € / mois
ou 100 € / an

Je m'abonne
Asinaute
en galère

2 € / mois
ou 22 € / an

Je m'abonne
Abonnement
« cadeau »


50 € / an

J'offre ASI

Professionnels et collectivités, retrouvez vos offres dédiées ici

Abonnez-vous

En vous abonnant, vous contribuez à une information sur les médias indépendante et sans pub.