Sur les "40 bébés décapités" de Kfar Aza
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Sur les "40 bébés décapités" de Kfar Aza

"On a coupé la tête à des enfants et à des femmes. On parle de familles entières qui ont été décimées. Pas moins de quarante enfants ont été exécutés, éventrés. Parmi eux, des bébés".  Celui qui raconte ainsi, sur l'antenne de BFM, mardi après-midi, s'appelle Mael Benoliel. Il est journaliste à la chaîne franco-israélienne i24News, qui appartient au même groupe (Altice, groupe Drahi) que BFM. "Et des localités comme Kfar Aza, ajoute-t-il, il y en a en gros une quinzaine le long de cette frontière".

Dans l'extrait posté par la chaîne, et titré sur "les horreurs qu'il a constatées", personne n'interrompt son récit, ému et décousu. Personne ne lui pose de question. Personne ne lui demande s'il les a vus lui- même, les enfants "exécutés, éventrés". La question, sans doute, serait jugée indécente.

Sur son compte Twitter, Mael Benoliel se présente comme "producteur et fixeur". BFM diffuse aussi une de ses interventions sur le terrain, au kibboutz attaqué. "C'est un tour organisé par Tsahal, il s'agit de montrer au monde ce que le Hamas, ce que le Djihad islamique a fait à des innocents, à des civils. On parle d'enfants, de femmes à qui on a coupé la tête. Il y a évidemment beaucoup de corps de terroristes. La synagogue qu'on a voulu nous montrer aussi, dans laquelle il y a eu...un génocide. Mais au dernier moment, le porte-parolat de Tsahal a décidé que...c'était suffisant, et qu'on ne pouvait pas tout montrer non plus. On vous enverra évidemment des images de tout ce qu'on a pu filmer ici".

Sur la chaîne i24News, sa consoeur Nicole Zedek, elle aussi présente au kibboutz de Kfar Aza, cite également le chiffre de 40 bébés, évacués sur des brancards. Mais cette fois, elle est interrogée en plateau. S'agit-il bien 40 bébés morts ? Réponse : "c’est ce qu’un commandant m’a dit". Le nombre total de victimes, précise-t-elle, n’est pas encore déterminé. Dans un autre duplex, la journaliste précise que "l’un des commandants ici présents a déclaré qu’au moins 40 bébés avaient été tués". Et elle précise : "Certains d’entre eux ont eu la tête coupée. "

Dans l'après-midi d'hier, Checknews tente d'enquêter sur l'origine de ce chiffre de 40 bébés assassinés. Contacté, Benoliel précise  qu’il n’a pas vu lui-même "d’enfants tués ou décapités, ce sont des témoignages de soldats". Et liste ses interlocuteurs : "Nous avons ainsi rencontré un premier soldat, Michaël, médecin réserviste habitant près de Tel-Aviv, qui nous dit que dès les premières heures sur place, il dénombre 40 jeunes enfants exécutés, mais sans nous dire comment ils ont été tués. Un second soldat, David [David Ben Zion, voir tweet plus haut, précise Check News], nous parle, lui, de femmes et d’enfants décapités. Un troisième soldat, enfin, qui était là mais qui évoquait des atrocités dans une autre commune, évoque des victimes découpées en morceaux." 

Comme le note CheckNews, Nicole Zedek est ensuite sur Twitter "un peu moins affirmative, affirmant : «Des soldats m’ont dit qu’ils pensaient que 40 bébés /enfants avaient été tués. Le nombre exact de morts est encore inconnu alors que l’armée continue de se rendre de maison en maison pour trouver de nouvelles victimes israéliennes.»"

Quant aux porte-parole de l'Armée israélienne, dans la journée de mardi, ils se contredisent sur le sujet. Checknews toujours : "Interrogé par le site d’information américain Business Insider, le major et porte-parole de l’armée israélienne, Nir Dinar, aurait affirmé, selon le média, «que ses soldats avaient trouvé les cadavres décapités de bébés à Kfar Aza, un kibboutz près de Gaza». «Le porte-parole a dit à Insider que même s’il n’avait pas vu d’images ou de vidéos lui-même, ‘‘des soldats sur le terrain qui sont là me l’ont dit’'», ajoute le site. En revanche, l’agence de presse turque Anadolu assure dans la soirée, que «l’armée israélienne [lui] indique ne pas disposer d’informations confirmant les allégations de décapitation de bébés par le Hamas». Ce qui n'empêche pas le compte Twitter de l'Etat d'Israël de publier un visuel sur les "40 bébés massacrés", visuel repris notamment par l'ambassade d'Israël à Paris.

En énumérant ces précisions, je ne tente nullement de réfuter l'information selon laquelle quarante bébés ont été décapités par les assaillants du Hamas à Kfar Aza. A l'heure où les reporters de i24news font leurs duplex, comme ils le précisent eux-mêmes, l'armée est encore en train de fouiller, une par une, les maisons du kibboutz, pour recenser les victimes. Quant à la contradiction entre le tweet de l'Etat d'Israël et la citation du porte-parole à l'agence turque Anadolu, elle peut parfaitement s'expliquer par la panique ambiante. Mais je me souviens des bébés prétendûment assassinés dans les couveuses, au Koweit, par Saddam Hussein, fake news qui servit, en 1990, à justifier l'entrée en guerre des occidentaux contre l'Irak. Je me souviens surtout, lors de la révolution roumaine de 1989, du faux charnier de Timisoara, qui révéla au monde que oui, les images peuvent mentir, et fut indirectement à l'origine de la création d'Arrêt sur images, six ans plus tard, sur La Cinquième.

C'est parfois un sale boulot, reporter. Ne croire que ce que l'on a vu, de ses yeux vu. Et si on ne peut pas voir soi-même, interroger ceux qui ont vu. Leur faire préciser leurs récits s'ils ne sont pas assez précis. Se faire flics, ou notaires, en ayant parfaitement conscience de l'indécence de ces demandes de précisions. Morts ? Vivants ? Egorgés ? Eventrés ? Décapités ? Et combien ? Vingt ? Trente ? Quarante ? Davantage ? Poser ces questions, en sachant leur caractère dérisoire.  Comme si trente ou vingt bébés massacrés, ce n'était exactement pas la même horreur que quarante. Mais les poser tout de même, ces questions. Pour l'amour sans espoir de cette éternelle victime de toutes les guerres : la vérité. 

 A l'heure où j'écris, ce mercredi matin, le correspondant du Monde Samuel Forey, lui aussi présent mardi à Kfar Aza, signale : "Personne ne m'a parlé de décapitations, encore moins d'enfants décapités, encore moins de 40 enfants décapités". Dans son reportage, tout en écrivant "ce que j'ai vu hier à Kfar Aza était terrible", il précise que si "des rumeurs de multiples décapitations d'enfants ont circulé", "aucun officiel israélien ne les a, pour l'heure, confirmées."


 


Le blog Obsessions est publié sous la seule responsabilité de Daniel Schneidermann, sans relecture préalable de la rédaction en chef d'Arrêt sur images.

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