Vichy, Lechypre et la capitalisation
Les énervé·es
Les énervé·es
chronique

Vichy, Lechypre et la capitalisation

Depuis ce matin, Emmanuel Lechypre prend un sacré bouillon. Le gaillard éditocrate de BFMTV a voulu citer Vichy, et quand on s'appuie sur Vichy en France pour assoir un raisonnement, ce n'est jamais très heureux. On est sur BFMTV donc, mardi 7 février, il est 21 h 27, Philippe Martinez, patron de la CGT est là. Ce qui donne cet extrait vu plus de 900 000 fois. Lechypre lance à Martinez : "Bah moi je vous lis ce qu'il y a écrit dans la loi du 14 mars 1941, la loi sur la répartition." 1941 ? "J'étais pas né", pique Philippe Martinez, patron de la CGT. Mais Lechypre tient à citer le texte : "Lorsque le nombre des retraités croit avec l'élévation de l'âge moyen de la population, le service massif des pensions impose un fardeau insupportable aux éléments productifs." Moment de flottement. Martinez reprend :  "Je pense que la France était pas dans son meilleur état… Vous avez le droit de prendre des références de Vichy, mais…" La présentatrice, Aurélie Casse, ne cache pas non plus son malaise : "Oui parce que 41, Emmanuel…"

Et puis hop, ça bafouille ça cafouille, et on sait en France, depuis le 18 décembre 2022, qu'il ne faut pas bafouiller devant un Martinez (on t'aime Randal). Bref, Lechypre face au cégétiste en chef est tout penaud, et dit : "Je vérifierai." De quoi nous rappeler la matinale d'Inter hier, dans laquelle Léa Salamé avait affirmé qu'elle vérifierait les dires du chercheur Michael Zemmour sur les mensonges gouvernementaux concernant les pensions minimales à 1 200 euros. Spoiler : si elle a vérifié, elle a oublié d'utiliser ses nouvelles connaissances pour contredire Gérard Larcher, son invité de ce matin, mais passons. 

La séquence de Lechypre qui dit "je vérifierai" a outré. Citer Vichy pour défendre un énième flingage du système hérité du Conseil national de la Résistance (CNR), c'est de la haute voltige, un truc à faire passer Nadia Comaneci pour une joueuse de marelle. Quand on visionne la séquence originale, on voit que Lechypre essaye ensuite de justifier cet usage délicat : il voulait mettre en avant "cette idée de l'équation démographique", assure-t-il. "C'était déjà cette idée qu'on pouvait faire tout ce qu'on voulait en matière de cotisations etc., y a un moment où l'équilibre serait compliqué." Ipso facto, que la réforme est nécessaire : avançons l'âge de la retraite, car trop de retraité·es, et pas assez de cotisant·es, on connait la ritournelle, on dirait du Sardou.

Mais Lechypre a une autre idée derrière la tête, comme le montre le reste de la séquence, non diffusée sur Twitter. Ce qu'il défend, lui, c'est la capitalisation, comme quand il demande à Martinez : "La capitalisation au sens collectif (sic), c'est quelque chose qui vous paraît inconcevable ?" La capitalisation, le journaliste la défendait déjà en 2020 sur le plateau de BFM Business. 

Ironie de l'histoire,  le passé vichyste de la répartition est un épouvantail brandi à qui mieux-mieux par tous ceux qui veulent mettre à mal le système de retraite. Dans le Monde, en janvier 2020, le professeur Philippe Simmonot tapait fort sur "ce pillage" qui serait "la faute à Pétain" espérant un retour à la capitalisation. Ou encore, le professeur en sciences de gestion Olivier Babeau, habitué des plateaux, qui écrivait en janvier 2023 : "Les Français seraient «attachés à leur système de retraites par répartition». Vu la faiblesse des pensions que produit cette invention de Pétain (eh oui), c’est un attachement qui relève du syndrome de Stockholm. On devrait plutôt dire qu’on ne sait pas comment sortir du Ponzi…" Or Babeau est un fervent défenseur de la capitalisation pour financer les retraites – comme il me l'a rappelé lors d'un récent entretien qu'il m'a accordé, dans le cadre d'un portrait à venir sur notre site. 

Après le bad buzz de Lechypre, même Eugénie Bastié du Figaro a tenu à rappeler : "Les incultes qui s’indignent devraient savoir que le système de retraites par répartition que la gauche veut à tout prix sauver a été inventé par Vichy. Et oui pas si simple." Pas si simple en effet, comme le rappelle le doctorant Léo Rossel : si la répartition est mise en place sous Pétain, c'est dû "à l'échec de la capitalisation". Quant à la répartition, cela faisait belle lurette qu'elle était discutée. Et même, concernant les caisses d'assurance-maladie, mise en place dès les années 1930. Il y a aussi quelques écarts manifestes – ne serait-ce que par son degré d'ambition – entre la loi relative à l'allocation aux vieux travailleurs salariés de 1941, et le système universel des retraites avec ses caisses gérées entre représentants du salariat et du patronat, développé dans les ordonnances de 1945. Pétain a inventé la retraite par répartition comme Ikea les meubles. 

Au fond, comme tout pourfendeur primesautier de la répartition, Lechypre s'est fait prendre à son propre jeu en mobilisant Vichy, même si c'est visiblement sans le vouloir (vraiment). Mais tout est là :  le régime de Pétain peut être invoqué, peu importe sous quel angle, pour démonter dans tous les sens la retraite par répartition héritée de la Libération. Ce qui intéresse ceux qui mobilisent ces temps sombres, c'est que l'individu prenne en main sa vieillesse, qu'il mise en bourse ses petites réserves – s'il arrive à en avoir –, en espérant des gains ; et au risque de lourdes pertes. Mais ça vaut mieux que faire ce choix terrible de prendre tout de suite une part de la richesse créée, pour la reverser aux gens qui ont été salariés toute leur vie. Parce que, voilà, ça fait pression sur les entreprises, et donc sur l'emploi et la croissance, enfin mettez ça dans l'ordre que vous voulez. Vichy vaut bien quelques points de PIB. Et du bénéf' pour les fonds de pension. 

Partager cet article Commenter

 

Cet article est libre d’accès
En vous abonnant, vous contribuez
à une information sur les médias
indépendante et sans pub.

Déjà abonné.e ?

Lire aussi

Il ne fallait pas inviter Mila sur BFM

Mila Orriols n'est plus seulement une "jeune femme harcelée" : c'est une influenceuse d'extrême droite

Iran-Israël : difficile de suivre une actu complexe avec des flash info

"Riposte" ou "attaque" de l'Iran ? Ça dépend du point de vue...

Retraites : la presse menacée d'expulsion "par la force" à l'Assemblée

Des journalistes forcé·es de quitter la salle… d'une commission ouverte à la presse

Voir aussi

Ne pas manquer

DÉCOUVRIR NOS FORMULES D'ABONNEMENT SANS ENGAGEMENT

(Conditions générales d'utilisation et de vente)
Pourquoi s'abonner ?
  • Accès illimité à tous nos articles, chroniques et émissions
  • Téléchargement des émissions en MP3 ou MP4
  • Partage d'un contenu à ses proches gratuitement chaque semaine
  • Vote pour choisir les contenus en accès gratuit chaque jeudi
  • Sans engagement
Devenir
Asinaute

5 € / mois
ou 50 € / an

Je m'abonne
Asinaute
Généreux

10 € / mois
ou 100 € / an

Je m'abonne
Asinaute
en galère

2 € / mois
ou 22 € / an

Je m'abonne
Abonnement
« cadeau »


50 € / an

J'offre ASI

Professionnels et collectivités, retrouvez vos offres dédiées ici

Abonnez-vous

En vous abonnant, vous contribuez à une information sur les médias indépendante et sans pub.